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Lévi-Strauss, La Pensée sauvage

France métropolitaine • Juin 2023

Lévi-Strauss, La Pensée sauvage

explication de texte

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • Quand je répare un objet, je m’aperçois que non seulement je l’ai amélioré, mais aussi parfois que je lui ai trouvé un nouvel usage. Mais alors, le bricolage n’est-il vraiment qu’une forme modeste, purement pratique, de l’habileté technique ?

 

Expliquez le texte suivant :

Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état1 ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type.

Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962).

1. Corps d’état : corps de métiers.

 

Les clés du sujet

Repérer le thème et la thèse

Dans ce texte, Lévi-Strauss oppose l’ingénieur, figure du savoir spéculatif, au bricoleur, dont l’activité créatrice se présente comme une sorte d’art de l’imprévu et du possible.

Lévi-Strauss démontre que notre créativité peut se déployer depuis des éléments abstraits, mais aussi depuis des éléments concrets.

Dégager la problématique

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Repérer les étapes de l’argumentation

Tableau de 2 lignes, 2 colonnes ;Corps du tableau de 2 lignes ;Ligne 1 : 1. Deux démarches de techniciens(l. 1 à 11); Définissez un « projet ». En quoi s’agit-il de l’activité de l’ingénieur ?Définissez un « jeu » à partir de la formule « faire avec les moyens du bord ». En quoi peut-il représenter l’activité du bricoleur ?; Ligne 2 : 2. Le bricolage comme art des relations(l. 11 à 23); Mais le bricoleur n’est-il pas un homme pratique, qui ne possède ni savoir ni théorie ?Expliquez en quoi le rapport du bricoleur aux éléments concrets que sont les outils et matériaux fait de son activité une activité créatrice.;

Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.

Introduction

[Question abordée] On a tendance à opposer la pensée spéculative aux activités pratiques : l’ingénieur, figure du savoir quasi scientifique, se distinguerait du bricoleur, figure populaire de la pratique aveugle. Mais la pensée ne se déploie-t-elle pas aussi à partir d’éléments sensibles, concrets ? [Thèse] Lévi-Strauss démontre dans ce texte que notre rationalité peut se manifester à travers ce qu’il appelle un « bricolage », activité créatrice qui ne se réduit pas à la réalisation de projets, mais se présente comme une sorte d’art de l’imprévu. [Problématique et annonce du plan] Pour démontrer cela, il se demande d’abord ce qui distingue la démarche du bricoleur de celle de l’ingénieur : à la logique du projet s’oppose celle du jeu (l. 1 à 11). Mais alors, le bricolage est-il l’activité de l’homme qui fait sans penser, ou bien une activité créatrice qui prend appui sur des éléments concrets ? Dans un second temps, Lévi-Strauss met en évidence la différence entre le bricoleur et l’ingénieur en analysant les rapports qu’ils entretiennent avec leurs matériaux et instruments (l. 11 à 23).

1. Deux démarches de techniciens

A. L’ingénieur, homme du projet

Lévi-Strauss ouvre sa démonstration en distinguant deux démarches : celle de l’ingénieur et celle du bricoleur. Si l’opinion commune tend à valoriser le premier, investi d’un savoir et d’une expertise technique que l’on refuse à cet amateur ignorant qu’est le bricoleur, le souci de Lévi-Strauss est ici d’interroger la différence entre l’activité spéculative et l’activité pratique. L’ingénieur est-il la figure de la pensée, parce qu’il maîtrise ces éléments abstraits que sont les idées ?

définitions

Est abstrait ce qui résulte d’une opération intellectuelle formant des concepts et des idées à partir d’éléments concrets. Est concret ce qui est perceptible par nos sens.

L’ingénieur, dit-il, est avant tout l’homme du « projet ». Un projet désigne un objectif à atteindre, pour lequel on mobilise certains moyens. Ainsi, l’ingénieur conçoit d’abord l’idée de l’objet, puis recherche les moyens (outils, matériaux) adéquats pour sa réalisation. Il « subordonne » la possibilité de réaliser cet objet au fait de se procurer ces moyens. La réalisation de l’objet (un pont, par exemple) ne sera possible pour lui que s’il trouve les matériaux et outils nécessaires à sa construction. Son projet sert de principe d’organisation à sa pratique. L’ensemble des matériaux et outils de l’ingénieur est donc ouvert puisque, n’en disposant pas immédiatement, il ne se les procure qu’en vue de la réalisation d’objets précis.

B. Le bricoleur, homme du jeu

Lévi-Strauss montre qu’au contraire la démarche du bricoleur ne relève pas du projet engagé dans l’avenir, mais du « jeu », compris non comme une action futile, mais comme une activité réglée qui se déroule au présent, dans un certain cadre pré-donné. La règle essentielle de ce jeu est, dit-il, de « s’arranger avec les moyens du bord ».

Autrement dit, le bricolage est le contraire d’un projet. Certes, le bricoleur peut avoir un « projet du moment », mais l’idée de la chose à réaliser ne précède pas une recherche des outils et matériaux. Au contraire, le projet évoluera en fonction des éléments concrets dont il dispose. « S’arranger avec les moyens du bord » ne signifie donc pas disposer de moins d’outils et de matériaux que l’ingénieur, ni travailler avec de mauvais instruments, mais rompre avec cette démarche qui consiste à d’abord avoir l’idée puis la réaliser. De fait, le bricoleur imagine ce qu’il peut faire à partir de ses matériaux et outils et, s’il rencontre un imprévu (limite matérielle, accident, nouvel usage d’un outil), il remodèle son idée de départ. En somme, conception et réalisation ne sont pas distinctes mais enchevêtrées.

Lévi-Strauss explique alors d’où provient cet « ensemble instrumental clos », « fini », dont le bricoleur part. Contrairement à l’ingénieur qui a d’abord l’idée puis cherche les moyens nécessaires (il se tourne vers le vide de l’avenir), le bricoleur a d’abord devant lui un « stock » défini d’outils et matériaux qui proviennent du passé. Il est, dit Lévi-Strauss, le « résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées ». En d’autres termes, ces matériaux et outils qui sont là pourraient tout aussi bien ne pas l’être : traces d’anciennes réalisations, ils sont a priori sans rapport avec l’activité présente du bricoleur, ou en tout cas ne lui sont pas nécessaires.

définitions

Du latin contingere (arriver par hasard), ce qui est contingent désigne ce qui est mais aurait pu ne pas être, ou être autrement. Ce qui est nécessaire désigne ce qui ne peut pas ne pas être ni être autrement.

[Transition] Mais si le monde instrumental du bricoleur est clos, n’est-il pas limité dans ses possibilités d’action, et incapable de déployer une créativité ?

2. Le bricolage comme art des relations

A. « Ça peut toujours servir »

Dans un second temps de sa démonstration, Lévi-Strauss démontre que c’est précisément parce que les outils et matériaux dont dispose le bricoleur forment un ensemble clos que son activité peut prendre la forme, à l’intérieur de ce cadre, d’un déploiement créatif infini. La différence entre l’ingénieur et le bricoleur ne tient donc pas à une mobilisation plus ou moins grande de savoirs ou de facultés intellectuelles, mais à la nature du rapport qu’ils établissent avec les éléments concrets dont ils font usage.

En effet, le premier se procure des « ensembles instrumentaux » définis, c’est-à-dire limités par son projet : il commande les fournitures nécessaires à la construction puis jette le surplus puisque chaque objet a une fonction précise et ne vaut que par cette fonction. Au contraire, le bricoleur travaille dans un cadre d’éléments « recueillis ou conservés » qui, n’ayant plus aucune fonction précise, offrent un nombre infini de possibilités d’action.

B. Chaque outil ou matériau est un opérateur

L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas défini par son projet, mais par son « instrumentalité ». En d’autres termes, pour le bricoleur, un matériau ou un outil a une valeur indépendante de sa fonction : chaque élément concret peut devenir l’instrument permettant d’atteindre un nouveau but, selon le nouvel usage dont je l’aurai investi. De fait, les matériaux et outils dont se sert le bricoleur sont, dit Lévi-Strauss, « à demi particularisés » : autrement dit, chaque objet dont il se sert peut remplir une ou plusieurs tâches, mais aucun ne se restreint à une seule fonction, à « un seul emploi précis et déterminé ».

C’est précisément pour cette raison que chaque élément est pour le bricoleur un « opérateur », autrement dit une chose qui le met en relation avec d’autres choses, selon ce qu’il imagine. Chaque élément conservé, libéré de sa fonction, offre ainsi de nouvelles possibilités d’action. Le bricolage apparaît alors comme un art des relations : dans un résidu de matériau, je vois la possibilité d’un nouvel usage, par lequel je crée une nouvelle relation entre ce résidu et un but possible.

Conclusion

En définitive, loin de l’image du bricoleur brouillon qui agit sans penser, Lévi-Strauss nous invite à nous représenter un bricoleur-artiste qui puise dans la matière sensible de quoi déployer son monde d’idées. C’est bien en ce sens que le bricolage peut être comparé, dit Lévi-Strauss, à la rationalité de ceux que l’on dit « primitifs » : prenant appui sur des éléments sensibles, ce type de pensée apparaît tout aussi sophistiqué que la pensée qui utilise des formes abstraites.

à noter

Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss compare le bricolage à la rationalité de ceux qu’on appelle primitifs : « Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. »

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