France métropolitaine 2018 • Explication de texte de série ES
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France métropolitaine • Juin 2018
explication de texte • Série ES
Durkheim
▶ Expliquer le texte suivant :
Quand nous obéissons à une personne en raison de l'autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu'ils nous semblent sages, mais parce qu'à l'idée que nous nous faisons de cette personne, une énergie psychique d'un certain genre est immanente1, qui fait plier notre volonté et l'incline dans le sens indiqué. Le respect est l'émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous détermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvénients de l'attitude qui nous est prescrite ou recommandée ; c'est la façon dont nous nous représentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit. Voilà pourquoi le commandement affecte généralement des formes brèves, tranchantes, qui ne laissent pas de place à l'hésitation ; c'est que, dans la mesure où il est lui-même et agit par ses seules forces, il exclut toute idée de délibération et de calcul ; il tient son efficacité de l'intensité de l'état mental dans lequel il est donné. C'est cette intensité qui constitue ce qu'on appelle l'ascendant moral. Or, les manières d'agir auxquelles la société est assez fortement attachée pour les imposer à ses membres se trouvent, par cela même, marquées du signe distinctif qui provoque le respect.
Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912.
1. Immanente : intérieure.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Dégager la problématique du texte
Qu'est-ce qui nous amène à éprouver du respect pour quelqu'un ? Est-ce la raison, notre intérêt ou une émotion liée à l'ascendant moral qu'exerce la personne sur nous ? C'est cette dernière réponse que privilégie Durkheim.
Repérer la structure du texte et les procédés d'argumentation
Durkheim commence par expliquer que l'autorité morale n'est pas rationnellement fondée. Lorsque nous obéissons à quelqu'un, nous ne sommes pas déterminés par la reconnaissance de sa sagesse ou par notre intérêt.
Ensuite, il établit que le respect moral repose sur des données subjectives. Nous respectons une personne en fonction de la représentation que nous nous faisons d'elle.
Enfin, il explique que l'ascendant moral est d'autant plus puissant qu'il est ancré dans des structures sociales. Le respect d'une personne dépend de son ascendant moral qui lui-même relève de la pression sociale.
Éviter les erreurs
La définition de la morale renvoie à la distinction entre le bien et le mal, mais ici on rejoint son sens courant qui lui donne une dimension plus psychologique. Celle-ci s'explique par la structure sociale qui donne autorité à ceux qui imposent leurs lois morales. C'est par le prisme de la sociologie que l'on peut comprendre la morale dans ce texte.
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
conseil
Ce texte propose une thèse originale sur la conscience morale. Vous pouvez la situer par rapport aux autres conceptions de la philosophie pour problématiser le texte.
Qu'est-ce qui peut bien nous amener à respecter quelqu'un en l'absence de toute nécessité juridique ? L'obéissance peut relever de la reconnaissance de la valeur de la personne, ou alors de l'intérêt que l'on y trouve. Or il semblerait qu'il y ait une autre réponse que propose Durkheim dans cet extrait de son ouvrage Les Formes élémentaires de la vie religieuse paru en 1912. Pour ce fondateur de la sociologie française, le fondement du respect moral n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, rationnel (1re partie). Il repose sur une représentation que l'on se fait de celui qui commande (2e partie) et cet « ascendant moral » est lui-même conditionné par une pression sociale (3e partie).
1. Le fondement de l'autorité morale n'est pas rationnel
A. L'autorité morale ne vient pas de la sagesse
Durkheim commence ce texte par un présupposé : si nous obéissons à quelqu'un qui semble représenter une autorité morale, ce n'est pas en raison de sa sagesse que nous aurions reconnue – comme si elle avait pu faire la preuve de sa bonté – mais en raison de l'idée que l'on se fait d'elle. Cette idée est conditionnée par le pouvoir psychologique que cette personne détient de faire « plier notre volonté », faculté pourtant rationnelle.
Si nous lui attribuons le nom d'autorité morale, cela ne signifie pas que cette personne « fait autorité », soit objectivement reconnue comme spécialiste en matière de bien, mais « a de l'autorité », une sorte « d'autorité naturelle » qui s'exercerait grâce à ce qu'elle arrive à dégager. Cette autorité ne serait pas morale au sens que l'on croit lui attribuer (viser le Bien), mais au sens courant de ce qui relève de la pensée en général.
B. L'obéissance résulte d'une pression psychologique
Serions-nous victime d'une illusion lorsque nous croyons répondre à nos obligations morales ? Serions-nous seulement le jouet d'une pression issue de l'« énergie psychique » qu'on exerce sur nous-mêmes ? C'est ce que semble expliquer Durkheim lorsqu'il montre que le pouvoir d'incliner notre volonté relève d'une force « spirituelle » qui agit comme un impératif moral.
Ainsi, on peut imaginer que si l'on obéit à celui qui incarne une autorité morale comme un parent, un enseignant, un chef ou un théologien, c'est en raison d'abord de « l'émotion » qu'il est capable de nous faire éprouver. L'émotion, contrairement au sentiment, est un état que l'on ressent de manière réactive et sans qu'il soit théorisé. C'est aussi une expérience qui nous laisse passifs contrairement à ce que le devoir moral induit dans la tradition philosophique. En effet, faire son devoir moral c'est être capable de s'imposer de choisir le Bien au-delà de toutes considérations sensibles.
[Transition] Si nous pouvons parfois être victimes de nos émotions quand on croit reconnaître une autorité morale, peut-on pour autant affirmer que le respect relève toujours de ce pouvoir psychologique que possède cette autorité ?
2. La subjectivité de l'autorité morale exclut la délibération
info
On essaie d'expliquer cette partie à l'aide de distinctions conceptuelles : obligation vs contrainte ; certitude vs conviction.
A. L'obéissance relève d'une représentation subjective
Durkheim affirme que nous sommes déterminés à agir par une sorte de « pression intérieure » qui agit comme une contrainte, c'est-à-dire une nécessité extérieure à notre volonté. Pour l'auteur, dans l'exercice du devoir, il ne s'agit pas de reconnaître le Bien, le raisonnable ou ce qui serait bien pour moi, mais de répondre de manière réactive, émotionnelle, aux attentes de celui qui incarne l'autorité morale.
Cette incarnation ne serait pas le fruit d'une causalité objective (reconnue par une délibération intérieure comparant avantages et inconvénients dans une perspective utilitariste), mais serait fonction du degré de conviction (et non de certitude) qu'elle pourrait susciter. Ainsi, dans cet esprit, une autorité religieuse par exemple serait plus proche du gourou que du véritable saint.
B. Argument : un tel commandement ne laisse pas de place à la réflexion
L'auteur en donne pour preuve le fait que le commandement moral est toujours « bref » et « tranchant » : ainsi, il ne laisse pas de place à la réflexion et à « l'hésitation », autrement dit à l'expression du libre-arbitre. Porté par un sentiment de puissance morale, celui qui obéit ne va pas vérifier le contenu de ce qui est présenté comme moral. L'obéissance morale relèverait donc de la foi et non de la connaissance.
L'efficacité de celui qui détient l'autorité morale à se faire obéir ne réside donc pas dans sa légitimité (ce qui ne signifie pas nécessairement qu'il soit illégitime ou immoral), mais dans « l'intensité de l'état mental » dans laquelle il s'exprime. La raison d'être du respect moral ne se trouverait pas dans la force morale (au sens de reconnaissance du Bien) de celui qui fait son devoir, mais dans la force morale (au sens cette fois-ci de psychique) de celui qui dicte le devoir. Le moteur du devoir étant extérieur à celui qui l'exécute, il ne se définit pas comme une obligation mais comme une contrainte. Durkheim s'érige ici contre la tradition kantienne qui distingue une véritable morale consistant à agir « par devoir », sous l'autorité de la seule loi morale commandée par notre raison, d'une apparence de morale consistant « à agir conformément au devoir », selon des intentions non morales, de l'ordre des considérations sensibles et intéressées.
[Transition] S'agit-il alors de ne voir dans l'exécution de son devoir que la marque d'un homme d'influence ? Faut-il généraliser ce phénomène à toutes formes de respect ?
3. L'ascendant moral résulte de structures sociales
A. Le respect est déterminé par l'ascendant moral
attention
Il peut être intéressant de comparer Durkheim à Kant mais pour souligner son originalité, non pour réfuter son texte.
Le respect est un sentiment de considération, voire de vénération que l'on a envers quelqu'un. Pour Kant, il est issu de la raison pratique mais, pour Durkheim, il ne relève que de la sensibilité, une capacité à se laisser influencer par une personne qui exerce son « ascendant moral ».
Ainsi, Durkheim ne définit pas le respect par rapport aux fondements d'un tel sentiment mais par rapport à ses manifestations : il est conçu et analysé comme un fait social. Le respect, le devoir, l'autorité morale sont des notions qui n'existent que par rapport à leur mode de manifestation sociale, inscrits dans des rapports de force et d'influence.
B. L'ascendant moral relève de structures sociales
En effet, l'ascendant moral n'est rien d'autre que le révélateur ou l'incarnation de la pression sociale qui s'exerce de toutes parts. Avec ce texte, la conscience morale est de nature sociale, le devoir est l'obéissance à la loi sociale et la conception de la morale est renvoyée selon son étymologie aux mœurs d'une société. C'est en ce sens peut-être que Durkheim lui trouve un fondement objectif.
Conclusion
Ce texte, aux antipodes de la pensée morale de Kant, propose une définition de la conscience morale qui repose sur les effets produits (tels des faits sociaux) par une autorité morale sur celui qui accomplit son devoir. Il subit un « ascendant moral » comme une contrainte. Croire que l'on agit librement lorsqu'on fait son devoir, c'est ne pas reconnaître la force psychologique qu'exerce la pression sociale.
Ainsi, avec ce texte, Durkheim corrige la vision naïve du devoir de celui qui se croit exempt de tout déterminisme, mais il laisse le sujet moral quelque peu dépossédé de son libre-arbitre.