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Arendt, Du mensonge en politique

Centres étrangers • Juin 2021

Arendt, Du mensonge en politique

Explication de texte

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • Nous avons tendance à condamner le mensonge. Mais n’est-il pas aussi une marque du pouvoir que nous avons de ne pas être entièrement soumis à la réalité, et donc une façon d’expérimenter notre liberté ?

 

 Expliquez le texte suivant :

Un des traits marquants de l’action humaine est qu’elle entreprend toujours du nouveau, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu’à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui préexistait et de la modification de l’état de choses existant. Ces transformations ne sont possibles que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité. Autrement dit, la négation délibérée de la réalité − la capacité de mentir −, et la possibilité de modifier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination. Car il ne va pas de soi que nous soyons capables de dire : « le soleil brille », à l’instant même où il pleut (certaines lésions cérébrales entraînent la perte de cette faculté) ; ce fait indique plutôt que, tout en étant parfaitement aptes à appréhender le monde par les sens et le raisonnement, nous ne sommes pas insérés, rattachés à lui, de la façon dont une partie est inséparable du tout. Nous sommes libres de changer le monde et d’y introduire de la nouveauté. Sans cette liberté mentale de reconnaître ou de nier l’existence, de dire « oui » ou « non » − en exprimant notre approbation ou notre désaccord non seulement en face d’une proposition ou d’une déclaration, mais face aux réalités telles qu’elles nous sont données, sans contestation possible, par nos organes de perception et de connaissance – il n’y aurait aucune possibilité d’action.

Hannah Arendt, Du mensonge en politique, 1972.

 

Les clés du sujet

Repérer le thème et la thèse

Dans ce texte, Arendt s’interroge sur ce qui rend possible la liberté humaine.

Elle démontre que la liberté de l’homme résulte de sa capacité à s’affranchir de l’emprise de la réalité par son imagination. Cette faculté rend possibles ces expériences concrètes de la liberté que sont l’action et le mensonge.

Dégager la problématique

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Repérer les étapes de l’argumentation

Tableau de 3 lignes, 2 colonnes ;Corps du tableau de 3 lignes ;Ligne 1 : 1. Agir, c’est modifier le réel(l. 1 à 8); Arendt définit d’abord le pouvoir d’agir propre à l’homme comme un pouvoir créateur. Mais l’homme crée-t-il à partir de rien ?Elle met en évidence le fait qu’une création est en soi une transformation du réel, qui suppose une mise à distance de celui-ci par l’imagination.; Ligne 2 : 2. L’imagination nous libère de la réalité(l. 8 à 17); Dans un deuxième temps, Arendt définit l’imagination comme la capacité que nous avons de nous libérer du réel.Ce qui conditionne notre pouvoir d’agir mais aussi de mentir, c’est la même capacité libératrice.; Ligne 3 : 3. L’imagination fait de nous des hommes libres(l. 18 à 23); De là, Arendt conclut que c’est cette faculté qui nous rend libres, parce qu’elle nous permet de changer le monde.A contrario, si nous adhérions pleinement à la réalité, nous lui serions entièrement soumis.;

Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.

Introduction

[Question abordée] Dans cet extrait de Du mensonge en politique, Arendt se demande ce qui fait de l’homme un être libre. Nous pourrions croire que l’homme est libre parce que doté d’une raison qui lui permet de connaître la réalité. Mais n’est-il pas possible de faire de notre liberté une expérience plus concrète ? [Thèse] Arendt démontre ici que la liberté de l’homme résulte avant tout de sa capacité à s’affranchir de l’emprise de la réalité par son imagination, qui lui permet d’agir et de mentir.

[Problématique et annonce du plan] Pour démontrer cela, Arendt définit d’abord le pouvoir d’agir propre à l’homme comme un pouvoir créateur. Mais l’homme crée-t-il à partir de rien ? Elle met alors en évidence le fait que toute création suppose une mise à distance du réel par l’imagination (l. 1 à 8). Mais cette dernière n’est-elle pas qu’une faculté fantaisiste sans implication pratique ? Dans un deuxième temps, Arendt définit l’imagination comme ce qui conditionne notre pouvoir d’agir mais aussi de mentir (l. 8 à 17). De là, elle conclut que c’est cette faculté qui nous rend libres (l. 18 à 23).

1. Agir, c’est modifier le réel

A. Le pouvoir d’agir propre à l’homme est un pouvoir créateur

Arendt ouvre sa démonstration en montrant que si l’homme « agit », c’est dans la mesure où il introduit du « nouveau » dans le monde : il modifie la réalité. De fait, alors que dans la nature tout se répète puisque tout phénomène produit toujours le même effet (le monde naturel est régi par les lois nécessaires que sont les lois physiques), les hommes ont la capacité de créer des actions qui n’ont jamais eu lieu.

à noter

Arendt explique qu’il n’existe pas d’action dans la nature : « l’action, pour être libre, doit être d’une part libre de motif et d’autre part de son but visé comme effet prévisible. »

Mais en quel sens entendre cette création ? Pour l’homme, créer, ce n’est pas faire surgir quelque chose « à partir du néant », comme le ferait un démiurge. Agir, précise-t-elle, ce n’est pas rompre avec la réalité, mais la transformer.

B. Créer, c’est transformer le réel et le mettre à distance

Mais d’où vient ce pouvoir de transformation propre à l’homme ? Il n’est possible, dit Arendt, qu’en vertu de la faculté qu’a l’homme de « s’écarter par la pensée de son environnement ». Bien sûr, l’homme est inscrit dans la réalité, mais il a le pouvoir de ne pas y être entièrement immergé, dans la mesure où il peut « imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité ».

Le conseil de méthode

Votre commentaire de texte doit être ponctué des définitions des mots importants du texte, comme ici le terme d’imagination. C’est par cet effort d’analyse que vous éviterez la paraphrase.

Autrement dit, si l’homme est capable d’action, c’est parce qu’il est doué d’imagination. Il s’agit de cette faculté intellectuelle qui nous rapporte à l’avenir et par laquelle nous pouvons produire par notre esprit l’idée ou l’image d’une chose qui n’est pas là ou qui n’existe pas encore. De fait, imaginer, c’est partir du réel pour envisager l’une de ses modifications possibles.

[Transition] Mais en quoi l’imagination nous permettrait-elle de transformer la réalité ? N’est-elle pas cette faculté fantaisiste, qui nous permet tout au plus de nous extraire un moment du réel ?

2. L’imagination nous libère de la réalité

A. L’imagination nous permet d’agir et de mentir

Arendt met alors en évidence le caractère libérateur de cette faculté. Elle établit une analogie entre l’action et le mensonge : tous deux procèdent de l’imagination en tant que pouvoir de « négation délibérée de la réalité ». En effet, de la même façon que je ne peux agir que si j’envisage que la réalité pourrait être différente de ce qu’elle est, je ne peux mentir qu’à condition de pouvoir nier la réalité telle qu’elle est.

La nier, ce n’est pas délirer en refusant de voir ce qui est en face de nous. C’est refuser d’admettre que ce réel n’est pas susceptible d’être modifié. L’imagination est donc la « source » de l’action comme du mensonge, c’est-à-dire leur condition de possibilité.

B. Un exemple de mensonge

Arendt s’appuie alors sur un exemple de parole non conforme à la réalité. « Que nous soyons capables de dire “le soleil brille” à l’instant même où il pleut » n’est pas une défaillance de notre part, comme nous avons tendance à le croire quand nous envisageons le mensonge dans une perspective morale, mais un pouvoir. C’est ce qu’Arendt souligne encore en mentionnant l’existence de « lésions cérébrales » qui entraîneraient la perte de cette faculté de dissocier ce que nous disons et ce qui correspond à la réalité.

Si nous n’étions pas capables de former dans notre esprit l’idée que le soleil brille alors que ce n’est pas le cas, nous serions rivés à la réalité. Par conséquent, c’est bien notre imagination qui desserre les liens que « les sens et le raisonnement » tissent entre la réalité et nous. C’est bien en cela que, loin d’être seulement cette puissance « maîtresse d’erreur et de fausseté » qu’évoquait Pascal, notre imagination rend notre liberté possible.

l’auteur

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Blaise Pascal (1623-1662).

Mathématicien, philosophe et théologien, Pascal développe une critique de l’imagination, « cette superbe puissance ennemie de la raison qui se plaît à la contrôler et à la dominer ».

[Transition] Mais en quoi ce pouvoir d’agir et de mentir que l’imagination nous donne serait-il une bonne chose pour nous ? Imaginer, ce n’est pas connaître, or n’est-ce pas la connaissance qui nous libère ?

3. L’imagination fait de nous des hommes libres

A. Nous avons le pouvoir de changer le monde

Finalement, Arendt précise la portée de cette faculté qu’est l’imagination en faisant une hypothèse : si nous étions dépourvus d’imagination, que se passerait-il ? « Sans cette liberté mentale de reconnaître ou de nier l’existence », nous serions incapables de changer le monde. En d’autres termes, si nous pouvons, par l’imagination, nous détacher de la réalité, cette distance correspond finalement à un pouvoir de choisir.

Celui qui agit dans le domaine politique manifeste ainsi cette capacité : alors que la nature est faite de lois qui nous échappent, puisqu’elles sont nécessaires, le monde des hommes est contingent, tissé de lois juridiques que nous pouvons changer. Notre imagination nous projette dans l’avenir et nous fait entrevoir que ce qui est pourrait être différent. De la même façon, celui qui ment fait l’expérience de ce pouvoir : il peut choisir de travestir la réalité.

définitions

Ce qui est nécessaire ne peut pas être autrement, ne peut pas ne pas se produire. Ce qui est contingent (du latin contingentia, ce qui arrive, hasard) aurait pu ne pas être ou être autrement.

B. Sans l’imagination, nous serions soumis à la réalité

Capables d’envisager que le monde pourrait être différent et capables d’envisager ce qu’il pourrait être, nous acquérons par là la possibilité de changer le monde. Sans l’imagination, nous serions seulement tributaires de ce que nos sens ou notre raison nous disent de la réalité. Autrement dit, nous ne pourrions que constater l’état du monde tel qu’il est, et nous efforcer de le connaître, « par nos organes de perception et de connaissance ». Mais ce rapport à la réalité resterait alors empreint d’une forme de passivité : il serait « sans contestation possible », puisque nous ne choisissons pas le monde tel qu’il est.

Ainsi, c’est bien notre imagination qui nous projette dans le possible, et de ce fait, nous permet d’agir, c’est-à-dire d’introduire une rupture dans le cours du monde. C’est bien dans l’action que nous expérimentons notre liberté.

Conclusion

En définitive, Arendt démontre ici que la liberté n’est pas un simple attribut de la volonté, mais ce dont nous faisons l’expérience concrète à travers nos actions. Et cette expérience n’est rendue possible que par l’existence en nous de l’imagination, cette faculté qui nous permet de nous défaire de l’emprise de la réalité, d’envisager un changement et d’y œuvrer.

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