France métropolitaine 2023 • Dissertation
Sprint final
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France métropolitaine • Juin 2023
Le bonheur est-il affaire de raison ?
Dissertation
Intérêt du sujet • On dit qu’il y a le « choix du cœur » et le « choix de la raison ». Le premier s’effectue en vertu d’une attirance puissante, bien que parfois mystérieuse, le second d’après un calcul rigoureux et prudent. Lequel des deux nous conduira le plus directement au bonheur ?
Les clés du sujet
Définir les termes du sujet
Bonheur
Il s’agit d’un sentiment de plénitude éprouvé par un individu dont l’ensemble des désirs, ou du moins les plus importants, sont satisfaits.
Le bonheur est difficile à définir (difficulté théorique) mais peut-être encore plus à atteindre (difficulté pratique).
Être affaire de
Au sens strict, il s’agit de ce qui relève de la compétence d’un individu ou d’une faculté, par exemple : « prendre les décisions est l’affaire du chef », « connaître est l’affaire de l’entendement », etc.
Au sens large, c’est ce qui appartient à un domaine, le concerne.
Raison
La raison est la faculté naturelle propre à l’être humain, permettant de distinguer le vrai du faux (usage théorique) et le bien du mal (usage pratique).
Le terme est lié à deux adjectifs : rationnel (dénotant le calcul, la logique) et raisonnable (dénotant la prudence, la modération).
Dégager la problématique
Construire un plan
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Reformulation du sujet] Ce sujet concerne moins la définition du bonheur que les moyens d’y parvenir. Le bonheur est-il affaire de raison ? [Définition des termes du sujet] Il s’agit de savoir si notre faculté naturelle de distinguer le vrai du faux, et le bien du mal, peut nous guider dans la recherche d’une vie pleinement heureuse et accomplie. [Problématique] On voit d’abord mal quel lien établir entre le sentiment et la raison, mais celle-ci joue peut-être un rôle que l’expression « affaire de » laisse indéterminé, depuis la plus mince contribution au titre de moyen, jusqu’à l’idée que cultiver notre raison serait la finalité de l’existence. [Annonce du plan] Nous commencerons par remarquer que le bonheur est d’abord une affaire de sensibilité. Nous explorerons ensuite la recherche du bonheur hors de la raison, voire contre celle-ci. On terminera en soulignant le caractère raisonnable de la nature humaine.
1. Le bonheur est affaire de sensibilité
A. L’affaire de la raison est la connaissance
Le conseil de méthode
Servez-vous des repères au programme : contingent/nécessaire, universel/particulier.
Le bonheur est contingent, car exposé à tous les aléas de la vie : c’est d’abord une affaire de chance. En français classique, le terme heur désigne le hasard, le sort qui nous échoit, qui est tantôt bon, tantôt mauvais, et sur lequel nous n’avons pas entièrement prise. C’est ce que les Anciens appelaient la « fortune », divinité capricieuse et imprévisible.
L’affaire de la raison est de connaître. Le raisonnement s’applique aux réalités nécessaires, celles qui ne peuvent être autrement qu’elles sont, à l’image des objets mathématiques. Dans La République, Platon explique par l’allégorie de la caverne que la partie raisonnable de l’âme est la meilleure, car elle aspire à la sagesse : elle est vouée à contempler les « Idées » pour distinguer le vrai du faux et le bien du mal.
B. Le bonheur est un idéal de l’imagination
Parce que le plaisir est l’indice unique et infaillible de sa présence, le bonheur est l’affaire des sens. Le bonheur est un état de plaisir durable, intense, varié, qu’un individu éprouve lorsque tous ses désirs, ou du moins les plus importants, sont comblés. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant explique qu’au-delà de cette définition générale, on serait bien en peine de préciser « en des termes précis et cohérents » ce que l’on désire.
Kant qualifie le bonheur d’« idéal de l’imagination » : s’il fait l’objet d’un désir universel, chacun se le représente selon sa sensibilité particulière. Par opposition, « l’idéal de la raison » combine le respect de la loi morale et l’unification de toutes les connaissances possibles.
[Transition] La raison se tourne vers des fins plus élevées que le bonheur (la connaissance, la vertu, la sagesse). Celui-ci doit-il alors se construire hors de la raison, voire contre elle ?
2. La vie heureuse n’est pas une vie raisonnable
A. Le bonheur se situe hors des limites de la raison
Nous recherchons le plaisir et fuyons la douleur, mais le « principe de plaisir » se heurte au « principe de réalité ». Selon Freud, être adulte implique d’accepter la réalité, sous peine de devenir triste ou malade : il faudrait donc se contenter d’un bonheur limité. Mais il en va ici comme du « mariage d’amour » et du « mariage de raison » : on peut s’interdire toute folie, mais c’est au risque de la résignation et de l’ennui !
Une satisfaction mesurée ne mérite pas le nom de bonheur. Au contraire, c’est souvent dans la passion, excessive et déraisonnable par nature, que se manifeste notre aspiration au bonheur. Avant que le romantisme ne développe cette idée, Rousseau l’avait formulée en situant essentiellement le bonheur dans l’imaginaire stimulé par le désir.
citation
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » (Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse)
B. La quête du bonheur est une course au plaisir
Dans un dialogue de Platon, Socrate fait face à un contradicteur très retors nommé Calliclès. Celui-ci déclare que ce qu’ordonnent la morale et les lois n’est que balivernes, conventions faites à l’encontre de la nature qui prescrit, elle, de vivre dans la jouissance : « Éprouver toutes sortes de désirs et les assouvir, voilà la vie heureuse ! » (Gorgias).
Mais la raison ne représente pas nécessairement un obstacle dans cette course effrénée au plaisir, puisque l’intelligence peut être mise au service des passions. C’est sous cet angle que Hobbes définit la raison comme un calcul (en latin ratio) des moyens les plus aptes à assurer un renouvellement permanent de la satisfaction.
citation
« La félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir. » (Hobbes, De la nature humaine)
[Transition] On ne peut pas concevoir le bonheur en totale opposition à la raison, puisque celle-ci conserve au moins un rôle instrumental. Ne faut-il pas aller plus loin en la plaçant au cœur de cette recherche ?
3. La raison guide notre quête du bonheur
A. La sagesse épicurienne
Le bonheur est certes affaire de sentiment, et plus précisément de plaisir, mais on peut comprendre avec les épicuriens le rôle crucial que doit jouer la raison. Si les hommes sont malheureux, estime Lucrèce, c’est de leur propre faute puisqu’ils cherchent « au hasard » le chemin de la vie, au lieu de se régler sur la connaissance de la nature.
l’auteur
Lucrèce (98-55 av. J.-C.).
Admirateur d’Épicure, Lucrèce délivre son enseignement dans son poème De la Nature. Tout en étant très fidèle au maître fondateur, il s’en distingue par sa sensibilité, son style et sa profondeur.
Ainsi, dans la Lettre à Ménécée, Épicure a indiqué la voie sûre vers le bonheur en distinguant les désirs naturels des désirs artificiels et en proposant de se concentrer sur les premiers (surtout s’ils sont nécessaires). Tout plaisir est un bien, mais tout plaisir n’est pas à rechercher, car certains engendrent de plus grandes douleurs. Et toute douleur est en soi un mal mais n’est pas nécessairement à éviter : « il faut en juger à chaque fois, en examinant avantages et désavantages » par un calcul d’où la modération sort toujours gagnante.
B. Le bonheur est aussi celui de la raison
La dimension raisonnable de la nature humaine doit aussi s’épanouir. Mill distingue bonheur et satisfaction dans L’Utilitarisme. Les satisfactions concernent tous les désirs et besoins élémentaires qui nous sont communs avec les animaux (manger, boire, etc.). Mais le bonheur inclut aussi d’autres formes d’épanouissement qui nous sont propres, car elles ont une dimension spirituelle ou culturelle (la connaissance du monde et de soi, les arts, les relations sociales, amicales et amoureuses, etc.).
Enfin, les sagesses antiques nous apprennent que le bonheur suprême réside dans l’exercice de la raison, faculté la plus élevée de l’âme humaine. Les stoïciens, par exemple, pensent qu’une raison suprême gouverne l’univers, et que la nôtre n’en est qu’une petite partie. Si ma raison parvient à se reconnaître dans la raison universelle, dit Sénèque, alors je suis en mesure non pas de me résigner, mais d’aimer le destin qui m’échoit, et de dire à chaque instant que je suis heureux.
citation
« Être heureux, c’est laisser à la raison le soin de donner son prix à tout ce qui constitue notre existence. » (Sénèque, De la Vie heureuse)
Conclusion
Le bonheur est affaire de raison, car une vie lucide et éclairée vaut mieux qu’une vie erratique dominée par le caprice des sens. S’il faut souligner la dimension affective du bonheur, on ne doit pas négliger pour autant notre nature raisonnable.