Centres étrangers 2023 • Explication de texte
Sprint final
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Centres étrangers • Juin 2023
Bergson, Conférence de Madrid sur l’âme humaine
Explication de texte
Intérêt du sujet • La modélisation scientifique permet aujourd’hui d’anticiper l’évolution de phénomènes complexes, comme les épidémies. Mais ces prévisions sont-elles fiables lorsque interviennent le facteur humain et la liberté de décision ?
Expliquez le texte suivant :
Il est évident que, dans la matière, c’est la nécessité qui domine. Dans le monde matériel tout arrive fatalement. Le monde matériel, comme la science nous le présente, est une immense machine, une sorte d’horloge, dont les pièces s’ajustent parfaitement les unes aux autres ; tout en elle est mécanisme. Et lorsque, avec les habitudes scientifiques, nous considérons l’homme, nous sommes forcément poussés à le voir comme un mécanisme au milieu d’autres mécanismes, comme un être qui fonctionne automatiquement. Toute liberté semble impossible. Bien sûr, le sens commun proteste et a toujours protesté contre cette idée que l’homme serait une sorte d’automate. Il nous semble évident que la volonté jouisse du pouvoir de choisir. En ce moment, je suis libre, apparemment, de me tourner vers la droite ou vers la gauche. Vers la droite ? Ou vers la gauche ? Je me décide pour la droite. Voilà, selon les apparences, quelque chose d’incalculable, quelque chose de totalement imprévisible ; et l’on aura beau dire et répéter que la science, si elle disposait de données suffisantes, pourrait calculer d’avance tout ce qui arrive dans ce monde, cet acte semble écarter absolument le calcul et la prévision ; comme il serait également impossible de calculer une éclipse de Soleil si la Lune, au moment de se glisser entre le Soleil et la Terre, pouvait se dire : « Que vais-je faire ? Et si je faisais une farce à l’astronome qui est là, à me guetter ? » La liberté, si elle existe, est précisément cela : la faculté de tromper la science.
Bergson, Conférence de Madrid sur l’âme humaine (1916).
Les clés du sujet
Repérer le thème et la thèse
Le texte distingue le monde matériel, régi selon la science par un déterminisme strict, et l’âme humaine dotée, selon l’opinion commune, du pouvoir de choisir.
Bergson soutient que l’existence possible du libre arbitre relativise les prévisions de la science, car celle-ci ne peut ni tout calculer ni tout anticiper.
Dégager la problématique
Repérer les étapes de l’argumentation
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Question abordée] Le texte oppose deux évidences incompatibles : la nécessité observée dans le monde matériel est démentie par notre invincible sentiment de liberté. [Thèse] Bergson cherche moins à trancher ce paradoxe qu’à questionner les préjugés d’une science moderne trop tributaire d’une vision « mécaniste ». [Problématique] Le dynamisme de l’esprit ne tranche-t-il pas radicalement avec l’inertie de la matière ? [Annonce du plan] L’auteur commence par décrire le point de vue de la science (lignes 1-8) puis passe, exemple à l’appui, au témoignage de la conscience (lignes 8-13). Il use enfin d’une analogie plaisante pour élaborer une définition originale de la liberté (lignes 13-22).
1. La vision scientifique du monde exclut la liberté
A. La nature est dominée par la nécessité
L’observation du « monde matériel », c’est-à-dire de la nature, montre que tout y est dominé par la « nécessité ». Les phénomènes qui se produisent ne pouvaient pas ne pas arriver, ni arriver d’une autre manière, puisque ce sont des effets résultant de certaines causes qui les ont précédés. « Tout arrive fatalement », même s’il n’y a pas à proprement parler de destin (en latin fatum) mais un déterminisme naturel.
définition
La science fonde sa vision du monde sur le déterminisme, c’est-à-dire l’enchaînement nécessaire des causes et des effets selon des lois.
La nature est un ensemble de phénomènes régis par des lois. Cette idée imprègne profondément les savants, mais de telles « habitudes » de pensée, auxquelles ils sont « forcément poussés », ne sont peut-être pas suffisamment questionnées. La science est-elle tout à fait exempte de préjugés ?
B. Une vision mécaniste de la nature
La science est l’étude rigoureuse de la réalité en vue de sa connaissance et de sa maîtrise pratique, au moyen du calcul et de la prévision. En dégageant des lois, c’est-à-dire des « relations constantes entre les phénomènes observés », on se donne les moyens de produire certains effets : « toute science a pour but la prévoyance », déclare le fondateur du positivisme Auguste Comte.
définition
Le positivisme est un mouvement philosophique fondé sur une confiance absolue dans la raison et dans les méthodes des sciences expérimentales.
La métaphore de « l’horloge » a été imaginée par Descartes pour illustrer le « mécanisme » de la science moderne. Tout dans la nature s’explique par « figures et mouvements » : comme dans une « machine », le mouvement se transmet d’une pièce à l’autre, sans qu’intervienne une quelconque intention.
C. L’homme est aussi soumis à des déterminismes
La doctrine mécaniste réduit l’homme à un « automate ». Cela semble logique puisque, comme le dit Spinoza, « l’homme n’est pas un empire dans un empire » : il est lui-même soumis à la nécessité (Éthique).
De fait, de nombreux déterminismes pèsent sur nous : celui de la nature, mais aussi celui de notre milieu social (Marx) ou de notre inconscient (Freud). Si tel est bien le cas, la liberté est illusoire et nous sommes le jouet de causes qui nous échappent.
[Transition] Selon Popper, le déterminisme physique fait du monde un « gigantesque automate » dont nous ne serions que des « petits rouages ». Mais une telle vision ne s’apparente-t-elle pas, comme il le dit, à un véritable « cauchemar » ?
2. Le sens commun affirme l’existence de la liberté
A. Nous disposons d’un pouvoir de choisir
Le « sens commun », c’est-à-dire la manière commune de penser, distingue du monde matériel un monde spirituel où la liberté a sa part. Dans « l’âme humaine » se manifeste un « pouvoir de choisir ».
Il nous semble « évident » que nous possédons la capacité de choisir entre différentes options possibles, indépendamment de toute contrainte extérieure : c’est ce qu’on nomme le libre arbitre. « Conscience est synonyme de choix », résume Bergson dans L’Énergie spirituelle.
B. L’auteur en appelle au témoignage de la conscience
Une sorte de dialogue intérieur se produit en nous à propos des plus petites choses : « Vers la droite ? Ou vers la gauche ? » La délibération, c’est-à-dire l’examen des différentes options possibles, se clôt avec le choix : « Je me décide pour la droite. »
citation
« Le remords ne s’expliquerait pas plus que le regret si nous n’étions pas libres ; car comment éprouver de la douleur pour une action accomplie et qui ne pouvait pas ne pas s’accomplir ? » (Bergson, Leçons clermontoises)
Il s’agit bien d’un « acte » : le choix ne résulte pas simplement de l’enchaînement des causes matérielles, mais il renvoie à des motifs, des intentions, donc à l’activité d’une conscience. Nos actions volontaires nous sont imputables : nous en sommes les seuls auteurs et nous devons donc en répondre.
C. Le monde humain est contingent
Le conseil de méthode
Servez-vous des repères au programme : contingent/nécessaire ; expliquer/comprendre ; en fait/en droit.
Dans le monde humain, ce n’est pas la nécessité qui domine mais la contingence : les événements se produisent ainsi ou autrement, ou même ne se produisent pas. Dans De l’Interprétation, Aristote montre ainsi que l’homme est, par ses décisions, « principe des futurs » : « Demain, il y aura une bataille navale, ou il n’y en aura pas. »
Les sciences humaines ne peuvent donc pas s’appuyer sur les mêmes principes que les sciences naturelles : si ces dernières s’efforcent d’expliquer le comment, en replaçant les phénomènes dans des séries causales, les sciences humaines cherchent à comprendre le pourquoi, en interprétant le sens de nos conduites (Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines).
[Transition] Les prétentions de la science se heurtent à l’existence de notre conscience. Comment dès lors définir la liberté, sinon comme une faculté de mettre en échec les calculs et les prévisions scientifiques ?
3. Une définition de la liberté
A. Bergson évoque l’objection de l’ignorance
Le savant pourrait objecter que l’absence de prévisibilité n’est pas de droit mais seulement de fait. Autrement dit, qu’elle ne tient pas à l’essence des choses, mais résulte seulement d’une ignorance provisoire. Pour une « intelligence calculatrice omnisciente », dit Nietzsche, l’illusion du libre arbitre serait immédiatement dissipée.
Cette même illusion est dénoncée par Schopenhauer dans son Essai sur le libre arbitre : rien ne prouve que la décision volontaire d’aller à droite ou à gauche ne soit pas elle-même déterminée par des causes inaperçues par la conscience.
B. La liberté est une limite au calcul et à la prévisibilité
Bergson rejette ces objections en soutenant que l’âme humaine est au-delà de tout calcul et de toute prévision. Loin de réduire ce mystère, les avancées récentes de la science, comme la théorie quantique, font même douter du caractère prévisible de la matière elle-même.
Le mouvement régulier et éternel des astres donne lieu depuis l’Antiquité au calcul et à la prévision de phénomènes, comme les éclipses. Mais si la Lune était douée de conscience, nul doute qu’elle jouerait des tours aux astronomes. Cette plaisante analogie conduit donc l’auteur à définir la liberté comme la capacité de tromper les attentes de la science.
C. L’auteur ne tranche pas totalement entre déterminisme et liberté
Bergson voit l’esprit humain comme essentiellement créateur. Dans une intuition similaire, Arendt compare la liberté au « miracle » et à la « naissance » : elle brise l’ordre régulier de la nature et permet d’introduire dans le monde quelque chose d’absolument nouveau (Condition de l’homme moderne).
Mais Bergson assortit sa définition d’une réserve (« si elle existe »). Sa prudence se manifeste aussi par l’emploi récurrent du verbe « sembler » et du lexique de l’« apparence ». S’il ne tranche pas vraiment, c’est pour mieux souligner son intention principale : questionner les présupposés d’une doctrine mécaniste mise à mal par le dynamisme de la conscience et, au-delà, promouvoir une approche vitaliste.
définition
Le vitalisme s’oppose au matérialisme par son refus de réduire le vivant à des processus physico-chimiques. Il pose l’existence d’une force vitale distincte de la matière.
Conclusion
Bergson laisse le lecteur tirer ses propres conclusions sur l’opposition entre le déterminisme soutenu par la science et la liberté attestée par la conscience. Il attire notre attention sur le dynamisme de l’esprit et du vivant en général.