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Marivaux, L'Île des esclaves, scène 9 (extrait)

Sujet d'oral • Explication & entretien

Marivaux, L'Île des esclaves, scène 9 (extrait)

20 minutes

20 points

1. Lisez le texte à voix haute.
Puis proposez-en une explication.

Document 

Iphicrate. – Tu m'aimes, et tu me fais mille injures ?

Arlequin. – Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empêche-t-il que je ne t'aime ? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre ; est-ce que les étrivières1 sont plus honnêtes2 que les moqueries ?

Iphicrate. – Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet3.

Arlequin. – C'est la vérité.

Iphicrate. – Mais par combien de bontés ai-je réparé cela !

Arlequin. – Cela n'est pas de ma connaissance.

Iphicrate. – D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts ?

Arlequin. – J'ai plus pâti des tiens que des miens4 ; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.

Iphicrate. – Va, tu n'es qu'un ingrat5 ; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction6, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir7, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance !

Arlequin. – Tu as raison, mon ami ; tu me remontres8 bien mon devoir ici pour toi ; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le cœur meilleur que toi ; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié : puisque tu le dis, je te le pardonne ; je t'ai raillé9 par bonne humeur, prends-le en bonne part10, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades ; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami ; car je ne te ressemble pas, moi ; je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens.

Iphicrates'approchant d'Arlequin. – Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.

Arlequin. – Ne dites donc point comme cela, mon cher patron : si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.

Iphicratel'embrassant. – Ta générosité me couvre de confusion.

Arlequin. – Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire ! (Après quoi, il déshabille son maître.)

Iphicrate. – Que fais-tu, mon cher ami ?

Arlequin. – Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; je ne suis pas digne de le porter.

Iphicrate. – Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.

Marivaux, L'Île des esclaves, scène 9 (extrait), 1725.

1. Étrivières : courroies en cuir tenant les étriers d'une selle. Elles pouvaient servir à donner des coups.

2. Honnêtes : polies, convenables.

3. Sans trop de sujet : sans trop de raison.

4. J'ai plus pâti des tiens que des miens : j'ai plus souffert de tes défauts que des miens.

5. Un ingrat : quelqu'un qui ne témoigne pas de reconnaissance.

6. Affliction : chagrin, peine.

7. Affranchir : libérer.

8. Tu me remontres : tu me rappelles.

9. Je t'ai raillé : je me suis moqué de toi.

10. Prends-le en bonne part : prends-le bien.

2. question de grammaire. Étudiez la négation dans ces propositions : « mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. » (l. 21 à 23).

 

Conseils

1. Le texte

Faire une lecture expressive

Faites entendre l'évolution du dialogue : des reproches, les personnages passent progressivement au pardon et à l'affection.

Soulignez l'ironie initiale d'Arlequin.

Situer le texte, en dégager l'enjeu

Après avoir résumé l'intrigue de la pièce, expliquez que cette scène en prépare le dénouement.

Montrez qu'elle fait écho à la première scène où s'accomplit l'inversion des rôles. Soulignez-en l'importance : c'est dans cette scène que s'amorce le retour à l'ordre social initial.

2. La question de grammaire

Identifiez les mots qui marquent la négation et observez comment ils sont disposés.

1. L'explication de texte

Introduction

[Présenter le contexte] La comédie du maître et du valet permet de représenter et de questionner l'ordre social. Dans L'Île des esclaves, Marivaux remet en cause l'organisation de la société en situant l'action de sa pièce sur une île utopique où les relations entre maître et serviteur sont inversées.

[Situer le texte] La scène 9 amorce le dénouement. Le dialogue entre Iphicrate­ et Arlequin porte sur les relations entre maître et serviteur, et aboutit à une résolution surprenante, puisque les personnages reprennent leur place initiale.

[En dégager l'enjeu] La scène suggère une transformation de la société fondée sur une réforme morale des individus.

Explication au fil du texte

Les reproches d'Iphicrate (l. 1-19)

L'extrait s'ouvre sur une question d'Iphicrate qui reproche à Arlequin ses « injures ». Arlequin y répond d'abord avec ironie, à travers l'expression « un petit brin » (= un petit peu), et en affirmant qu'il se « moque » : il minimise ce qu'il a fait subir à son ancien maître. Il rappelle qu'Iphicrate ne s'arrêtait pas aux injures et le battait. L'emploi de l'imparfait d'habitude rappelle leur vie passée à Athènes. Les personnages comparent ainsi leurs souffrances respectives.

Dans les répliques suivantes, Iphicrate reconnaît que par le passé il a « maltrait[é] » son serviteur injustement et abusivement, puis tente de justifier et de relativiser ces violences. Il affirme d'abord qu'il les a compensées par des « bontés », puis il explique qu'elles visaient à « corriger » les « défauts » de son serviteur. Arlequin rejette ces deux arguments. Le jeu des pronoms possessifs montre qu'il refuse de porter la responsabilité des violences qu'il a subies (« mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité »).

N'ayant pas réussi à convaincre Arlequin, Iphicrate passe à un reproche d'ordre moral en suggérant qu'Arlequin aurait dû le « secourir », « partager [s]on affliction », « montrer l'exemple », il fait appel aux sentiments par le terme « attachement ». Il cesse d'évoquer le passé à Athènes et revient au « ici » et maintenant.

Le renoncement d'Arlequin (l. 20-35)

La tirade d'Arlequin, qui débute par « tu as raison, mon ami », marque une rupture dans la scène. Il reconnaît son « devoir » présent et ses manquements « ici » à Iphicrate, tout en réaffirmant que ce dernier a manqué à ses obligations dans le passé, à Athènes. Arlequin renonce à la bouffonnerie qui le caractérise dans la plus grande partie de la pièce, au profit du langage du « cœur », marqué par l'importance du champ lexical des émotions. Il fait de ses souffrances passées la raison de sa décision d'agir autrement, et achève sa tirade sur la déclaration « je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens ». Le valet manifeste ainsi une noblesse morale : il est celui qui « pardonne », et s'engage à œuvrer pour un changement que décrivent trois verbes au futur de l'indicatif : « je parlerai », « je les prierai », « je te garderai ».

des points en +

Arlequin appartient à la tradition italienne de la commedia dell'arte : c'est un valet bouffon, parfois grossier et balourd.

Ce refus de la vengeance humanise en retour Iphicrate. La didascalie marque un rapprochement physique. Son langage change, lui aussi adopte le lexique des « sentiments », et il s'adresse à Arlequin en employant des tournures affectives (« mon cher Arlequin », « mon cher enfant »). La grandeur d'âme de son ancien serviteur l'amène à reconnaître finalement ses fautes, lorsqu'il affirme « je ne méritais pas d'être ton maître ».

Chacun reprend sa place (l. 36-48)

Le retournement de situation est parachevé par la réplique d'Arlequin, qui affirme « c'est à moi à vous demander pardon ». Il se charge de la « faute » et se déclare responsable des mauvais comportements de son maître. Il abandonne le tutoiement au profit du vouvoiement, et reprend le terme de « patron » pour s'adresser à Iphicrate. Cette réplique signe le retour à l'ordre social.

Les émotions sont très présentes dans le dernier mouvement du texte. Le rapprochement physique se confirme : Iphicrate « embrass[e] » Arlequin, et loue sa « générosité, tandis que ce dernier s'émerveille du « plaisir de bien faire » et parle de « son pauvre patron ».

La didascalie « Il déshabille son maître », et l'impératif « rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre » sont la manifestation symbolique du retour à l'ordre social : chacun reprend les vêtements qui marquent sa place dans la hiérarchie sociale. C'est Arlequin qui en prend l'initiative. Il ne subit pas le retour à l'ordre, mais le décide et l'accomplit. La scène amorce un dénouement ambigu : le maître semble changé moralement, intérieurement, mais le statut du serviteur n'est pas remis en cause.

mot clé

Le dénouement est le moment où tous les conflits entre les personnages se résolvent. Il est heureux ou malheureux selon qu'on a affaire à une comédie ou une tragédie.

La scène se clôt sur les « larmes » d'Iphicrate, dans un paroxysme qui marque le goût du xviiie siècle pour la sensibilité. La relation de domination entre maître et serviteur est pensée en termes d'affects, et le changement social, dont Arlequin est présenté comme l'initiateur, prend la forme non d'une remise en cause des hiérarchies mais d'une transformation morale des individus, à travers le pardon.

Conclusion

[Faire le bilan de l'explication] Ainsi, la scène 9 préfigure le dénouement de la pièce. Dans un ultime retournement de situation, Arlequin – à la suite des reproches d'Iphicrate – renonce à prendre la place de son maître. Il décide de se montrer plus noble que lui et de ne pas se venger de ce qu'il a subi. Le « cœur » et ses émotions sont présentés comme l'accès privilégié à la vérité morale.

[Mettre le texte en perspective] Chacun est « corrigé », humanisé. Plutôt que de remettre en question la relation de domination entre maître et serviteur, la pièce propose que cette relation soit fondée sur la raison et sur l'amitié. Le changement proposé est donc moins politique que moral, moins collectif qu'individuel.

2. La question de grammaire

« mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. »

L'extrait comporte deux négations. La négation est marquée à chaque fois par la locution adverbiale ne (ici élidé en n') … jamais.

Les deux mots marquant la négation :

encadrent l'auxiliaire dans la première occurrence (« tu n'as jamais su ») ;

encadrent – dans l'ordre inverse – le sujet « tu » dans (« jamais tu n'as partagé ») ; ce qui a pour effet de mettre en valeur le mot « jamais » ; on imagine qu'Arlequin prononce le mot avec beaucoup d'insistance.

Des questions pour l'entretien

Lors de l'entretien, vous devrez présenter une autre œuvre que vous avez lue au cours de l'année. L'examinateur introduira l'échange et peut vous poser des questions sous forme de relances. Les questions ci-dessous ont été conçues à titre d'exemples.

1 Sur votre dossier est mentionnée la lecture cursive d'une autre pièce de théâtre : Les Bonnes de Jean Genet. Comment pouvez-vous relier cette œuvre au parcours « Maîtres et valets » ?

2 En quoi cette pièce est-elle une satire de la bourgeoisie du xxe siècle ?

3 Des passages vous ont-ils particulièrement marqué(e) ?

4 Selon vous, qu'est-ce que la mise en scène pourrait apporter au texte ?

 

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