Montesquieu, Lettres persanes
ÉPREUVE ORALE
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Sujet d'oral • Explication & entretien
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 99
► 1. Lisez le texte à voix haute.
Puis proposez-en une explication.
DOCUMENT
Rica à Rhédi,
à Venise
Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver. Mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode.
Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers, et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paraît étranger ; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.
Quelquefois, les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même. Dans un autre, c'étaient les pieds qui occupaient cette place : les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies1 à ces caprices. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches2, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois, les femmes avaient de la taille et des dents ; aujourd'hui, il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en disent les mauvais plaisants, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s'il l'avait entrepris. Le Prince imprime le caractère de son esprit à la Cour ; la Cour, à la Ville3 ; la Ville, aux provinces. L'âme du souverain est un moule4 qui donne la forme à toutes les autres.
De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 99, 1721.
1. Asservies : soumises.
2. Mouches : rondelles de tissu noir collées sur le visage par coquetterie.
3. La Ville, c'est Paris (par opposition à la Cour – Versailles ou quelque autre résidence royale.)
4. Moule : modèle type.
► 2. question de grammaire.
Comparez la structure grammaticale des deux phrases l. 1-3 (« Ils ont oublié comment […] cet hiver »).
Conseils
1. Le texte
Faire une lecture expressive
Il s'agit d'une lettre entre amis : donnez-lui la vivacité d'une conversation (phrases courtes juxtaposées l. 1-3, 24-27, 30-33), questions rhétoriques (l. 6-7, 20-21). Faites sentir l'étonnement (l. 1, 4-5, 10-11, 16-20, 24-27), mais aussi le ton sérieux à la fin.
Situer le texte, en dégager l'enjeu
Présentez les Lettres Persanes : genre, structure, registres, visée et cibles. Précisez l'identité et la situation des deux correspondants et le sujet de cette lettre.
Analysez la progression de la lettre ; montrez comment, grâce au regard faussement naïf, Montesquieu passe d'une satire des mœurs divertissante à des critiques implicites plus graves et audacieuses.
2. La question de grammaire
Délimitez les propositions dans ces phrases et indiquez-en la nature et la fonction. Analysez les groupes de mots dans chacune des propositions.
Dégagez les similitudes de structure (générale et interne) entre les deux phrases.
Présentation
1. L'explication de texte
Introduction
[Présenter le contexte] Le roman épistolaire permet à Montesquieu, dans les Lettres persanes, d'une part de dépayser ses lecteurs, d'autre part de décrire le monde occidental à travers le regard critique de Persans venus visiter l'Europe.
[Situer l'extrait] Dans la lettre 99, Rica écrit de Paris à son ami Rhédi qui séjourne à Venise, pour lui peindre les étonnants « caprices de la mode » en France. Il fait une description fantaisiste et caricaturale des variations rapides et ridicules de la mode.
[En dégager l'enjeu] Cette fantaisie divertissante, à travers le regard de l'étranger, cache une satire, apparemment innocente mais en réalité très grave, des « mœurs des Français » et de leurs travers.
Explication au fil du texte
Les Français esclaves de la mode (l. 1-9)
Dès les premières lignes, le sujet est vivement lancé (« la mode »), repris par le vocabulaire de l'habillement (« habillés, habillement, parures ») : face à lui, Rica exprime son étonnement par les expressions « étonnants » et « on ne saurait croire » (qui trouvent un écho l. 20 : « qui pourrait le croire ? »).
Ce qui cause cet étonnement ? Rica insiste sur l'extrême rapidité des renouvellements vestimentaires, présentée comme une forme de folie (parallélisme de phrases juxtaposées « oublié/ignorent ») puis comme une entreprise frénétique de « constructions/destructions » (le paragraphe 2 repose sur l'opposition entre « détruire » et « ouvrage/ouvriers ») qui bouleverse le « paysage » (voir l'hyperbole pleine d'esprit : « avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé »). Rica note aussi le coût (« coûte ») de ces fantaisies.
Ce début comporte déjà des reproches implicites aux « Français » : la propension à des dépenses futiles, la soumission des « mari[s] » aux « caprices » de leur « femme » !
Des exemples cocasses (l. 10-28)
Dans les paragraphes suivants, Rica illustre cette folie de « changement » par des exemples : un portrait caricatural de « femme » et des gros plans sur des éléments d'habillement.
Le texte fait sourire : les croquis caricaturaux (la femme « peinte », les dames tenues « en l'air » comme des oiseaux bizarres), les exagérations absurdes, la scène insolite que suscite le jeu possible sur « mouches » (éléments de maquillage et insectes) sont pleines d'humour. La surprise de Rica, déconcerté par ces bizarreries, ses mots impropres (« peintes, révolution, piédestal, tenait en l'air ») sont des éléments de fantaisie. Mais derrière ces croquis se cachent les critiques satiriques.
La mode ôte aux gens leur identité, les rend méconnaissables (vocabulaire de l'étrange : « méconnaît, étranger, fantaisies »). En une durée relativement brève (« six mois »), elle propulse les êtres dans le temps, comme s'ils appartenaient à une époque ancienne (« antique »). Elle modifie nationalités et cultures : d'une Française policée, elle fait une « Américaine » (à prendre comme synonyme de « sauvage »). D'une femme vivante, elle fait un tableau (« peinte, peinture »). Elle détruit les liens les plus naturels : le « fils » ne reconnaît pas sa « mère ».
Elle transforme aussi le corps. Montesquieu juxtapose de brefs croquis et joue sur les proportions et les précisions presque géométriques : « visage au milieu d'elle-même » (à cause de la « hauteur » des « coiffures »), pieds à la même « place » (à cause de la hauteur des « talons »), formes qui « montent » et « descend[ent ] ». Plus de « taille », plus de « dents » (« il n'en est pas question »).
La mode bouleverse cocassement l'environnement : l'écho entre « montent/descendent » (pour les coiffures) et « hausser/baisser/élargir » pour les « portes » souligne cette emprise sur l'architecture, « art » ancestral qui implique harmonie et stabilité. Les verbes, très forts, « ont été obligés/exigeaient » et la métaphore « ont été asservies » assimilent la mode à un despote dont les « caprices » régentent le monde et sa culture.
L'absolutisme en question (l. 29-34)
Le dernier paragraphe repose sur la comparaison (l. 29) qui assimile les « mœurs » à la mode, soutenue par des échos entre le vocabulaire et la syntaxe du paragraphe et du reste de la lettre : l'idée de changement est rendue par les verbes « changent », « rendre [grave] », « imprime… à » et par la métaphore du « moule qui donne la forme », qui rappellent « tout serait changé » et « changement » ; Rica procède avec la même juxtaposition sans lien des phrases qui se succèdent en cascade.
Il opère ainsi un élargissement des « cibles » : le lecteur peut appliquer ce que Rica a dit de la mode à tous les domaines, notamment politique et social, avec la mention des charges d'État (« roi, monarque, Prince, souverain »), le mot « nation » et l'élargissement spatial (« Cour, Ville, provinces »). La succession hiérarchique en decrescendo et le rebondissement d'un palier à l'autre par un jeu de répétition (« Cour/Cour ; Ville/Ville, provinces ») donnent l'impression d'un élan irrésistible.
Le paragraphe, par sa structure, souligne la passivité des Français (soumis sans esprit critique au pouvoir) et la facilité du « roi » à s'imposer. La fin condamne sans appel le pouvoir exorbitant du « souverain » et le déséquilibre entre lui (désigné par sa charge) et « les autres », qu'un pluriel collectif renvoie dans l'anonymat.
Conclusion
[Faire le bilan de l'explication] Montesquieu, grâce au regard étranger faussement naïf, allie fantaisie, humour et dénonciation sévère : la satire dépasse le phénomène de la mode, s'applique aux domaines politique et social et critique le roi lui-même.
des points en +
Vous avez intérêt à mettre en relation le texte et les productions modernes qui présentent les mêmes enjeux. Cela suggérera à l'examinateur des questions intéressantes pour l'entretien (voir question 3).
[Mettre l'extrait en perspective] Déjà pratiqué par Montaigne ou La Bruyère, ce procédé efficace d'argumentation indirecte trouve son écho moderne dans le film Un Indien dans la ville (1994) ou le documentaire L'Exploration inversée (2007).
2. La question de grammaire
Ces phrases ont la même structure : proposition principale (« ils ont oublié/Ils ignorent »)/subordonnée interrogative indirecte (« comment… été/hiver »).
Leur structure interne est identique : [Sujet/verbe] [adverbe interrogatif/sujet/verbe/complément circonstanciel de temps]. On parle de parallélisme.
Les phrases sont juxtaposées (asyndète) et les derniers mots sont antithétiques. Le parallélisme, la juxtaposition et l'antithèse soulignent la rapidité des variations de la mode.
Des questions pour l'entretien
Lors de l'entretien, vous devrez présenter une autre œuvre lue au cours de l'année. L'examinateur introduira l'échange et peut vous poser des questions sous forme de relances. Les questions ci-dessous ont été conçues à titre d'exemples.
1 Sur votre dossier est mentionnée la lecture cursive d'une autre œuvre relevant de la littérature d'idées : Micromégas, de Voltaire. Présentez-la brièvement.
2 Quels en sont les thèmes essentiels ? Quel sens donner à la dernière page ?
3 Pensez-vous qu'il serait intéressant d'adapter aujourd'hui ce conte en film ? Justifiez votre réponse.