La liberté
LA MORALE
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39
Liban • Mai 2018
explication de texte • Série S
Bergson
▶ Expliquer le texte suivant :
Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste. En vain on alléguera1 que nous cédons alors à l'influence toute-puissante de notre caractère. Notre caractère, c'est encore nous ; et parce qu'on s'est plu à scinder la personne en deux parties pour considérer tour à tour, par un effort d'abstraction, le moi qui sent ou pense et le moi qui agit, il y aurait quelque puérilité à conclure que l'un des deux moi pèse sur l'autre. Le même reproche s'adressera à ceux qui demandent si nous sommes libres de modifier notre caractère. Certes, notre caractère se modifie insensiblement tous les jours, et notre liberté en souffrirait, si ces acquisitions nouvelles venaient se greffer sur notre moi et non pas se fondre en lui. Mais, dès que cette fusion aura lieu, on devra dire que le changement survenu dans notre caractère est bien nôtre, que nous nous le sommes approprié. En un mot, si l'on convient d'appeler libre tout acte qui émane du moi, et du moi seulement, l'acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité.
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
1. Alléguer : prétendre.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Dégager la problématique du texte
Comment savoir que mes actes sont vraiment libres ? Je peux, comme le dit Spinoza, me croire libre alors que mes actes sont déterminés par des causes que je ne connais pas. Ma personnalité et mon caractère, quand ils s'expriment, sont-ils bien l'expression de ce que je suis et non quelque chose que je m'impose d'être ? Face à ces visions de l'homme tragique, divisé entre deux moi, Bergson oppose l'idée d'une liberté comme expression d'un seul moi, d'une liberté comme création.
Repérer la structure du texte et les procédés d'argumentation
Après avoir énoncé sa thèse, Bergson réfute deux arguments qui font de la personne un être divisé : le déterminisme où notre caractère viendrait s'opposer à nous, et le volontarisme où notre volonté viendrait s'opposer à notre caractère.
Éviter les erreurs
Si l'idée principale peut sembler simple (notre liberté est l'expression de notre personnalité), la compréhension de ses enjeux nécessite de resituer la liberté dans une histoire de la philosophie. Ce texte articule la notion de liberté à celle de sujet.
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
Qu'est-ce qu'un acte libre et comment le distinguer d'un acte motivé par des nécessités extérieures ? Dans cet extrait de l'Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson explique que « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière ». La liberté serait donc l'expression d'un moi qui extériorise ce qu'il est. Mais ce que nous sommes, notre caractère, n'est-il pas déjà prédéterminé ? Comment savoir que je suis bien auteur et pas seulement acteur de mon action ?
Bergson montre dans un premier temps que notre caractère n'agit pas comme un déterminisme qui viendrait nous modifier. Le croire serait faire l'hypothèse absurde d'une division du moi en deux entités qui s'affrontent. Bergson montre ensuite qu'il est aussi absurde de croire que l'on puisse modifier notre caractère comme s'il était un objet extérieur à nous.
1. Nous ne sommes pas déterminés par une nature
attention
La première phrase constitue la thèse du texte. Tout le texte qui va suivre en constitue la justification.
A. Thèse : La liberté est l'expression de notre personnalité
Bergson commence son texte par exprimer sa thèse : « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière ». Autrement dit, notre liberté existe lorsqu'elle exprime notre moi, et ainsi nous existons à travers ce que nous faisons. La liberté serait donc l'action directement issue de ce qui fait la particularité d'une personne, son identité, ce qui la distingue des autres (son unicité). La liberté ne serait donc pas la manifestation d'actions communes, d'actions influencées par autrui.
Ainsi, les actes ressemblent aux personnes qui les font et quand on dit « ça ne me ressemble pas », cela pourrait être un acte non libre. Ces actes sont d'autant plus ressemblants qu'ils concernent des faits originaux. La production d'œuvres d'art en est le paradigme. Il peut donc exister une ressemblance entre un artiste et son œuvre, ce que le spectateur identifie par ailleurs comme étant son style.
B. Notre caractère n'agit pas comme un déterminisme
Bergson va alors réfuter la thèse qui prétend, à l'inverse de ce qu'il vient d'affirmer, que notre action, aussi originale soit-elle, ne serait que l'expression d'un caractère nous prédéterminant et donc s'opposant à notre liberté. Ce serait faire de notre action l'expression d'une nature donnée agissante en nous et non pas l'expression d'un choix personnel.
Mais il serait absurde de croire qu'un artiste par exemple en créant ses œuvres d'art se soumettrait à un caractère donné d'avance. Si c'était le cas, on pourrait alors prévoir tout ce que l'artiste va faire, or précisément il se caractérise d'abord par son originalité et son imprévisibilité. C'est le principe de toute créativité. Kant définit en ce sens dans la Critique de la faculté de juger l'originalité comme la première propriété du génie.
C. Le moi qui pense et le moi qui agit ne font qu'un
Une telle croyance au déterminisme trouve sa source dans une vision de l'homme scindé en deux moi, celui qui sent ou pense et celui qui agit, comme si notre caractère pouvait se séparer de ce que nous sommes.
Or Bergson refuse de croire qu'un de nos moi pourrait se soumettre à l'autre, comme si un de nos moi voulait faire quelque chose qu'on ne veut pas. Mais ce n'est pas seulement absurde parce que contradictoire, mais « puéril » au sens où on se représente toujours comme un enfant obéissant à une règle extérieure à nous, une contrainte, comme la contrainte parentale. Cette vision dualiste de l'homme (divisé entre une âme qui pense et un corps qui agit) doit être dépassée.
[Transition] En prétendant qu'il n'y a pas de différence entre nous et notre caractère, Bergson s'oppose au déterminisme qui ferait de nos actions l'expression d'une nature prédéterminée. Est-ce à dire alors à l'inverse que nous avons la toute-puissance de modifier notre caractère, substituant par là une contingence absolue à une nécessité absolue ?
2. La modification de notre caractère n'est pas non plus contingente
info
Dans la première partie, Bergson s'oppose au déterminisme ; dans la seconde, au volontarisme ; dans les deux cas, il s'appuie sur le même argument : il n'y a, en nous, qu'un seul moi.
A. S'interroger sur notre liberté de modifier notre caractère est absurde
Le reproche que Bergson vient de faire à ceux qui affirment que notre caractère nous pousse à agir de telle ou telle manière sera également adressé à ceux qui prétendent à l'inverse que nous sommes libres de modifier notre caractère. C'est tout aussi absurde car c'est encore une fois croire que l'homme est scindé en deux moi où l'un soumet l'autre. Un moi ne pourrait imposer à l'autre d'être ce qu'il est selon une conception volontariste.
B. Tout changement de caractère ne peut être que l'expression d'un moi
D'où vient alors cette modification de caractère qui exprime justement le fait que nous ne soyons pas enfermés définitivement dans un caractère et qui exprime notre liberté ? Ce changement possible de caractère, qui ne peut se nier sans nier la liberté (liberté comme possibilité d'évoluer), ne se fait pas sous la forme d'une nouvelle caractéristique qui viendrait s'ajouter à moi comme un corps étranger, mais c'est une modification qui, « insensiblement », sans même qu'on s'en aperçoive, inconsciemment, vient se fondre dans notre caractère par une sorte de sédimentation.
Les changements qui s'opèrent en nous s'inscrivent dans une durée, un continuum et non selon des sauts, des ruptures de personnalité. On ne devient pas quelqu'un d'autre en un instant. Ce que nous étions dans le passé, inscrit dans notre mémoire, s'étend dans le présent pour nous amener à agir différemment dans l'avenir. En même temps que notre caractère se modifie, nous nous modifions nous-même, car ce caractère « nous nous le sommes approprié », il est « nôtre » et nous sommes lui.
C. Le caractère est l'expression de soi, la liberté elle-même
Bergson conclut ainsi son texte par une nouvelle définition de la liberté qui n'est pas la prise en charge d'un déterminisme, qui n'est pas non plus l'idée d'un libre-arbitre qui choisirait de s'imposer tel ou tel caractère, mais une liberté créatrice, pure expression d'un moi, « et du moi seulement ».
Si des éléments extérieurs viennent influer mon action, alors mon acte n'est pas création mais simplement production par combinaison de différents éléments. Un véritable artiste, par exemple, exprime librement sa créativité en inventant son œuvre, alors qu'un très bon technicien pourra être habile à récupérer des sujets, des techniques qu'il combinera ingénieusement, mais il ne créera pas une œuvre originale. Dépendant des œuvres des autres, son action ne sera pas libre. Seule une action émanant du moi entier peut être véritablement qualifiée de libre au sens d'une liberté créatrice.
Conclusion
Ainsi, à la question de savoir ce qu'est la liberté, Bergson propose une définition originale : la liberté est création, c'est-à-dire expression d'un moi intérieur qui se constitue en même temps par ses actes. La création d'acte libre est l'expression d'un caractère qui lui-même se constitue par ce que l'on fait. Croire que le caractère agit comme une nature déjà donnée sur l'homme (déterminisme) ou croire qu'on aurait la possibilité de s'imposer tel ou tel changement de caractère (volontarisme) serait tomber dans la même illusion qui consiste à concevoir le moi comme deux entités qui s'affrontent et ferait de l'homme un être tragique.