À quoi bon les réécritures ? • Commentaire
Objets d'étude L
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France métropolitaine • Septembre 2012
Série L • 16 points
Commentaire
> Vous ferez le commentaire du texte B à partir de la ligne 21 (« L'autre nuit, on guettait […] ») jusqu'à la fin du texte.
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Scène d'exposition de tragédie moderne (genre) où des soldats racontent à leur chef (type de texte) l'apparition du spectre du roi assassiné (thème), tragique, pathétique, dramatique, comique, parodique (registres), réécrite de Sophocle et de Shakespeare, théâtrale, angoissante (adjectifs), pour créer une atmosphère fantastique, caricaturer les soldats, rendre compte de l'absurdité de la mort (buts).
- Il s'agit d'une réécriture d'Œdipe Roi de Sophocle et d'une scène de Hamlet, deux tragédies : servez-vous de votre réponse à la question.
- Montrez sa modernité : tenez compte de la théâtralité de la scène.
- Quelle conception de la vie et de l'homme s'en dégage ?
Pistes de recherche
Première piste : un récit théâtral et pathétique
- Quels éléments suscitent la pitié du spectateur pour le spectre ?
- Étudiez la progression de l'action : qu'est-ce qui crée l'urgence ?
Deuxième piste : l'évocation d'une scène tragique et son sens
- Quelle image de la mort traduit ce récit ?
- D'où vient la tension tragique ? Analysez la nature de la fatalité.
- Quelles caractéristiques du héros tragique présente Laïus ?
Troisième piste : la modernisation du mythe
- Analysez les effets de rupture avec le tragique traditionnel.
- Comment Cocteau désacralise-t-il le personnage traditionnel du roi ?
- Cherchez des explications au mélange des tons dans cette scène.
> Pour réussir le commentaire : voir guide méthodologique.
> Les réécritures, le théâtre : voir mémento des notions.
Nous vous proposons un corrigé dont vous pouvez vous exercer à rédiger quelques paragraphes. Les titres en couleur servent à guider la lecture mais ne doivent pas apparaître sur la copie.
Introduction
[Amorce] Au xxe siècle, les écrivains « revisitent » les mythes antiques, en donnent une lecture inspirée par les préoccupations contemporaines et l'évolution des mentalités. [Présentation du texte] Ainsi, Cocteau puise dans les tragédies de la Grèce antique le sujet de plusieurs de ses œuvres, notamment La Machine infernale (1934) dans laquelle il réécrit l'histoire d'Œdipe. L'acte I, intitulé « Le fantôme », se déroule « sur les remparts de Thèbes », dans une atmosphère sinistre. Deux soldats témoins des apparitions du fantôme du roi Laïus assassiné par Œdipe rendent compte à leur « chef » de ce qu'ils ont vu. La scène évoquée par les soldats est une réécriture à la fois de l'Œdipe Roi de Sophocle et de la scène d'exposition d'Hamlet de Shakespeare. [Annonce des axes] Leur récit, très théâtral et pathétique, donne le ton de la pièce [I] : il s'agit bien d'une tragédie qui suscite une méditation sur la mort et suggère une conception de l'homme [II]. Cependant Cocteau prend ses distances avec ses modèles : en mélangeant les registres, il modernise le mythe et l'adapte à sa vision du monde et de l'écriture dramatique [III].
I. Un récit très théâtral et pathétique
La scène racontée s'inspire de l'exposition d'Hamlet : le roi Laïus, assassiné comme le père d'Hamlet, réapparaît sous la forme d'un revenant. Mais Cocteau rend le récit des soldats particulièrement théâtral et pathétique.
1. Des circonstances et des effets propres à créer l'angoisse
- Le récit d'une scène nocturne (« L'autre nuit »), propice au mystère.
- Un lieu de surveillance qui suggère un danger ou un événement insolite.
- Un effet d'attente intensifié par le fait que ce n'est pas la première apparition (« comme les premières nuits ») : la répétition (« l'habitude ») crée l'attente (« Viendra/Viendra pas… » ; « on guettait/on se crevait les yeux »).
2. La mise en scène pathétique du spectre
- Les gardes soulignent la souffrance du personnage par leurs commentaires apitoyés sur ce « si brave fantôme », « le pauvre roi Laïus », le « pauvre fantôme » « perdu ». Ce sont aussi les propres paroles du spectre rapportées au style direct et dramatisées qui traduisent son désarroi, par leur modalité exclamative, leur syntaxe heurtée, leurs répétitions angoissées (« Je mourrai/ma dernière mort », « fini, fini », « Messieurs ! Messieurs ! », « Allez ! Allez ! »).
- Enfin, la souffrance morale du spectre est d'autant plus poignante qu'elle marque un renversement inédit et cruel des rôles : alors que les soldats, qui devraient être terrifiés, « n'[ont] plus peur du tout », c'est le fantôme qui paradoxalement semble « devenir fou » et « crève de peur ».
Notez bien
La théâtralité, ce sont les éléments qui permettent de mettre en scène. Demandez-vous toujours : que donnerait cet extrait sur scène ?
- Le jeu sur la vie (le revenant parle et a un comportement de vivant) et la mort (Laïus a bien été assassiné), dont on ne discerne pas la frontière, la succession des apparitions et des disparitions contribuent à la théâtralité du récit (« il ne sait plus disparaître », « suspendu entre la vie et la mort » jusqu'à ce que « la tache » finisse par « s'éteindre »).
II. L'évocation d'une scène tragique et son sens
[Transition] Mais le récit dépasse le simple pathétique ; il rappelle la tragédie grecque.
1. Le monde et la condition impitoyables des morts
- Un monde sans liberté. Des lois rigoureuses : « il peut aller » ; des interdits omniprésents : abondance de négations : « il ne peut pas, il ne devait pas » (deux fois), « il ne pourrait plus jamais » ; vocabulaire de l'interdit : « défendrait ». Complexité des lois rendue par la syntaxe embarrassée (« Il parlait […] apparaître »). Les morts sont comme des prisonniers.
- Un monde gouverné par un ordonnateur sans identité et mystérieux : pronom « on » sujet des verbes d'action (« allait, « défendrait »).
- Les notions de faute (soulignée par le passé composé « il s'est rendu là où il ne devait pas » et par la métaphore « il a quitté son poste ») et de punition (« punir ») au cœur du désarroi du spectre.
- L'existence du spectre (mort) est fragile, marquée par la brièveté, l'instabilité.
2. Une menace sans visage, une situation d'urgence
- Le sentiment du tragique naît aussi de l'évocation d'une menace certaine, d'autant plus pleine de mystère qu'elle est indéfinie : la répétition en groupe ternaire lyrique de l'expression vague « une chose », associée à des mots terrifiants (« atroce », « de la mort ») ou à une négation (« qu'il ne peut pas expliquer ») intensifie l'angoisse, parce que cette « chose », image de la fatalité, n'a pas de visage.
- Le discours du spectre est marqué par la même imprécision oppressante : la phrase « Prévenez la reine ! » tourne court : il y manque un complément d'objet indirect qui préciserait la teneur de la nouvelle à annoncer. Le spectateur ne sait pas non plus pourquoi il faut « cherche[r] Tirésias », le devin, peut-être capable d'élucider la menace, ni en quoi consiste le « secret ».
- L'urgence de la situation intensifie la tension tragique : à plusieurs reprises, Laïus souligne que le temps presse, soit explicitement (« Il n'y a pas une minute à perdre »), soit implicitement par le rythme heurté, la brièveté de ses phrases ou ses injonctions (« Courez ! Prévenez ! Cherchez ! »/ « Allez »). La mention très concrète du « jour » qui se lève, « des coqs et du soleil », annonciateurs de l'aube hostile aux spectres, vient confirmer la marche inexorable du temps.
3. Un point de non-retour, une fatalité inéluctable
- Omniprésence de la mort. Relevez son champ lexical.
- Un point de non-retour annoncé, l'inéluctable suggéré par la négation « ne…plus jamais », par l'expression au futur antérieur « ce sera fini », emblématique du tragique.
- Formule prophétique et « solennelle » qui annonce le dénouement : « Je mourrai ma dernière mort » (futur + « dernière », répétition de termes de même racine [polyptote] sur un rythme d'octosyllabe).
4. L'impossibilité à agir, à communiquer
Ce qui contribue aussi à faire de Laïus un personnage tragique, image de l'absurdité de la condition humaine.
- Son incapacité à agir dans le présent : verbes d'état à l'imparfait de durée.
- Son oubli de tout savoir : « il ne sait plus ».
- Son incapacité à communiquer clairement.
- Sa double mort : il mourra deux fois, destin à la fois tragique et absurde.
III. La modernisation du mythe : le mélange des tons
Mais le mythe classique est revivifié par une désacralisation ironique, caractéristique du théâtre moderne.
1. Les soldats, les personnages burlesques
- Leur langage, familier et relâché, jure avec l'expression noble de la tragédie et avec les interventions du spectre. Vocabulaire familier (« on » pour « nous » ; « gueuler » ; « bête » pour « angoissant » ; « gros mots » pour « mots grossiers » ; « ça par exemple », « petit nom d'amitié »). Expressions imagées populaires (« jeter des fleurs » ; « crevés de fatigue », « crevait de peur ») ou militaires : « quitté son poste ». Injures grotesques : « Vieille vache »… Syntaxe du langage oral : « il a dit comme ça que […] partir » ; ruptures de construction (« il parlait d'endroits… et qu'il s'est rendu… ») ; négation omise (« c'est pas faute… »).
- Leur comportement est caricatural. Ils ne respectent pas le fantôme royal (parce qu'il est mort) ni les autorités, ils « gueulent après les chefs » en leur absence mais, par un renversement subit d'attitude, devant leur « chef » ils retrouvent leur respect obséquieux et leur sens de la hiérarchie. Leur chef lui-même souligne avec ironie leur manque d'à-propos et leur grossièreté (« Trop aimables, messieurs » ; « Il vaut mieux être prévenu »).
- Cocteau donne à travers eux une piètre image de l'armée, pleine de sensiblerie (« le roi était un si brave fantôme »), vulgaire, bavarde et soumise…
2. La désacralisation du personnage du roi
- Cocteau, en latinisant le nom Laios en Laïus, crée un jeu de mots qui évoque pour le spectateur moderne de longs discours ennuyeux : or, ironiquement, ce roi, au lieu de s'exprimer en héros de tragédie, « raconte tant bien que mal », ne sait pas « expliquer », ses « phrases sans suite » s'emmêlent…
- La hiérarchie entre les personnages se trouve totalement bouleversée. Ce roi a perdu toute dignité et autorité : il s'adresse avec un respectueux « Messieurs » à de simples soldats et les « supplie » de l'« insulter ».
- Son comportement, désordonné, proche de la folie (« fou »), marque son impuissance dans tous les domaines (parole et actes). Le personnage du roi n'a plus la stature héroïque de son modèle shakespearien ; misérablement humain, déchu, c'est une parodie de souverain de tragédie.
3. Pourquoi ce mélange des tons ?
La scène révèle la misère des hommes, des vivants comme des morts. On peut dès lors s'interroger sur les fonctions et le sens de cet étrange mélange des tons pour rendre compte de l'absurdité de la condition humaine.
- Rire et fantaisie comme antidote à l'angoisse : le burlesque pour éviter de désespérer l'homme. Le comique met à distance ce que le monde a d'abominable (ici le parricide), de désespérant et le rend supportable (rappel de la réflexion de Figaro : « Je me presse de rire de tout de peur de devoir en pleurer »).
- Par la parodie, Cocteau de désacraliser le héros tragique : pour lui le personnage de théâtre est un homme banal, ridicule et attendrissant, avec ses grandeurs et ses petitesses. Une nouvelle conception du tragique.
- Tout en s'inscrivant dans une lignée (Sophocle, Shakespeare), Cocteau exprime son tempérament provocateur et revendique le droit à la fantaisie dans l'écriture.
Conclusion
[Synthèse] Dès le début de sa pièce, Cocteau donne aussi le ton. Mais la scène dépasse le rôle d'exposition : Cocteau y révèle sa vision de la condition humaine par la parodie et le mélange des tons, définit une nouvelle conception de la tragédie, marquée par le contexte d'après-guerre. [Ouverture] Plus tard, Anouilh dans Antigone fait revivre un Créon désacralisé, entouré de gardes brutaux qui « jouent aux cartes » pendant la tragédie et, après la Deuxième Guerre mondiale, Ionesco, dans Le roi se meurt, met lui aussi en scène un roi en plein désarroi, image d'une condition humaine absurde.
Se reporter au document B du corpus.