La comédie sociale
Écrit
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Sujet d'écrit • Dissertation
Les Caractères : des pièces sans masque et sans théâtre ?
Intérêt du sujet • Comment Les Caractères mettent-ils en évidence la « comédie » que nous jouons tous sur la scène du monde ?
Pierre Le Moyne, moraliste contemporain de La Bruyère, a écrit à propos des caractères : « Chacun pris à part est une représentation muette, et peut passer pour une pièce sans masque et sans théâtre. » Selon vous, cette affirmation peut-elle s'appliquer aux Caractères de La Bruyère ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé. Votre réflexion prendra appui sur Les Caractères de La Bruyère, sur le travail mené dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Les clés du sujet
Analyser le sujet
Formuler la problématique
Peut-on considérer chaque caractère comme une saynète jouée sans les conditions de représentation propres au théâtre ? Les Caractères s'inspirent-ils d'un modèle théâtral ou – si l'on s'inscrit dans une perspective morale – tendent-ils à décrire la société comme une représentation théâtrale ?
Construire le plan
Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Accroche] Chez l'auteur antique Théophraste, les caractères sont conçus comme des « portraits moraux », qui décrivent et classent les vices humains. Inspirés de cette œuvre, Les Caractères de La Bruyère contiennent des textes brefs, de formes variées : l'anecdote succède à la sentence, et le portrait à la maxime.
[Explication du sujet] Pierre Le Moyne, contemporain de La Bruyère et auteur de Peintures morales, définit le caractère, en tant que genre littéraire, comme une petite pièce de théâtre sans paroles, sans masque ni scène ou décor.
[Problématique] L'œuvre de La Bruyère correspond-t-elle à cette définition ? Les Caractères se réfèrent-ils au genre théâtral ? En quoi, à tout le moins, le thème du théâtre y est-il central ?
[Annonce du plan] Nous verrons tout d'abord ce que Les Caractères empruntent au théâtre, puis nous montrerons que cette œuvre complexe ne peut être réduite à ce seul modèle. Enfin, nous nous intéresserons au « théâtre du monde » tel qu'il est représenté par La Bruyère.
I. Le modèle du théâtre dans Les Caractères
Le secret de fabrication
Dans cette première partie, nous montrerons dans quelle mesure La Bruyère s'inspire du genre théâtral dans ses Caractères.
1. Des personnages de comédie
Les personnages des Caractères évoquent souvent le monde du théâtre, en particulier celui de la comédie italienne. Dans les portraits où les protagonistes sont dotés de noms, certains renvoient à des personnages de théâtre, tels Acis ou Clitandre.
à noter
La comédie italienne met en scène des personnages types (les jeunes amoureux, le vieux barbon, le valet audacieux…). Très appréciée au xviie siècle, elle sert de modèle aux dramaturges français.
Par ailleurs, de nombreux personnages des Caractères correspondent à des types propres au théâtre comique : l'ambitieux, le pédant, le parvenu, etc. À l'instar du Tartuffe de Molière, le faux dévot Aristarque (« Des Grands », 45) annonce avec « héraut » et « trompette » qu'il « doit faire demain une bonne action ».
Dans le caractère 50 (« Des Grands »), les Pamphiles sont décrits comme de « vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris ». Cette référence à de célèbres comédiens de l'époque suggère la parenté qui existe entre les personnages de La Bruyère et le théâtre comique.
2. Une mise en scène théâtrale
Pour décrire les caractéristiques morales de ces personnages, La Bruyère utilise souvent le portrait en action – un procédé évoquant le genre théâtral. Dans le portrait de Théodote (« De la Cour », 61), l'accent est ainsi mis sur sa « démarche », son « attitude », ses « gestes » afin de faire ressortir son inquiétante « manie » de plaire. Le personnage de Théognis (« Des Grands », 48) est également représenté comme s'il évoluait sur une scène de théâtre : « il n'est pas hors de sa maison, qu'il a déjà ajusté ses yeux et son visage, afin que ce soit une chose faite quand il sera en public ».
De manière plus générale, Les Caractères témoignent d'un goût pour la dramatisation, notamment par le recours aux effets de chute. Dans « De la Société et de la Conversation », le caractère 9 dresse un décor minimal, un « repas » mondain, et met en scène le pédant Arrias, qui « ôte » la parole à tous les convives pour mieux se faire valoir, avant de le ridiculiser par une chute aussi comique qu'inattendue.
La caricature et l'ensemble des procédés d'amplification, très courants au théâtre, jouent également un rôle important dans Les Caractères. L'« incurable maladie de Théophile », l'ambitieux, en fournit un exemple (« Des Grands », 15).
II. Une œuvre aux formes et sources d'inspiration variées
Le secret de fabrication
Dans la deuxième partie, nous verrons que le modèle du théâtre ne suffit pas pour décrire toute l'œuvre de La Bruyère, marquée notamment par l'influence de la peinture.
1. Des fragments de genres différents
Les saynètes qui se réfèrent au genre théâtral ne constituent pas, toutefois, la majeure partie de l'œuvre de La Bruyère, qui contient également des aphorismes, des sentences et des maximes, autrement dit de brefs énoncés à valeur de vérité universelle.
Par ailleurs, si le moraliste maîtrise l'art du « morceau choisi », en particulier dans les portraits, il insiste, dans sa préface, sur le « plan » de son ouvrage et les « raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres ». Il semble pertinent de ne pas se limiter à considérer les caractères « chacun pris à part ». Les livres VII (« De la Ville »), VIII (« De la Cour ») et IX (« Des Grands ») offrent, par exemple, une sorte de gradation : Paris, « singe de la Cour », en annonce les corruptions, tandis que les courtisans, ambitieux et grimaçants, préfigurent les « Grands » et leurs travers. L'œuvre apparaît ainsi comme une vaste fresque.
2. Le modèle de la peinture
citation
« Tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre. » (Préface au « Discours de réception à l'Académie » de La Bruyère.)
Dans sa préface, La Bruyère présente Les Caractères comme un « portrait fait […] d'après nature », rapprochant son art de celui du peintre. Son modèle se trouve dans la mimesis des Anciens, autrement dit l'imitation du réel. Observateur averti de la société parisienne et de la Cour, il brosse des portraits saisissants de vie.
La référence à la peinture est explicite dans certains caractères, comme le double portrait de Cimon et Clitandre (« De la Cour », 19) : le moraliste doit « peindre le mouvement » afin de « représenter » ces courtisans affairés, qui jouent les importants.
Le portrait de Théodote (« De la Cour », 61) témoigne, par ailleurs, d'un art consommé de l'hypotypose. En quelques phrases, La Bruyère fait surgir une image frappante dans l'esprit du lecteur, notamment par l'énumération d'adjectifs : « [Théodote] est fin, cauteleux, doucereux, mystérieux ».
Cependant, qu'il exerce des talents de peintre ou de metteur en scène, le moraliste vise principalement à mettre au jour le fonctionnement de la société humaine.
III. Les Caractères ou « le théâtre du monde »
Le secret de fabrication
Dans la troisième partie, nous réexaminerons la citation initiale en nous attachant à démontrer en quoi la représentation théâtrale est au cœur des Caractères en tant que métaphore du fonctionnement de la société.
1. La société comme représentation théâtrale
Pour La Bruyère, se trouver en société, c'est voir « un homme qui entre sur la scène » (« De la Cour », 61). Nul besoin de masque ni de décor de théâtre pour décrire un monde fondé sur les apparences, où chacun est en représentation permanente, que ce soit à « la ville » ou à « la Cour ». Le moraliste reprend ainsi l'image baroque du « théâtre du monde ».
mot clé
L'expression theatrum mundi (le théâtre du monde) renvoie à la dimension théâtrale de la vie en société. Dans Comme il vous plaira, Shakespeare écrit que « le monde entier est un théâtre, / Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. »
Dans le caractère 99 (« De la Cour »), La Bruyère développe l'analogie entre le « monde » et le « théâtre ». Il évoque le temps à venir où ses contemporains « auront disparu de dessus la scène », remplacés par « de nouveaux acteurs ». La « scène » du monde est immuable et les générations s'y succèdent. L'auteur considère la société pour ce qu'elle est, à savoir une « comédie », terme qui désigne au xviie siècle une pièce comique aussi bien que le théâtre en général.
Au sein de ce théâtre, les hommes et les femmes, gouvernés par leur amour-propre, vivent dans le « seul théâtre de leur vanité » (« De la Ville », 11), tel Pamphile, qui « ne se perd pas de vue » pour s'assurer qu'il joue bien son rôle : « en un mot [il] veut être grand, il croit l'être, il ne l'est pas, il est d'après un Grand » (« Des Grands », 50).
2. Le rôle du moraliste
Si le monde se présente comme un théâtre, le moraliste s'efforce d'en dévoiler les coulisses et de faire tomber les masques de ses acteurs.
Dans le double portrait de Cimon et Clitandre, La Bruyère incite le lecteur, par une série de conseils, à s'imaginer partie prenante de la scène. Une fois conscient de ce qui se cache derrière les apparences de la vie en société, le lecteur peut adopter le recul nécessaire afin de ne plus en être dupe.
Par ailleurs, lorsque le moraliste donne la parole à ses personnages, c'est bien souvent pour en montrer la vacuité, comme dans le portrait de Straton (« De la Cour », 96) où l'on rapporte ce que ce personnage « a dit de soi » pour se faire « valoir ». En ce sens, les discours des personnages sont dénoncés comme des artifices supplémentaires, au même titre que leur costume ou leur gestuelle.
Les Caractères partagent ainsi une même ambition avec le théâtre classique : corriger les mœurs par le rire. Conformément à la doctrine classique, la « pièce » tend à instruire le lecteur ou le spectateur tout en le divertissant. La satire des travers humains chez La Bruyère n'est pas sans rappeler la représentation qu'en donne Molière dans L'Avare ou Le Misanthrope.
mot clé
Castigat ridendo mores signifie « corriger les mœurs par le rire » et renvoie à la fonction morale du théâtre comique : le spectacle des vices humains et de leur châtiment doit conduire le public à s'amender.
Conclusion
[Synthèse] Si La Bruyère emprunte de nombreux procédés au théâtre dans Les Caractères, il se veut avant tout le peintre des travers de ses contemporains afin de « corriger les mœurs par le rire ». Au-delà du plaisir de la « représentation », il dévoile les mécanismes du « théâtre du monde » et invite les lecteurs à ne pas en être dupes.
[Ouverture] Le moraliste dresse ainsi le tableau d'une « comédie humaine », comparable à celle que Balzac décrira deux siècles plus tard.