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Comment être heureux si rien ne dure ?

Amérique du Nord • Mai 2024

Comment être heureux si rien ne dure ?

Dissertation

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • Il nous arrive d’avoir un sentiment d’absurdité lié à la précarité des choses : si, comme on le dit, « l’amour dure trois ans », à quoi bon aimer ? Et si cet amour qui me rend heureux est voué à disparaître, dois-je chercher mon bonheur autrement qu’en m’efforçant de le faire durer ?

 
 

Les clés du sujet

Définir les termes du sujet

Comment… si

La question interroge les moyens à mettre en place pour parvenir à un résultat : « Par quelle méthode, selon quelles techniques… ? »

Mais le sujet peut aussi s’entendre comme une question rhétorique (« À quoi bon espérer… puisque… ? ») affirmant qu’il nous est impossible d’être heureux parce que rien ne dure.

Être heureux

Le bonheur désigne ordinairement un sentiment de satisfaction durable, distinct en cela du plaisir, sensation ponctuelle affectant immédiatement le corps, ou de la joie, sentiment plus passager.

Mais il peut aussi se définir comme un accomplissement, un dépassement permanent de soi : en ce sens, il n’est pas la satisfaction d’un désir mais le désir lui-même.

L’étymologie (bonum augurium, bon hasard) indique qu’il nous adviendrait indépendamment de nos efforts, mérites ou vertus.

Rien ne dure

L’expression désigne la précarité de toute chose, dans la mesure où tout serait soumis au temps et à son action destructrice. De fait, dit Augustin, le temps, c’est « ce qui passe », cette réalité fluide qu’on ne peut saisir ni interrompre, mais qui marque toute chose.

Ce qui dure, c’est au contraire ce qui s’inscrit de façon consistante dans le temps, ce qui résiste à son action.

Dégager la problématique

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Construire un plan

1. Il est impossible d’être heureux puisque rien ne dure

Vous pouvez partir d’une référence littéraire comme l’Ecclésiaste (« Tout n’est que vanité »), pourvu qu’elle soit analysée.

Sommes-nous même capables d’éprouver le bonheur ? Faites une recherche sur Schopenhauer et sa conception du bonheur.

2. Nous pouvons être heureux bien que rien ne dure

Ne pouvons-nous pas faire face à notre précarité ? Pour défendre cette idée, travaillez sur l’épicurisme.

Cherchez la définition des concepts de tetrapharmakos et d’ataraxie.

Le poète Horace parle de « cueillir le jour ». Analysez cette formule.

3. Nous pouvons être heureux parce que rien ne dure

Mais, une vie limitée n’est-elle pas en fait la condition du bonheur ? Renseignez-vous sur le concept du surhomme chez Nietzsche.

Expliquez la pensée nietzschéenne de l’Éternel Retour.

Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.

Introduction

[Reformulation du sujet] Il s’agit de savoir si la précarité de nos existences voue à l’échec notre quête du bonheur, et quels moyens nous permettraient de l’obtenir malgré tout. Ce que nous posséderons disparaîtra, ce que nous ferons ne nous empêchera pas de mourir. Mais faut-il se résigner à une telle vie ? [Définition des termes du sujet] Le bonheur désigne un sentiment de satisfaction durable, à la différence de la joie, ou bien un sentiment d’accomplissement, de dépassement de soi. Du latin bonum augurium, il est lié à l’idée d’un hasard. Ce qui dure, c’est ce qui résiste au flux continuel de ce temps fluide qui fait sans cesse passer l’avenir dans le passé. [Problématique et annonce du plan] Tout change et disparaît, nos existences sont limitées, mais cela nous empêche-t-il d’être heureux ? Nous verrons en quoi la fragilité des choses compromet notre bonheur, avant de chercher les moyens d’y faire face. Notre finitude nous condamne-t-elle à la recherche vaine du sens, ou nous rappelle-t-elle avant tout à l’urgence d’être heureux maintenant et de nous accomplir dans ces conditions ?

1. Il est impossible d’être heureux puisque rien ne dure

A. Tout n’est que vanité

On pourrait d’abord penser que puisque tout passe, nous ne serons jamais heureux. Si mon bonheur dépend de la satisfaction de mes désirs, ceux-ci portent sur des objets soumis au changement. Dès lors, quel est le sens de cette quête qui me pousse à saisir des objets périssables qui m’échapperont un jour ou que je ne désirerai plus ?

« Vanité des vanités, tout est vanité (havel) » dit l’Ecclésiaste dans le livre de l’Ancien Testament. Au terme de son examen de nos vies humaines, le sage Ecclésiaste (qui signifie « celui qui s’adresse à la foule ») pointe ainsi le caractère futile, illusoire et fragile de tout ce dont elles sont faites — le terme hébreu hevel signifie littéralement fumée, vapeur, souffle léger. En effet, ce qui ne dure pas, c’est avant tout notre vie : et puisque le sage comme le fou mourront, quel est le sens de nos actions ?

à noter

Le genre pictural des vanités met en évidence, par le contraste des biens terrestres (l’amour, l’argent, le plaisir) et de la mort (le crâne, les os), le caractère dérisoire de nos désirs.

B. Un bonheur précaire n’en est pas un

Mais si « tout n’est que vanité et poursuite du vent », ne puis-je du moins espérer un bonheur précaire, lié à la possession, même éphémère, d’un bien ? Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer­ souligne la difficulté d’appeler bonheur un sentiment fugace fondé sur la possession provisoire de ce qui bientôt nous échappera, disparaîtra ou nous ennuiera. Le bonheur n’est-il pas lié à l’idée d’une durée ?

« La vie [dit Macbeth dans la pièce de Shakespeare] n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur scène, et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien. » Une vie ainsi diluée dans un cycle indifférent, sans que nous ne puissions rien retenir ni profiter de rien a-t-elle encore le moindre sens ?

[Transition] Mais n’est-ce pas précisément parce que la vie ne signifie rien mais parce qu’elle est notre « heure » que nous devons la saisir et trouver des moyens d’être heureux dans ces conditions ?

2. Nous pouvons être heureux bien que rien ne dure

A. Déplorer la précarité de la vie est vain

Dire que nous ne pouvons être heureux car rien ne dure, c’est au fond le discours bavard de celui dont Épicure dit, dans la Lettre à Ménécée, qu’il prend plaisir à dévaloriser la vie. En effet, dit Épicure, celui qui dit que la vie n’a pas de sens, qu’il n’a pas choisi de naître, pourquoi ne la quitte-t-il pas ? Et s’il s’agit seulement de paroles en l’air pourquoi perdre son temps ainsi alors qu’il a les moyens, comme nous tous, de devenir heureux ?

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l’auteur

Épicure (341-270 av. J.-C.).

Fondateur de l’école philosophique du Jardin, Épicure est un philosophe eudémoniste : nos savoirs et nos actions n’ont de sens que dans la mesure où ils favorisent notre bonheur.

B. Nous pouvons cueillir le jour

Au désir vain d’immortalité qui sous-tend ce discours, Épicure oppose la puissance du savoir, en développant une méthode du bonheur (tetrapharmakos) qui en examine les conditions. Sommes-nous fondés à déplorer la mort ? Mais qu’est-elle sinon un phénomène physique ? Selon la conception matérialiste d’Épicure, tout est matière, aussi mourrons-nous corps et âme : vivants, nous ne rencontrerons pas la mort. Dès lors, de l’idée de la mort, nous pouvons faire l’aiguillon qui nous poussera à bien vivre dès maintenant.

à noter

Le tetrapharmakos (quadruple remède) consiste à ne craindre ni les dieux ni la mort, à compren­dre que le plaisir est facile à obtenir et la douleur facile à supporter.

Rejetant toute promesse de bonheur futur lié à une forme de transcendance (les dieux ne nous regardent pas, notre âme ne survit pas à notre corps), Épicure affirme ainsi que même si rien ne dure, nous pouvons être heureux ici et maintenant, en cette durée qu’est la vie.

définitions

Ce qui est transcendant est ce qui dépasse le champ de l’expérience humaine (l’idée de Dieu, de l’âme). Ce qui est immanent est ce qui appartient au monde, ce dont nous pouvons faire l’expérience.

C’est en ce sens qu’il nous incite à « cueillir les fruits du temps », ce que le poète épicurien Horace reformulera ainsi : « Cueille le jour (carpe diem) sans te soucier du lendemain ». Puisque le temps t’est compté, dit Épicure, ne néglige pas ta vie, fais-en ton œuvre, agis et pense en ayant toujours le souci d’atteindre l’absence de troubles (ataraxie).

[Transition] Mais alors, n’est-ce pas justement parce que rien ne dure que nous pouvons être heureux ?

3. Nous pouvons être heureux parce que rien ne dure

A. Nous pouvons approuver l’absurdité de la vie

La question est pourtant de savoir si nous devons vouloir une vie sans troubles : le bonheur est-il vraiment un sentiment de satisfaction, de tranquillité, ou au contraire une volonté de se dépasser ? S’il est vrai qu’il n’y a, comme le dit l’Ecclésiaste­, « Rien de nouveau sous le soleil », n’est-ce pas à l’homme qu’il revient de créer du nouveau, et cette création ne suppose-t-elle pas la mise en branle de nos désirs ?

À cette vie sans troubles, mais surtout à la résignation, au « nihilisme passif » de celui qui s’absorbe dans la croyance en un monde transcendant ou dans un pessimisme stérile en cédant au « pathos du “en vain” » (rien ne dure, le monde tel qu’il est ne devrait pas exister), Nietzsche oppose le « nihilisme actif » du surhomme.

définition

Le surhomme est une métaphore désignant celui qui pourrait surgir des ruines des valeurs judéo-chrétiennes, dans des sociétés où la démocratie et le capitalisme ont fait de l’homme un rouage.

à noter

Au terme de « bonheur » identifié à la satisfaction qui suppose un manque préalable, Nietzsche préfère celui de désir de s’accroître ou « volonté de puissance », s’inscrivant ainsi dans la conception grecque du « plaisir en mouvement ».

Type contraire du « dernier homme » (homme grégaire des sociétés de masse), le surhomme peut apparaître quand, toute transcendance ayant disparu, tout semble avoir perdu son sens : il est le « maître de la terre », il vit dans l’immanence. Il approuve l’absurdité et le tragique de la vie, n’en cherche plus le sens, et s’accomplit loin de l’ancienne morale, en créant des valeurs à sa mesure, exprimant en cela sa volonté de puissance créatrice.

définition

La volonté de puissance désigne la pulsion visant à accroître sans cesse notre puissance, elle peut être créatrice (exaltant la vie) ou négative (animée par le ressentiment).

B. Nous pouvons vivre en voulant que chaque instant revienne

Pour gagner en puissance, il s’agit donc de ne pas refuser le monde, de ne pas s’y résigner non plus, mais d’y consentir : ne pas regretter que tout passe mais vouloir l’Éternel Retour, cette pensée qui doit guider nos actions en nous aidant à sélectionner parmi elles celles qui nous épanouiront parce qu’elles augmenteront notre puissance. Autrement dit, nous devons nous conduire en chaque instant de telle sorte que nous puissions vouloir que cet instant revienne éternellement.

En ce sens, est surhomme celui qui le veut et s’y exerce continuellement : il s’agit d’être artiste y compris de sa propre vie, de travailler sur soi pour affirmer sa singularité créatrice. Il faut être assez fort, dit Nietzsche, pour supporter la pensée de l’Éternel retour et vivre selon elle : mais c’est à ce prix que nous pourrons devenir à nous-mêmes notre propre sens.

Conclusion

En somme, non seulement le fait que rien ne dure rend urgente la recherche de notre bonheur, mais nous ne pouvons nous épanouir qu’ainsi : vivant en pensant que ces instants qui nous échappent doivent pouvoir revenir éternellement, et ne cédant rien au désespoir qui nous dépossède de nos vies.

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