Annale corrigée Explication de texte

Arendt, La Crise de la culture

L'art

L'ART

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Explication de texte

Arendt, La Crise de la culture

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • Pour quelles raisons La Joconde nous fascine-t-elle à ce point ? Au-delà de la dimension historique et esthétique de l'œuvre, ce que nous entrevoyons dans le regard de Mona Lisa, n'est-ce pas l'éternité d'une œuvre qui subsistera bien longtemps après notre mort ?

Expliquez le texte suivant :

Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et œuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'œuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. 

Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1968.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

Les clés du sujet

Repérer le thème et la thèse

Hannah Arendt s'interroge ici sur la spécificité de l'œuvre d'art.

Elle démontre que la singularité et la supériorité de l'œuvre d'art tiennent à ce qu'elle incarne une forme de défi humain adressé au temps, en raison même de son inutilité.

Dégager la problématique

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Repérer les étapes de l'argumentation

Tableau de 2 lignes, 2 colonnes ;Corps du tableau de 2 lignes ;Ligne 1 : 1. La spécificité de l'œuvre d'art parmi les objets artificiels (l. 1 à l. 11); Arendt établit d'abord la singularité de l'œuvre d'art, en répartissant les objets produits par l'homme en quatre catégories correspondant à quatre types d'inscriptions dans le temps : l'œuvre d'art se distingue de l'« objet d'usage », mais aussi des « produits de consommation » et des « produits de l'action ».Mais comment expliquer que l'œuvre d'art soit plus durable que n'importe quel objet ?; Ligne 2 : 2. La supériorité de l'œuvre d'art (l. 11 à l. 22); De là, elle établit la supériorité essentielle de l'œuvre d'art, en énonçant les raisons pour lesquelles elle est plus durable que tout autre objet : c'est, dit Arendt, que l'œuvre d'art est inutile dans la perspective de notre survie comme de notre vie pratique. Étrangère au monde du besoin, elle ne s'épuise pas dans la satisfaction qu'elle procure.;

Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.

Introduction

définition

L'art désigne au sens large l'ensemble des productions humaines. L'œuvre d'art, plus spécialement, est l'œuvre propre aux beaux-arts, c'est-à-dire aux créations marquées par leur vocation esthétique.

[Question abordée] Dans cet extrait de La Crise de la culture, Arendt s'interroge sur la spécificité de l'œuvre d'art. En tant que produit de l'art humain – ars, en latin, signifie technique –, on pourrait penser que l'œuvre d'art est un objet artificiel comme un autre, dont la spécificité tiendrait simplement à sa vocation esthétique. [Problématique] Mais n'est-elle pas le seul objet artificiel qui résiste au passage du temps ? Et comment expliquer cela ? [Thèse] Arendt démontre que ce qui fait la supériorité de l'œuvre d'art tient à son inscription dans le temps : elle incarne un défi humain adressé au temps. Cela s'explique par son inutilité, à savoir son détachement essentiel vis-à-vis du monde du besoin et des nécessités de la vie. [Annonce du plan] Pour démontrer cela, Arendt part d'un examen des objets artificiels, répartis en quatre genres correspondant à quatre types d'inscriptions dans le temps. Mais comment expliquer que l'œuvre d'art soit plus durable que n'importe quel objet ? De là, Arendt établit la supériorité de l'œuvre d'art. C'est, dit-elle, que l'œuvre d'art est inutile dans la perspective de notre survie comme de notre vie pratique. Étrangère au monde du besoin, elle ne s'épuise pas dans la satisfaction qu'elle procure.

1. La spécificité de l'œuvre d'art parmi les objets artificiels

A. Œuvres d'art et objets d'usage

Qu'est-ce qui fait la spécificité de l'œuvre d'art ? Arendt ouvre sa démonstration sur une analyse large du champ des objets artificiels auquel appartient l'œuvre d'art, c'est-à-dire de ces objets issus des techniques et savoir-faire humains. À ceux-ci s'opposent les objets naturels, à savoir l'ensemble des objets non produits et non modifiés par l'homme. Parmi les objets artificiels, observe-t-elle, deux objets sont marqués par une certaine « permanence », autrement dit, par une inscription durable dans le temps. Les « objets d'usage », dont on se sert pour des besoins pratiques – une chaise, un vêtement –, disposent en effet d'une certaine durée : ils ne disparaissent pas lorsque nous nous en servons, mais, comme leur nom l'indique, ils s'usent, c'est-à-dire qu'ils offrent une résistance durable bien que passagère au temps, puisqu'il faudra des mois ou des années avant qu'ils deviennent impropres à remplir leur fonction.

De cette « durée ordinaire » des objets à vocation pratique, Arendt distingue cependant l'« immortalité potentielle » auxquelles tendent les œuvres d'art. Le terme peut sembler énigmatique, puisqu'une œuvre d'art ne vit et ne meurt pas. Cependant, cette œuvre, créée par l'homme, ne disparaît pas avec lui, et, de ce fait, peut apparaître comme une trace d'immortalité. Ce qui explique cela, c'est qu'un tableau, par exemple, n'a aucune valeur pratique : puisqu'on ne s'en sert pas, on ne peut donc l'user. Si son « immortalité » est « potentielle » (il n'est pas conçu en vue d'un certain usage, mais peut, au cours du temps, être détruit, perdu, oublié), il n'en reste pas moins que conservé, c'est-à-dire préservé de l'action érosive du temps et des hommes, il n'a en soi aucune raison de s'user, et, à terme, de disparaître.

B. Produits de consommation et produits de l'action

Arendt distingue alors ces objets durables de deux autres types de productions humaines, marquées, a contrario, par leur caractère éphémère. Les « produits de consommation » ont en effet une durée d'existence très réduite, puisqu'ils sont voués à la consommation : or, consommer, c'est détruire, faire disparaître une chose.

Les « produits de l'action », eux, ne doivent leur inscription dans le temps qu'à la faculté humaine d'en conserver la trace. Arendt donne trois exemples de ceux-ci : « les événements, les actes et les mots » disparaissent aussitôt qu'ils ont surgi. Autrement dit, ce que je dis disparaît dès que je l'ai dit, et ne doit son inscription durable qu'au fait qu'une personne l'aura écrit ou conservé d'une quelconque manière. Ce n'est ainsi que ressaisi dans le discours de l'historien qu'un événement historique pourra trouver une forme de permanence.

[Transition] En établissant une distinction entre les objets artificiels susceptibles de durer et ceux qui en tant que tels ne durent pas, Arendt met en évidence une hiérarchie des productions humaines selon une perspective temporelle. De fait, l'œuvre d'art est le seul objet artificiel qui prétend s'éterniser. Mais comment expliquer cela ?

Le conseil de méthode

Le correcteur évalue votre capacité à mettre en évidence la progression du raisonnement : il faut donc faire des transitions pour montrer quelle question reste en suspens à ce point de l'argumentation.

2. La supériorité de l'œuvre d'art

A. L'œuvre d'art s'adresse au monde

C'est précisément à cette question qu'Arendt entreprend de répondre dans un second temps de sa démonstration. À quoi tient le fait que seule l'œuvre d'art tende à l'immortalité ? Comment expliquer sa supériorité essentielle ? À la différence quantitative établie précédemment entre l'œuvre d'art et les autres objets artificiels (sa durée est supérieure à celle des autres), Arendt ajoute alors une perspective qualitative : autrement dit, la différence entre l'œuvre d'art et toute autre production humaine n'est pas seulement de degré, mais de nature. C'est que l'œuvre d'art est, parmi elles, la seule qui s'adresse au « monde », et non aux « hommes ».

Les œuvres d'art, dit-elle, sont « les plus mondaines des choses ». Mais que signifie cette étrange expression ? Si l'homme mondain est celui qui fréquente la bonne société, Arendt prête ici au terme une tout autre signification : dire que l'œuvre d'art tient sa supériorité du fait qu'elle est la plus « mondaine » des choses, c'est dire qu'elle ne s'adresse pas aux « hommes » – dont l'existence est très réduite dans le temps –, mais au « monde », c'est-à-dire à ce qui subsiste au-delà de la mort des hommes et des générations auxquelles ils appartiennent.

En d'autres termes, l'artiste ne s'adresse pas avant tout aux hommes de son époque ni à ceux de la suivante, et son œuvre ne l'empêchera pas, lui, de mourir : il s'adresse à l'ensemble des générations, à ce qui subsiste par-delà les naissances et les morts. Le monde, en ce sens, est constitué par l'ensemble des œuvres qui sont la marque de l'esprit humain, et se distingue en cela de la nature, ou monde naturel.

B. L'œuvre d'art appartient à la sphère de la liberté

à noter

L'art, dit Bergson dans Le Rire, « n'a d'autre objet que ­d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même ».

Mais d'où l'œuvre d'art tient-elle cette capacité à faire monde ? Arendt rappelle alors que les œuvres d'art ne peuvent être usées, ni consommées. En d'autres termes, elles n'ont pas de fonction pratique, et ne disparaissent pas dans la satisfaction qu'elles nous procurent. Et ce qui explique cela, c'est qu'elles sont par essence étrangères à la « sphère des nécessités de la vie humaine » : elles sont inutiles en ce sens qu'elles ne nous permettent ni de survivre, ni de vivre plus facilement. Bien sûr, on peut pervertir une œuvre d'art en l'instrumentalisant, en la consommant : mais écouter de la musique pour courir, est-ce se rapporter à elle en tant qu'œuvre d'art ? Comme le remarque Bergson, c'est bien parce que l'œuvre d'art nous affranchit du critère de l'utile selon lequel nous découpons ordinairement le réel qu'elle modifie notre perception et nous bouleverse.

De fait, l'œuvre d'art est en soi étrangère au monde de la nécessité qu'est le monde naturel. Ce qui est nécessaire, c'est ce sans quoi nous ne pouvons pas être : la « sphère de la nécessité » désigne ainsi celle du besoin, qui nous renvoie à notre animalité, en ce qu'elle nous inscrit dans la répétition et dans la cyclicité propres à la vie biologique. Le « monde » – fait de nos œuvres – s'élève ainsi au-delà du monde naturel dans lequel nous sommes pourtant inscrits en tant qu'hommes, rivés à la nécessité de satisfaire leurs besoins, de consommer pour produire. Et c'est bien notre capacité à créer des œuvres d'art qui nous émancipe de ce cycle permanent du besoin, et signe notre liberté, comprise comme pouvoir de nous affranchir de la nécessité ou de la seule vie biologique.

Conclusion

Ainsi, c'est par l'œuvre d'art que se constitue un monde proprement humain : c'est par elle que nous nous détachons de notre seule vie biologique, à laquelle toutes nos autres productions, aussi ingénieuses soient-elles, nous relient. Et c'est bien en cela qu'elle apparaît comme un défi adressé au passage du temps : si elle n'empêche personne de mourir, elle est du moins le signe d'une permanence des hommes au travers des cycles de la vie. Dès lors, c'est bien l'inutilité de nos œuvres d'art qui en fait la valeur.

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