Le devoir
Le devoir
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Explication de texte
Kant, Leçons d'éthique
Intérêt du sujet • Socrate, qui exalte la vertu, était-il irréprochable dans sa vie ? Certains moquent ces philosophes qui voudraient que nous soyons tous vertueux, alors qu'ils sont des hommes, et non des saints. Mais les lois morales doivent-elles être relatives, souples, et admettre des exceptions ?
Expliquer le texte suivant :
Il suffit par exemple qu'un malheureux nous aborde pour que nous ressentions de la compassion pour lui et lui venions en aide, ce qui toutefois ne se serait pas produit s'il nous avait implorés par écrit. De même un voyageur de passage qui aperçoit des miséreux étendus sur son chemin et leur porte secours, n'est pas poussé à agir ainsi pour en retirer des honneurs ou un avantage personnel, car bientôt il aura quitté ces lieux, mais parce que cette action est bonne en elle-même. Il y a donc dans notre cœur quelque chose de moralement pur, bien que sa force d'impulsion ne suffise pas complètement pour faire contrepoids à nos impulsions sensibles. Mais le jugement sur la pureté morale attire à lui, par association, de nombreux motifs de pureté, aiguillonnant ainsi nos actions, jusqu'au point où cela devient chez nous une habitude. On ne doit donc pas persister à chercher les taches et les faiblesses chez les hommes, ou dans la vie d'un Socrate par exemple, car cela n'est d'aucune utilité, plus encore, c'est là une pratique nuisible. En accumulant ainsi les exemples d'imperfection morale, on finit par se flatter soi-même de sa propre imperfection. Cette avidité à trouver des défauts chez les autres trahit une forme de méchanceté, mais aussi d'envie devant la moralité que l'on voit briller chez autrui, et dont on est soi-même dépourvu. Le principe que nous tirons de la faiblesse de la nature humaine est le suivant : les lois morales ne doivent jamais s'ajuster aux faiblesses de l'homme, mais doivent être présentées dans leur sainteté et dans leur pureté parfaites, quelle que soit la constitution de la nature humaine.
Emmanuel Kant, Leçons d'éthique, 1780.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Repérer le thème et la thèse
Kant se demande si la morale doit tenir compte de l'imperfection de la nature humaine.
Il démontre ici qu'il existe en nous une aptitude au désintéressement, et que partir de nos imperfections pour définir les lois morales ruinerait la morale : on doit donc définir les lois morales sans se demander s'il nous est possible de leur obéir.
Dégager la problématique
Repérer les étapes de l'argumentation
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Question abordée] Sommes-nous capables, nous qui sommes sujets aux inclinations sensibles, d'agir de façon désintéressée ? Et sinon, à quoi bon se référer à des lois morales impératives auxquelles nous serons incapables d'obéir ? [Problématique] On pourrait penser que la constitution d'une éthique doit se fonder sur l'observation de la nature humaine : étant faillibles, nous ne pourrions adopter que des règles d'action souples et relatives. Pourtant, faut-il partir de nos défaillances pour déterminer les règles d'une éthique ? Kant démontre dans ce texte que l'on doit définir des lois morales indépendamment de la considération de ce qu'il nous est possible de faire. [Annonce du plan] Il ouvre sa démonstration par deux exemples indiquant notre capacité à être désintéressés. Puis il distingue cette bonté spontanée, mais fragile, du jugement moral, par lequel notre raison résiste à nos penchants. Par conséquent, le constat de notre faiblesse ne doit pas déboucher sur une éthique adaptée à ce que nous pouvons faire, mais sur une éthique rigoureuse, centrée sur ce que nous devons faire.
1. Il y a en nous des indices d'une pureté morale
A. Nous éprouvons de la compassion
La démonstration s'ouvre sur deux exemples prouvant qu'il nous est possible de vouloir agir sans y avoir intérêt. Le premier souligne la spontanéité d'une action guidée par la compassion. La compassion (de cum, avec, et patior, souffrir) est le sentiment par lequel je fais mienne la souffrance de l'autre : le motif de mon action est sentimental, ce qui explique sa spontanéité. La compassion ne résulte pas d'une réflexion mais est immédiatement éprouvée au contact de la détresse d'autrui, ce que Kant souligne en distinguant le cas du malheureux qui nous « aborde » et la suscite en nous de celui qui, nous implorant « par écrit », échoue à la produire. La médiation de l'écrit éloigne alors cette détresse à laquelle nous devons nous identifier pour compatir.
définition
Est médiat ce qui suppose un intermédiaire, un détour. Ce qui est immédiat est atteint directement : au sens courant, immédiat signifie instantané, spontané. En philosophie, ce terme désigne ce qui est donné ou connu avec évidence.
B. Nous sommes capables de désintéressement
Tempéré par cette distinction qui souligne à la fois notre spontanéité morale et ses limites, ce premier exemple est alors redoublé par un second exemple soulignant le désintéressement de certaines conduites. Celui qui vient en secours à des hommes en détresse n'agit pas « pour en retirer des honneurs ou un avantage personnel », c'est-à-dire par intérêt, mais « parce que cette action est bonne en elle-même », autrement dit par devoir. Or, ce qui définit l'acte moral est son désintéressement : ce qui me pousse à agir n'est pas la logique calculatrice de l'intérêt, par laquelle je pèse les avantages et inconvénients qui résulteront pour moi de ma conduite, mais la seule volonté de bien agir.
à noter
Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant distingue l'« impératif catégorique » selon lequel une action apparaît « nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but », de l'« impératif hypothétique » selon lequel « l'action n'est bonne que comme moyen pour quelque autre chose ».
[Transition] De là, faut-il conclure que notre capacité à bien agir est, comme le soutient en particulier Rousseau, d'origine purement sentimentale ?
2. Nous résistons à nos penchants grâce à notre raison
A. Notre sentiment résiste mal à nos penchants
On pourrait croire que ces exemples suffisent à établir notre pouvoir d'agir indépendamment des inclinations sensibles qui nous portent à chercher notre satisfaction propre. Kant les ramène pourtant à leur limite. Ce qu'ils montrent, dit-il, c'est seulement qu'il y a « dans notre cœur quelque chose de moralement pur ». Autrement dit, ils sont autant d'indices de notre pureté morale : ils établissent qu'il est humainement possible d'agir avec désintéressement.
Cependant, ils ne permettent pas d'affirmer que nous sommes capables, par la compassion ou la volonté de faire le bien, de lutter contre nos « impulsions sensibles ». Apparaît alors une comparaison des forces : la force de nos « impulsions sensibles » serait supérieure à celle de notre « cœur », c'est-à-dire à la force de notre compassion ou de notre volonté de bien agir.
B. C'est notre raison qui nous permet de lutter contre nos penchants
Mais sommes-nous donc incapables d'agir moralement dans le cas où cette action s'oppose à nos intérêts et à nos penchants ? Kant distingue alors la force de notre cœur de la force du « jugement sur la pureté morale », qui, lui, serait un appui solide dans cette lutte contre nos penchants, en ce qu'il est un jugement objectif produit par notre raison.
Un tel jugement, dit-il, peut ainsi « aiguillonner » nos actions, à savoir leur fournir un principe suffisamment objectif et contraignant pour que nous puissions lutter contre l'habitude que nous avons d'agir pour satisfaire nos penchants. À cette tendance naturelle, nous pouvons opposer ce jugement solide, stable, indépendant des variations du cœur, auquel nous prendrons l'habitude de référer nos actions.
Le conseil de méthode
Votre commentaire suit le fil de l'argumentation : vous devez donc faire des transitions entre les parties, dans lesquelles vous formulez la question qui se pose encore à ce point du raisonnement. Ces transitions témoignent de votre compréhension de la structure de l'argumentation.
[Transition] Mais alors, si nous avons en nous de quoi lutter efficacement contre nos penchants, pourquoi faudrait-il adapter l'éthique à notre nature ?
3. De notre faiblesse, il faut conclure à la nécessité de lois morales rigoureuses
A. Souligner les faiblesses de la nature humaine est nuisible
Enfin, Kant tire les conséquences de sa démonstration, en établissant à la fois notre faiblesse et la nécessité d'une morale faite d'impératifs catégoriques, c'est-à-dire d'impératifs universels et n'autorisant aucune exception. Notre faiblesse, dit-il, est un fait : aucun homme, pas même ce modèle de sagesse qu'est Socrate, ne peut prétendre à la perfection morale.
Pourtant, se repaître des imperfections d'un Socrate est, dit-il, vain et même « nuisible », puisque ce qui est à l'œuvre dans notre tendance à jeter le soupçon sur le désintéressement des plus purs, c'est, dit Kant, l'« envie ». Autrement dit, nous voudrions être cet homme pur, mais, au lieu de le prendre pour modèle, nous faisons de lui l'épouvantail de la nature humaine par lequel nous nous dédouanons.
B. Les impératifs moraux doivent être catégoriques
Reprocher aux lois morales catégoriques leur caractère inhumain en se fondant sur le spectacle de nos imperfections serait donc le reflet d'une passion malsaine, voire d'une impuissance. Du constat selon lequel la nature humaine est imparfaite, nous ne devons en réalité pas conclure à la nécessité d'une éthique aux règles relatives et souples auxquelles il serait possible de déroger, mais au contraire à la nécessité de commandements moraux catégoriques, dont le caractère objectif et contraignant nous armera contre les errements de nos penchants.
Conclusion
En définitive, Kant justifie dans ce texte la nécessité d'une morale impérative et catégorique. La constitution d'une éthique ne doit pas partir de la question de ce qu'il nous est possible de faire, mais de ce que nous devons faire : en somme, l'éthique doit se constituer indépendamment de toute considération portant sur la nature humaine.