La raison
S’entraîner
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France métropolitaine • Septembre 2021
Montaigne, Essais
Explication de texte
Intérêt du sujet • Une araignée qui tisse sa toile se montre beaucoup plus habile que le meilleur des artisans. Ne doit-on pas y voir le signe qu’il existe une certaine intelligence animale, et que la raison n’est pas l’exclusivité de l’homme ?
Expliquez le texte suivant :
Pourquoi l’araignée épaissit-elle sa toile en un endroit et la fait-elle plus lâche en un autre, se sert-elle à cette heure de cette sorte-ci de nœud, bientôt après de celle-là, si elle n’a pas et réflexion et pensée et conclusion ? Nous reconnaissons assez bien, dans la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont de supériorité sur nous et combien notre technique est faible pour les imiter. Nous voyons toutefois, dans nos œuvres, plus grossières, les facultés que nous employons pour les produire, et que notre âme se sert alors de toutes ses forces ; pourquoi n’en pensons-nous pas autant à leur sujet ? Pourquoi attribuons-nous à je ne sais quel penchant inné et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons faire naturellement et par procédés inventés ? En cela, sans y penser, nous leur donnons un très grand avantage sur nous, en admettant comme un fait que Nature, avec une douceur maternelle, les accompagne et les guide pour ainsi dire par la main dans toutes les actions et les agréments de leur vie tandis qu’elle nous abandonne au hasard et au sort et nous oblige à chercher par nos techniques les choses nécessaires à la préservation de notre vie et qu’elle nous refuse en même temps les moyens de pouvoir arriver, par quelque apprentissage et quelque effort de l’esprit, à l’habileté naturelle des bêtes, de manière que leur stupidité animale surpasse dans toutes les choses utiles et agréables tout ce dont est capable notre divine intelligence.
Montaigne, Essais, 1580.
Les clés du sujet
Repérer le thème et la thèse
Qu’est-ce qui sépare le monde humain du règne animal ? Cette opposition paraît douteuse à Montaigne, qui conçoit à l’inverse une continuité dans la nature.
Pour Montaigne, « l’habileté naturelle des bêtes » témoigne de leur intelligence : la raison n’est donc pas comme on le croit le propre de l’homme.
Dégager la problématique
Repérer les étapes de l’argumentation
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Question abordée] Cet extrait des Essais invite à une réflexion sur ce qui sépare le monde humain du règne animal. [Thèse] On évoque la raison, faculté de distinguer le vrai du faux et le bien du mal, mais Montaigne montre qu’elle n’est pas l’exclusivité de l’homme. [Problématique] Si c’était le cas, comment expliquer les nombreux signes d’une intelligence animale d’une part, et nos propres imperfections d’autre part ? [Annonce du plan] L’auteur part d’un exemple pour introduire à ce questionnement (l. 1-4), puis montre que la distinction de l’instinct et de la conscience conduit à des contradictions (l. 4-11). Il conclut de façon ironique sur notre perception de la « Nature » en nous invitant à plus de modestie (l. 11-21).
1. Le propre de l’homme ?
A. Un exemple qui donne à réfléchir
Le texte s’ouvre par une question qui plonge le lecteur dans le doute. Si une araignée ne tisse pas partout sa toile de la même manière, il y a peut-être des raisons à cela. La question « pourquoi ? » renvoie à une éventuelle finalité : l’araignée a-t-elle des intentions que nous n’apercevons pas ?
En partant d’un exemple qui fait signe vers une intelligence animale, Montaigne relègue au second plan l’opposition conceptuelle humanité/animalité et montre sa préférence pour les situations concrètes. De nombreux exemples similaires existent dans la nature : l’oiseau choisit soigneusement le lieu où faire son nid, le cheval reconnaît la colère dans l’aboiement du chien, etc. Les animaux seraient-ils mieux réglés et finalement plus rationnels que nous, qui errons souvent en nous réglant sur l’imagination ou la coutume ?
B. Une tradition puissamment ancrée
La « réflexion », la « pensée » et la « conclusion » constituent le raisonnement : on formule des propositions, on les relie et on en déduit de nouvelles propositions, comme dans un syllogisme. De telles opérations mentales sont considérées comme le propre de l’homme : dans le Traité de l’âme, Aristote affirme que seul l’humain est doué du logos (terme grec signifiant « raison » et « discours ») et possède une « âme intellective ». L’animal, qui en reste au stade des émotions, n’a qu’une « âme sensitive ».
définition
Un syllogisme est un raisonnement dans lequel, deux propositions étant posées, une troisième s’en déduit nécessairement.
Le dogme chrétien va dans le même sens : l’homme est à l’image de Dieu et les animaux lui sont soumis. Certes, Thomas d’Aquin concède dans sa Somme théologique que l’animal possède une forme de conscience. Ainsi, la brebis voit le loup et s’enfuit : telle est la tendance (« penchant ») que la nature lui a donnée à sa naissance (« inné ») et à laquelle elle ne peut qu’obéir (« servile »). Le jugement humain, lui, « n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte de la raison », ce qui permet à l’homme de diversifier son action en exerçant son libre arbitre.
[Transition] Montaigne s’attaque à une idée puissamment ancrée en estimant qu’il n’y aucun motif valable pour refuser aux animaux la capacité de raisonner. Quels arguments emploie-t-il à l’appui de cette thèse ?
2. Le scepticisme de Montaigne
A. Instinct et intelligence
Nous admettons la « supériorité » des animaux dans certaines opérations techniques. On en a même conclu, Aristote le premier, que l’art ne faisait qu’« imiter » la nature avec plus ou moins de réussite. L’araignée pourrait en apprendre au tisserand le plus averti, suggère Marx dans Le Capital (1867). Mais il ajoute aussitôt que le plus mauvais des tisserands joint à ses opérations la conscience de ce qu’il fait, alors que l’araignée suit son instinct.
Mais si nous décelons en nous-mêmes l’emploi des « forces » et « facultés » de notre âme, au nom de quoi les refuser à des animaux plus habiles que nous ? La logique voudrait au contraire qu’on les leur attribue à un plus haut degré. Le scepticisme de Montaigne s’abat sur l’opposition entre instinct et intelligence et se prolonge dans de nouvelles questions : nous n’avons de fait aucune certitude sur ce qui se passe dans la tête des bêtes, et partant aucun droit de décréter qu’elles agissent comme des automates.
définition
Le scepticisme est une école philosophique qui estime que la certitude nous est inaccessible.
B. Un message moralisant
L’auteur n’idéalise pas la vie animale, mais veut remettre l’humain à sa place. Les jugements dépréciatifs sur les animaux trahissent une « maladie naturelle et originelle » nommée orgueil. C’est aussi pour « dégonfler les prétentions de la raison humaine » qu’un autre sceptique, Hume, évoque la « raison des animaux » dans l’Enquête sur l’entendement humain (1758).
citation
« J’en rabats beaucoup de notre présomption et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures. » (Montaigne, Essais)
Selon Montaigne, c’est précisément parce que nous nous ressemblons que nous tenons tellement à nous différencier de ceux qui devraient être nos « confrères et compagnons ». Les ressorts de l’anthropocentrisme et de l’ethnocentrisme sont les mêmes : la conviction d’incarner ce qu’il y a de plus parfait conduit à mépriser ce qu’on ne comprend pas.
[Transition] Montaigne révèle les contradictions de l’opinion dominante touchant la supériorité supposée de l’homme sur l’animal. En poursuivant sur un ton ironique, il nous suggère de penser autrement la nature.
3. Une conception continuiste de la nature
A. Une mère tendre et cruelle ?
Montaigne évoque un lieu commun de la pensée antique personnifiant la « Nature » comme une mère injuste à l’égard de l’homme et pleine de « douceur » pour ses autres enfants, plus généreusement pourvus et guidés leur vie durant par la voix infaillible de l’instinct. Lucrèce par exemple proteste contre le traitement de faveur accordé aux animaux, à qui tout est donné, tandis que les hommes n’ont reçu que des maux en partage.
Cette plainte traverse aussi le mythe de Prométhée, qui présente l’homme comme naturellement démuni mais détenteur du feu dérobé aux dieux, symbole d’ingéniosité et de technique. Mais cette idée a quelque chose de tragique car « l’habileté naturelle des bêtes » nous reste inaccessible en dépit de notre « intelligence » et de nos efforts. Elle est surtout absurde, puisque la plus grande perfection est associée à la « stupidité », tandis qu’un attribut « divin » donne lieu à des productions imparfaites.
B. Une continuité naturelle entre l’homme et l’animal
Montaigne suggère qu’il y a dans la nature une continuité. Les animaux et l’homme jouissent des mêmes facultés mais à des degrés divers : la sensation nous soumet au plaisir et à la douleur, la prudence nous fait rechercher « les choses utiles et agréables », le langage nous permet de communiquer. Il en va de même de la raison, ni entièrement possédée par nous, ni entièrement inconnue par eux, comme le disait Plutarque dans Que les animaux usent de raison. Montaigne renchérit : « il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête. » Les différences touchent plus les individus que les espèces.
citation
« Nous vivons, et eux et nous sous un même toit et nous respirons le même air : il y a entre nous, sauf le plus et le moins, une perpétuelle ressemblance. » (Montaigne, Essais)
Dans une Lettre à Newcastle de 1646, Descartes juge cette phrase cruelle et fausse. Il soutient que seuls les hommes, mais tous les hommes, sont doués de raison. Pour lui, la perfection observée dans les actions des animaux confirme qu’ils sont assimilables à des « machines » bien réglées.
Conclusion
Ce texte empreint de scepticisme ironise sur la fierté que certains trouvent à être venus au monde dans le corps d’un humain plutôt que de tout autre animal. Tout en dénonçant de façon fort classique l’orgueil humain, Montaigne fait preuve d’une belle audace en suggérant une continuité naturelle qui inspire aujourd’hui les défenseurs de la cause animale.