LA CULTURE
Le langage
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Antilles, Guyane • Juin 2017
dissertation • Série L
Les mots nous éloignent-ils des choses ?
Les clés du sujet
Définir les termes du sujet
Les mots
Les mots sont des unités linguistiques formées de syllabes et de lettres. Le mot est généralement tenu pour la plus petite unité significative. Un mot signifie dans sa relation avec d'autres mots au sein d'une langue. Il n'est pas une copie de la chose, il en donne le sens.
Nous éloignent-ils
Le verbe éloigner désigne l'action de mettre à distance, d'écarter. Si les mots nous éloignent des choses, ils nous en écartent et nous font peut-être perdre le contact avec elles. À force de s'éloigner, on devient étranger.
Des choses
Le sens du terme chose est très indéterminé. Les choses désignent l'ensemble de ce qui est. On est donc tenté de leur donner pour synonyme la « réalité » (res signifie « chose » en latin). Les choses font référence aux réalités extérieures au langage. La cafetière dans laquelle on fait le café est une chose, le mot qui la désigne en est le signe.
Dégager la problématique et construire un plan
La problématique
Deux fonctions se détachent lorsque l'on pense au langage : la représentation et la communication. Nous pouvons, par son truchement, nous représenter le monde comme nos états d'âme et en faire part à autrui. Dans ce registre, les mots offrent l'avantage d'être d'un usage plus simple et plus varié que des dessins ou des gestes. Dire va plus vite que dessiner ou mimer tout en étant plus efficace. Quelles sont cependant les relations des mots aux choses ? Ils les désignent, et servent à parler à leur sujet, mais appartiennent-ils au même univers ? Il est clair qu'ils ne leur ressemblent pas comme un portrait renvoie au modèle. N'y a-t-il pas alors le risque de tomber dans une abstraction qui nous fait prendre le mot pour la chose ? Les mots font-ils écran à la perception des choses ou sont-ils un moyen de les faire apparaître en les nommant ?
Le plan
Nous montrerons d'abord que l'importance sociale de la communication accrédite la thèse d'une liaison étroite des mots et des choses. Puis nous étudierons de plus près la nature des mots, ce qui conduira à donner sens à la thèse d'un écart qui nous éloignerait des choses. La dernière partie s'intéressera à la façon dont la poésie tente de redonner aux mots une vigueur qu'un usage à des fins utilitaires risque d'affadir.
Éviter les erreurs
Il ne faut pas confondre ce qui est signifié avec la chose elle-même. Une connaissance minimale de la nature du signe linguistique est requise pour bien comprendre ce sujet. La réflexion sur les mots ne doit pas être remplacée par des propos généraux sur le langage.
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
Il est courant de dire que le propre de l'homme est le langage. Ce terme ne désigne pas seulement la capacité d'exprimer une émotion mais de composer des discours au sujet de tout ce qui se présente à nous. Le logos est ainsi différent de la phonè ou de la voix. Celle-ci n'est pas articulée et ne permet que de manifester des besoins. Le langage se réalise dans des langues qui sont des systèmes de signes. Les mots sont des signes au moyen desquels nous formons des pensées. Mais quel est leur rapport aux choses ? Quand nous parlons d'une « voiture », il est clair que ce mot ne ressemble pas à la chose qu'il désigne. Nul ne peut nier qu'ils soient des auxiliaires indispensables à la vie sociale mais pourrait-on envisager que, d'une certaine façon, ils nous éloignent des choses auxquelles ils se rapportent ?
1. Les mots font accéder aux choses
A. Une relation spontanément vécue
Notre relation aux mots est d'abord vécue de façon irréfléchie. Quand l'enfant apprend à parler, sa curiosité le pousse à demander ce qu'est telle ou telle chose en la désignant du doigt. C'est la marque d'un esprit qui cherche à connaître le monde qui l'entoure. À cette question, les parents répondent par un nom. La chose est une voiture, un manteau, etc. Nous prenons ainsi l'habitude de rapprocher les mots et les choses. Nous savons bien que le mot « manteau » ne nous protège pas du froid mais son rapport au vêtement est immédiatement fait par l'intermédiaire du mot. Cette relation est si bien mémorisée et pratiquée que nous finissons par la considérer comme évidente. Ainsi, les mots et les choses semblent appartenir à un monde commun.
B. La fonction sociale des mots
Ce sentiment est renforcé par la façon dont les mots facilitent la vie sociale. Nous communiquons grâce à eux. Leibniz le souligne en les comparant à des pièces de monnaie. Celles-ci sont des signes conventionnels permettant d'évaluer toutes les choses. De plus, il est possible d'échanger facilement nos pensées en usant des mots, comme nous échangeons des biens grâce à des moyens de paiement de plus en plus simples à utiliser. Nul besoin de montrer la chose, de la dessiner, de la mimer, un simple mot suffit. Les mots ont également cet immense avantage de libérer la mémoire des images particulières. Une fois le sens général compris, il est aisément utilisable dans un nombre illimité de phrases. Bergson appuie cette thèse en comparant les mots à des étiquettes que nous collons sur les choses pour les classer et ainsi nous repérer. Par exemple, les rayons d'un supermarché sont indiqués par des panneaux sous lesquels sont rangés les produits du même genre. Les mots sont les auxiliaires indispensables à une mise en ordre des choses, quelle que soit leur nature. Les hommes nomment tout ce qui les entoure. Les mots donnent une identité aux choses qui rentrent ainsi dans l'univers du sens.
[Transition] Bien loin de nous éloigner des choses, il semble donc que les mots nous en rapprochent. Cette relation doit toutefois être approfondie.
2. Les mots sont des signes
A. Désigner n'est pas signifier
Mots et choses sont-ils vraiment homogènes ? Le langage relève de l'esprit. Les mots sont des sons articulés. La sonorité est naturelle, elle peut faire songer à un cri comme ceux que poussent les animaux mais l'articulation est la marque d'une pensée. On le découvre notamment quand on apprend une langue étrangère. Ce moment est aussi celui où nous réalisons que la même chose se dit différemment selon les idiomes. N'est-ce pas déjà la marque d'une distance entre la chose et le mot ? Certes, « chien » et « dog » désignent le même animal mais le fait qu'il ne se dise pas de manière identique montre que les mots ont leur histoire propre. Celui qui ignore l'anglais ne comprendra pas le sens de « dog » alors qu'il sait reconnaître un chien quand il en voit un. Il faut donc distinguer entre désigner et signifier. Le premier verbe définit l'action de se référer à une chose extérieure au langage comme ici l'animal qui aboie, a faim et soif, etc. Le second nous oblige à nous demander comment les mots ont un sens.
conseil
Appuyez-vous sur des exemples simples pour faire apparaître ce qui demande un effort de conception.
B. Le signifiant et le signifié
Le linguiste Roman Jakobson dit que « le sens du mot fromage ne se hume pas ». Le fromage qui a une odeur est évidemment la chose mangeable. La linguistique nomme cette chose le référent. Mais le mot « fromage » appartient à la langue française et il est défini par d'autres mots. Nous le vérifions chaque fois que nous consultons un dictionnaire. Il s'ensuit que le sens d'un mot n'est pas donné par une sensation ou un sentiment. Il n'est pas d'ordre sensible mais intelligible. Expliquons ce point. Une langue est un système de signes reliés entre eux par des relations syntaxiques et sémantiques. Une phrase ne veut dire quelque chose que si les mots sont mis dans un certain ordre et les mots s'appellent les uns les autres pour s'entre-définir. Mais qu'est-ce que signifier ? La linguistique définit le sens d'un mot par la relation entre un signifiant et un signifié. Le signifiant est « l'image acoustique », c'est-à-dire l'aspect visible ou audible du signe. Ici, c'est le son articulé que l'on entend en prononçant le mot « fromage ». Le signifié est l'idée de la chose, celle par laquelle nous savons de quoi parle notre interlocuteur lorsqu'il déclare, par exemple, ne pas aimer le fromage. Ces deux dimensions constituent un signe linguistique, un mot.
[Transition] Ces explications permettent de comprendre la fonction sociale des mots. Nous échangeons des idées grâce à eux. Mais cet avantage n'a-t-il pas un inconvénient ?
3. En quel sens parler d'éloignement
A. L'arbitraire du signe
Nous avons déjà vu que les mots ne ressemblent pas aux choses qu'ils signifient. Ce ne sont pas des images mais des signes créés par l'esprit au cours de l'histoire d'une notion. Ainsi, de nouveaux mots apparaissent quand d'autres tombent dans l'oubli. De plus, la relation du signifiant au signifié est arbitraire ou immotivée comme le note Saussure. Il est clair que le mot « fromage » ne ressemble pas à l'idée de la chose qu'il désigne. S'il était comme un tableau, nous pourrions, en le lisant, avoir la représentation des choses auxquelles il renvoie. Ou alors nous irions de sa sonorité à ce qui est signifié. Mais cela est impossible. L'expérience d'une langue étrangère ou de la découverte d'un mot nouveau dans notre langue le prouve. Les mots ne nous montrent pas les choses, ils les transforment en idées et il faut apprendre du vocabulaire pour que leur sens nous soit compréhensible. La rupture du mot avec l'image est considérable car si elle facilite la communication, elle nous fait vivre dans un monde plus abstrait. Le sens du mot fromage est invisible, insensible, même si son référent est odorant. N'est-ce pas courir le risque d'une perte du monde ou du moins d'un éloignement de la matérialité des choses ?
B. La fonction poétique
Cette possibilité préoccupe certains poètes. Francis Ponge déclare écrire pour nettoyer les mots de la crasse dont un usage permanent les a revêtus. Sa poésie veut revitaliser la langue en construisant des textes équivalents aux choses qu'ils désignent. Les poèmes du Parti pris des choses célèbrent la matérialité des choses simples – le pain, le cageot, la bougie – à travers un art qui voudrait que les mots cessent d'être des signes abstraits. Le poète est à la recherche d'une racine commune aux mots et aux choses pour nous redonner un monde que l'usage social de la langue recouvre. Déjà Baudelaire, dans Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir, plonge l'esprit du lecteur dans une atmosphère langoureuse en jouant sur les sonorités et l'alternance des rimes. Dans les deux cas, il s'agit de mettre en cause le caractère arbitraire du rapport entre signifiant et signifié et de faire tendre le mot vers la chose sensible qu'il désigne. Il reste cependant que ceci relève d'un art. Cette opération n'a donc rien de naturel même si elle veut nous faire entendre une parenté que nous aurions perdue.
Conclusion
L'idée d'un éloignement s'explique par le fait que les mots sont des signes et que les idées qu'ils expriment ne sont pas des images des choses. Il est donc vrai qu'ils nous éloignent des choses mais ce point est à juger. Il est tentant de croire qu'ils nous détournent du monde. Ce sentiment donne parfois lieu à des tentatives poétiques qui nous rappellent que les mots ne doivent pas être réduits à des étiquettes. Il importe toutefois de se rappeler que cet éloignement est aussi ce qui nous permet de penser le monde. Il a donc une valeur positive et il appartient à chacun de faire un bon usage des mots.