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Amérique du Sud • Novembre 2015
Séries ES, S • 16 points
Parole et colère
Commentaire
▶ Vous ferez le commentaire de l'extrait de La Thébaïde de Jean Racine (texte A).
Les clés du sujet
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Monologue de théâtre (genre) classique (mouvement) dans lequel Jocaste argumente (type de texte : plaidoyer et réquisitoire) sur son sort et les dieux (sujet), tragique, pathétique (registres), passionné, émouvant (adjectifs), pour rendre compte de son désarroi (buts de l'auteur) exhaler sa souffrance et sa révolte et s'en prendre aux dieux (buts de Jocaste).
Pistes de recherche
Le monologue pathétique et tragique d'une héroïne accablée
Analysez la forme théâtrale de la scène.
Quels sentiments ressent Jocaste ? Comment les exprime-t-elle ?
Comment se marque son exaltation ?
En quoi la situation de Jocaste est-elle tragique ? pathétique ?
Une parole de révolte contre l'injustice divine
Comment Jocaste se présente-t-elle face à son « crime » ? Comment se défend-elle de sa culpabilité ?
Analysez le portrait qu'elle dresse des dieux. Que leur reproche-t-elle ?
En quoi peut-on parler d'un réquisitoire ?
Quelle image de la condition humaine se dégage de ce monologue ?
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▶ La question de l'Homme : voir mémento des notions.
Corrigé
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Introduction
[Amorce] Les mythes antiques ont été une source privilégiée pour les dramaturges classiques du xviie siècle. Jean Racine, avant de réécrire les mythes d'Andromaque, d'Iphigénie ou de Phèdre, s'inspire en 1664 pour sa première tragédie La Thébaïde du mythe d'Œdipe, déjà exploité par Sophocle au Ve siècle avant notre ère. [Présentation du texte] La reine de Thèbes Jocaste vient d'épouser en secondes noces Œdipe ; mais elle découvre qu'il n'est autre que son propre fils et le meurtrier de Laïus, son premier mari et père d'Œdipe. [Problématique] La scène 2 de l'acte III atteint le sommet du tragique. [Annonce du plan] Dans un monologue pathétique, la reine exhale sa souffrance et sa révolte d'héroïne tragique accablée par les dieux [I] contre lesquels elle profère un réquisitoire impitoyable [II].
I. Le monologue tragique d'une héroïne accablée
1. Le monologue, forme tragique de l'expression
Jocaste trouve dans le monologue – qui suppose la solitude – un espace privilégié pour laisser jaillir ses émotions et dresser un bilan sur ce qu'elle vient de vivre et sur ce qu'elle ressent : sa souffrance et son impossibilité à mourir (v. 1-4), l'évocation du tourment qu'elle endure et de sa faute (v. 9-12), la mise en évidence de son innocence et de son ignorance (v. 13-15) et enfin sa révolte ouverte (v. 16-24).
Mais dans ce monologue, les variations dans la situation d'énonciation marquent le trouble tragique qui submerge Jocaste. Elle s'adresse d'abord à elle-même (les indices de la 1re personne dominent dans les premiers vers). Puis elle se tourne vers le « Ciel » – allégorie des Dieux –, qu'elle tutoie (« tes rigueurs ») ; en évoquant par le démonstratif généralisant « ceux » toutes les victimes qui ont subi le même sort qu'elle, elle souligne tragiquement la cruauté du ciel et l'impuissance des hommes, pour ensuite se focaliser sur sa propre torture (« mon cœur, je »). Enfin, elle apostrophe sur le ton de la prière (« Ô Dieux/votre colère/vous-mêmes ») les « Dieux » qui menacent une femme qu'ils ont eux-mêmes délibérément trompée. Devant leur mutisme désespérant, elle les désigne avec les indices personnels de l'absence (3e personne) et elle élargit et généralise son propos sur les agissements divins. Ce changement permanent d'énonciation se calque sur l'évolution du trouble de Jocaste, de la souffrance à la colère, puis au désir de communiquer avec les dieux, d'obtenir une explication devant cet enfer incompréhensible.
Le registre tragique de ce monologue tient essentiellement aux faits de parole de Jocaste, qui s'exprime en héroïne tragique : les apostrophes au « ciel » et aux dieux (v. 5, 13) – figures de la fatalité – que Jocaste prend à témoin et rend responsables de ses malheurs, (« ennuis si funestes », « rigueurs (…) redoutables », « tourments et maux »), l'accumulation de questions rhétoriques (notamment dans les six premiers vers), centrées sur les revendications principales (durée de la souffrance punition, mort refusée, injustice des dieux, culpabilité plus grave d'autres « criminels ») soulignent l'impuissance et la révolte de Jocaste devant son sort.
2. Jocaste, victime sacrifiée par les dieux
Pour rendre compte de l'intensité de sa douleur morale, Jocaste recourt au champ lexical de la souffrance (« souffrir, soufferts, souffre »), avec des mots souvent au pluriel (« ennuis, tourments, maux ») ; elle fait aussi appel à des mots intensifs (« si, tant de, tous les… »).
Les adverbes et prépositions de temps (« toujours », « jamais », « depuis »), l'adjectif « infinis » et le jeu des temps (qui passent du futur « dureront, feront » au passé « a soufferts, m'ouvrit », puis au présent « souffre ») indiquent que cette souffrance qui envahit la pensée de Jocaste est vécue dans la durée.
Enfin, le paradoxe des vers 3-4 (« tant de cruels trépas » « sans jamais » pouvoir accéder au « tombeau ») qui s'appuie sur une hyperbole (« tant de ») et la préférence qu'exprime Jocaste pour la mort plutôt que pour ces « tourments » indiquent l'intensité de sa souffrance.
3. L'expression de l'indignation
Au cours du monologue l'expression de la souffrance fait place à l'indignation. À travers de nombreuses phrases exclamatives émaillées de mots du champ lexical de la justice (« accablait les coupables/tu punis/justice/ne l'excuse pas »), Jocaste associe sa colère à l'idée de punition, dont elle souligne qu'elle est injustifiée par l'interjection « hélas ».
Mais la fin de son monologue marque un changement de ton et se teinte d'une forte ironie : le vers 18, phrase nominale qui résume l'attitude condamnable des dieux et clos par le mot « justice » mis en relief à la fin du vers, le démonstratif « ces [Dieux] » qui garde la valeur péjorative latine, accusent implicitement, par antiphrase, les dieux d'injustice. L'irrévérence du dernier vers remet explicitement en question leur réel pouvoir.
[Transition] Mais, dans son monologue Jocaste, bien que victime, condamnée à une souffrance éternelle et damnée, ne se borne pas à exhaler sa douleur : elle dresse un violent réquisitoire contre les agissements des dieux qu'elle juge cruels et aveugles.
II. Une parole de révolte contre l'injustice divine
1. Le plaidoyer d'une coupable innocente
Dans cette confrontation avec les Dieux, Jocaste fait son propre plaidoyer. Par le lexique du crime et de la faute et par la rime significative « infâme/femme », elle ne nie pas sa culpabilité qu'elle reconnaît à plusieurs reprises.
Mais elle souligne fortement aussi qu'elle est innocente et de nombreuses expressions indiquent qu'il s'agit d'une culpabilité subie et infligée par la fortune : « je me trouvai la femme » ; « crime involontaire », « le connaissais-je ? », « fils infortuné ».
Elle se peint comme un personnage réduit à la passivité par les dieux : les indices personnels de la 1re personne sont le plus souvent en fonction d'objet de verbes (« me feront-ils souffrir », « précipiter mes pas », « ils conduisent nos pas », « ils nous le font commettre »).
2. Un réquisitoire contre des dieux implacables
Jocaste dresse un portrait sans indulgence de ces divinités.
En les associant au lexique de la vengeance et de la punition par la rime « funestes/célestes », elle souligne leur cruauté presque sadique (« vengeances, cruels, rigueurs »), puisqu'ils prennent « plaisir » à lui refuser le soulagement de la mort (v. 2-3, 5-6).
Ils sont aussi sujets à une « colère » (v. 14) dont on ne connaît pas la cause. Le terme « courroux », qui jure avec le mot « doux » à la rime, souligne leur attitude excessive dans la vengeance : les dieux apparaissent comme des êtres sans pitié, qui ne pardonnent pas, alors qu'ils sont eux-mêmes coupables (v. 21), et incapables de mesure ou de raison. Jocaste les accuse en fait du péché suprême d'ordinaire reproché aux hommes : la démesure (hubris).
Pire encore, ils semblent impuissants (« ne peuvent-ils pas… ? ») à exercer la justice contre de vrais coupables dont le « crime » est souligné par la répétition « criminels »/« crime » dans le même vers (v. 21).
Ce réquisitoire va de pair avec une vision tragique de la condition humaine : en proie à l'acharnement divin, l'homme se trouve démuni, l'oxymore « illustres misérables » traduit ce poids insupportable. Jocaste se trouve dans la situation paradoxale d'une héroïne criminelle malgré elle condamnée à vivre.
3. Un réquisitoire contre des dieux omnipotents
Il ressort de ce monologue poignant que ce sont les dieux les coupables.
Omniprésents, en position de sujet de verbes d'action (« ouvrit, conduisent », trois fois le verbe « faire » – v. 20, 21, 22), Jocaste en fait les vrais responsables agissants du malheur et des « tourments » des hommes.
La contradiction de leur attitude apparaît dans la métaphore du « précipice » (v. 17, 19 : « au bord du crime ») : ils amènent l'homme vers la mort mais le retiennent « au bord », comme pour prolonger sa souffrance et le soumettre à la tentation de mourir pour abréger ses peines (v. 4) ; ils le forcent à commettre un acte indigne, le tentent mais ne lui offrent aucune possibilité de se racheter (v. 19-20 : « ils […] ne l'excusent pas »). Plus démoniaques que divins, ils semblent jouer avec les sentiments et la vie des humains.
Face à eux, Jocaste se trouve comme mise en pièces (série de métonymies : « mes bras », « mes pas » et « mon cœur »). Elle se présente comme impuissante et manipulée : les dieux font dévier sa route et ses sentiments. Leur mise en cause se renforce de la répétition d'un « vous » accusateur précédé du présentatif « c'est » (v. 16-17).
Remarque
Dans l'analyse d'un texte en vers, il faut absolument faire des remarques sur l'écriture poétique, sur la versification (type de vers, rythme, sonorités…) mais en les reliant à l'identification de l'effet produit.
Conclusion
Malgré les contraintes et l'exigence de bienséance dans la tragédie classique du xviie siècle, Racine, dans le monologue de Jocaste, réussit à rendre compte de l'intensité poignante du désarroi et de la révolte de son héroïne, qui incarne le tragique de la condition humaine. [Ouverture] Son fort potentiel tragique lui vaudra d'être l'objet de multiples réécritures littéraires : quatre siècles après Racine, Cocteau dans La Machine infernale, modernise ce personnage et lui donne un nouveau visage.