Modernité poétique ?
poésie
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Sujet d'écrit • Commentaire
Éluard, Pouvoir tout dire, « Bonne Justice »
Intérêt du sujet • Après une série de malheurs, comment ne pas désespérer ? Éluard mobilise les ressources de la poésie pour nous donner des raisons d'espérer en ce qu'il appelle une « Bonne Justice ».
► Commentez ce texte de Paul Éluard, extrait de Pouvoir tout dire.
DOCUMENT
Paul Éluard après avoir été pendant de longues années profondément désespéré par la mort de sa femme Nusch en 1946, apprend, grâce à des amis et à un nouvel amour qu'il épouse en 1951, à retrouver avec une sage lucidité le chemin de l'espoir et de la confiance en l'homme.
C'est la chaude loi des hommes
Du raisin ils font du vin
Du charbon ils font du feu
Des baisers ils font des hommes
C'est la dure loi des hommes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort
C'est la douce loi des hommes
De changer l'eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères
Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du cœur de l'enfant
Jusqu'à la raison suprême.
Paul Éluard, Pouvoir tout dire, « Bonne Justice », 1951 © Éditions Gallimard.
Les clés du sujet
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Introduction
[Présentation du contexte] Les époques troublées poussent les poètes à s'engager. Ainsi Éluard, aux côtés d'Aragon, de Tardieu, de Desnos…, publie-t-il clandestinement en 1943 un recueil de poèmes de lutte et de résistance (dont son fameux « Liberté »). Les guerres finies, il poursuit sa quête d'une poésie ancrée dans la réalité (Les Sentiers et les Routes de la poésie, 1952).
[Présentation du texte] Dans son court poème en vers « Bonne justice », il fait un bilan lucide des « lois » (au sens large et non strictement juridique) qui régissent la vie des « hommes ».
[Annonce du plan] En observateur attentif du monde, il reconnaît que tout dans la vie n'est pas « merveille », mais qu'il faut garder espoir [I]. Cette « leçon » de vie, qui est à la fois peinture et musique, contient aussi un art poétique implicite [II].
I. Une leçon de vie et de vérité
► Le secret de fabrication
Il s'agit de montrer qu'Éluard propose une sorte de « leçon de vie » à son lecteur et d'en dégager le contenu philosophique et moral.
1. Un poème en forme de « leçon »
Ce poème en vers réguliers est construit sur l'anaphore en tête de trois premières strophes d'une structure syntaxique identique « C'est la [adjectif] loi des hommes », comme si le poète procédait par définitions successives suivies d'exemples pour cerner la notion qu'il approfondit. La dernière strophe se distingue des précédentes par sa forme (phrase nominale) ; elle propose une synthèse à partir des trois strophes précédentes.
Éluard emploie le présent de vérité générale (« font ») mais aussi l'infinitif, mode impersonnel et intemporel, qui désigne une action dans sa nature et non dans sa temporalité (« se garder » / « changer »).
L'absence d'intervention directe du poète (le poème ne comporte aucune marque grammaticale de la 1re personne du singulier) donne au propos la valeur d'une vérité immuable. Néanmoins, Éluard étudie les lois humaines dans leur progression au fil de la vie (« Qui va se perfectionnant / Du fond du cœur de l'enfant / Jusqu'à la raison suprême »).
2. Fatalisme et optimisme
Le poète accepte les misères de la vie avec un fatalisme lucide : c'est une « loi », c'est-à-dire une norme qui règle la vie individuelle et la vie collective. La récurrence du mot, comme un refrain, souligne son caractère inévitable.
Cependant la leçon du poète est empreinte d'optimisme. Il a l'espoir d'un futur meilleur : la plupart des vers marquent la progression du négatif au positif, la transformation de la réalité brute (le « raisin » devient « vin », le « charbon », feu » qui réchauffe), du mal en bien (« ennemis » / « frères », « mort » / « intact »). Éluard place aussi son espoir dans l'entraide : de telles transformations sont les fruits d'un travail collectif des « hommes » (mot mis en relief à la rime à quatre reprises, avant de se transformer en « frères »).
Ainsi, le poème résonne comme une profession de foi en l'homme dont il souligne la perfectibilité (« va se perfectionnant »). Éluard croit en l'amélioration des rapports humains ; il pense que la loi « nouvelle » sera comprise et acceptée de tous car l'homme est doué d'une « raison suprême » (l'expression est hyperbolique). Cette « loi nouvelle », fruit d'un large consensus, aboutira à la « Bonne justice », sereine et équilibrée, qu'annonce le titre.
3. Une profession de foi sans dieu
Dans ce tableau de l'humanité, Dieu n'est pas mentionné : seule demeure la « Justice » qu'une majuscule transforme en figure tutélaire, au seuil du poème. L'homme est l'unique artisan de cette évolution qui aboutit à la perfection.
Pourtant, le poème a les accents d'un hymne religieux. Éluard s'approprie de nombreux éléments chargés d'une connotation sacrée, présents dans la Bible : le « vin » (image du sang du Christ), « l'eau » purificatrice (du baptême), la « lumière » (du Saint-Esprit qui éclaire), le « feu » (qui purifie)…
Il écrit donc un hymne profane et laïc, un credo matérialiste et humaniste, un « aime ton prochain » qui est dicté non par Dieu mais par le poète inspiré… qui est aussi un de ces hommes.
II. Peinture, musique et art poétique
► Le secret de fabrication
On étudie ici comment ce poème fait référence à d'autres arts et esquisse une conception de la poésie.
1. Des évocations graphiques
mot clé
Un calligramme est un poème-dessin qui, par la disposition des mots, reproduit la forme de ce qui est le sujet du poème (ex : « La pluie » d'Apollinaire).
Passionné par les arts graphiques et la peinture, Éluard avait conçu son poème comme un calligramme symbolique : les strophes s'enroulaient en une spirale parfaite qui culminait sur les derniers mots « raison suprême » – étape ultime de l'humanité en marche vers le progrès. Le poème garde des traces de ce travail visuel : quatre quatrains (4 × 4 vers) composent une sorte de carré poétique, qui rend d'emblée visible l'équilibre vers lequel tend la leçon d'humanité qu'il contient.
Les trois premières strophes constituent comme de rapides « croquis » souvent en contraste. Se succèdent une scène champêtre (« raisin, vin »), une scène d'intérieur en hiver (« charbon/feu »), puis une scène amoureuse (« baisers/hommes »), un champ de bataille, un paysage naturel plein de vie (« eau/lumière »), enfin une scène de réconciliation (« ennemis/frères »)…
2. Des airs de musique
Les poèmes d'Éluard, comme celui-ci, ont été souvent mis en musique. De fait « Bonne Justice » a l'aspect d'une chanson avec une suite de couplets, des mots et formules-refrains (« C'est la loi », « hommes », « ils font »).
Éluard y joue sur les sonorités : lorsqu'il évoque des réalités positives, il recourt à des rimes féminines qui prolongent un son doux à l'oreille (« hommes », « lumière », « frères », « nouvelle », « suprême ») ; il multiplie les rimes intérieures ou les échos sonores dans un même vers (raisin/vin ; charbon/font ; guerres/misère ; malgré/dangers ; vieille/nouvelle) en jouant sur des allitérations (sonorités dures en « r » : garder, malgré, guerres, misère, mort) ou des assonances.
3. Un art poétique
Enfin, de la lecture du poème se dégage implicitement un art poétique. Quels principes essentiels Éluard y défend-il ?
Le poète puise son inspiration dans le quotidien, la « réalité » : la vie concrète (v. 2-3 ; v. 10) ; la vie affective et les réalités de l'amour (v. 4).
Le poète doit « Pouvoir tout dire » (titre d'un poème d'Éluard, art poétique explicite cette fois autour des mêmes thèmes), sans chercher à embellir ou à « poétiser » (le terme est péjoratif pour Éluard).
La poésie doit aborder des sujets sérieux : la vie, la « mort », « la guerre », la « justice », la « misère »… Et le poète doit s'engager : à la fois philosophe et artiste, il doit délivrer aux hommes des leçons de vie.
En même temps qu'un hymne à la gloire de l'homme, le poème implicitement est l'affirmation d'une confiance en la parole poétique qui éclaire et peut guider les « hommes » sur la voie de la « Bonne Justice ».
Conclusion
[Synthèse] Ce poème est à la fois une leçon de vie, une peinture, un hymne, à travers lesquels se dessine un art poétique.
[Ouverture] Éluard semble confirmer la conception de la poésie de Théodore de Banville : « La poésie est à la fois musique, statuaire, peinture, éloquence […] ; aussi est-ce le seul art, complet, nécessaire, et qui contient tous les autres ». C'est ce qui en fait la force et la beauté.