Théâtre
Crise personnelle, crise familiale
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Sujet d'écrit • Commentaire
Mouawad, Assoiffés
Intérêt du sujet • À peine le rideau se lève-t-il que le spectateur est saisi par la parole insistante d'un adolescent tombé du lit : il clame sa révolte contre une famille et un monde dans lesquels il ne se reconnaît plus.
Commentez ce texte de Wajdi Mouawad, extrait d'Assoiffés (2007).
Document
1. Murdoch
Mercredi 6 février 1991.
Jour de la Saint-Gaston.
7 h 30.
Murdoch se réveille en parlant.
Murdoch. — Je ne sais pas ce qui se passe, ni depuis quand, ni pourquoi, ni pour quelle raison, mais je rêve tout le temps à des affaires bizarres, pas disables, pas racontables, pas même imaginables. Je me sens envahi par un besoin d'espace et de grand air ! Je mangerais de la glace juste pour calmer la chaleur de mon écœurite la plus aiguë ! Le monde est tout croche1 et on nous parle jamais du monde comme du monde ! Chaque fois que je rencontre un ami de mon père ou de ma mère, il me demande : « Comment va l'école ? » Fuck ! Y a pas que l'école ! Y a-tu quelqu'un en quelque part qui pourrait bien avoir l'amabilité de m'expliquer les raisons profondes qui poussent les amis de mes parents à être si inquiets à propos de l'école ! J'ai comme l'intime conviction que comme ils ne savent pas quoi dire à quelqu'un de jeune et parce qu'ils croient qu'il serait bon d'engager la conversation avec, ils ne trouvent rien de mieux qu'à s'accrocher sur le thème ô combien original de l'esti2 d'école ! « Puis, comment va l'école ? » Je leur demande-tu, moi, comment ça va leur névrose3, fuck ! Je veux dire que c'est pas parce que tsé que crisse ! Non je ne me tairai pas, c'est mon droit de parler, de m'exprimer, de dire des affaires, de les articuler et de les dire ! Mon droit ! Je m'appelle Sylvain Murdoch et parler relève de mon droit ! L'adjectif possessif mon n'est pas là innocemment, sacrament ! Je suis écœuré ! Comme si l'avenir était ma tombe ! Non je ne me tairai pas, j'ai encore des choses à dire et à exprimer ! Vous la regardez, vous autres, la télévision quand vous voulez, autant que vous voulez ! Personne n'est là pour vous dire : « Arrête de regarder la télé ! » Jamais la télé vous lui dites : « Tais-toi ! » Pourquoi moi ? Non je ne m'habillerai pas, je vais rester en bobettes4, esti ! Je veux dire, il est sept heures du matin, crisse, la télé elle joue déjà, fuck ! Je veux dire que fuck ! Moi, là, je crois que vous êtes complètement intoxiqués par une sorte d'animatrice culturelle qui vit dans votre salon de bungalow5 d'esti de fuck ! Je le dis comme je le pense, "bungalow d'esti de fuck !" et la reine de ce bungalow d'esti de fuck est une animatrice qui vous dit quand pleurer quand pas pleurer quand rire quand sacrer6, tout ça pour qu'elle puisse vous dire quoi acheter ! C'est pour ça qu'elle est là, l'animatrice ! Je pense même que son prénom c'est Annie et son nom c'est Matrice ! La Matrice, esti ! C'est ça ! Vous êtes pognés7 à vie dans votre Annie Matrice et elle vous esclavagise, elle vous consommatise, vous ikéatise, vous pharmaprise, vous carrefourise8 toute la gang9, esti ! Vous êtes Wal-Martyrisés au coton calisse ! McDonalisés jusqu'à la moelle de bœuf 100 % mort, calisse de crisse !
Wajdi Mouawad, Assoiffés, 2007.
1. Croche (québécois) : tordu.
2. Esti, et plus loin, sacrament, crisse, calisse : jurons québécois.
3. Névrose : maladie mentale caractérisée par des troubles affectifs et émotionnels.
4. Bobettes (québécois) : sous-vêtements.
5. Bungalow (québécois) : maisonnette.
6. Sacrer (québécois) : jurer.
7. Pogner (québécois) : prendre, attraper.
8. Murdoch fait référence à de multiples noms de chaînes de grande distribution : Ikéa (ameublement), Pharmaprix (pharmacies), Carrefour et Walmart (supermarchés), McDonald's (restauration rapide).
9. La gang (québécois) : bande.
Les clés du sujet
Définir le texte
Dégager la problématique
En quoi cette scène d'exposition donne-t-elle à entendre les questionnements et le malaise d'un adolescent en quête de sens, dans une famille et un monde opaques ?
Construire le plan
Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Présentation du contexte] Le théâtre met volontiers en scène la complexité des relations familiales, entre les individus, les sexes ou les générations.
[Présentation de l'œuvre et de l'extrait] Dans Assoiffés (2007), Wajdi Mouaad, dramaturge et metteur en scène contemporain, retrace le parcours d'adolescents en quête de sens. Au début de la pièce, Sylvain Murdoch, à peine réveillé, crie sa colère et son désarroi.
[Problématique] Comment cette scène d'exposition donne-t-elle à entendre son malaise et sa rage contre le monde environnant, notamment sa famille ?
[Annonce du plan] Nous analyserons tout d'abord la parole débordante du personnage ; puis, nous étudierons comment s'exprime sa révolte d'adolescent. Nous verrons pour finir qu'elle traduit un certain mal-être face au monde et à l'existence.
I. Une parole débordante
Le secret de fabrication
Il s'agit dans cette partie de rendre compte de la caractéristique la plus frappante de cette scène d'exposition : un torrent verbal, d'autant plus frappant que le langage de l'adolescent est très singulier.
1. Une parole nécessaire
La didascalie initiale « Murdoch se réveille en parlant » révèle l'étrange urgence d'une parole qui se fait impérieuse et qui se répand en un monologue torrentiel.
mots clés
Ne confondez pas le monologue (discours d'un personnage seul sur scène qui se parle à lui-même et au public) et la tirade (longue réplique prononcée en présence d'autres personnages).
Le personnage occupe verbalement tout l'espace scénique, neutralisant les interventions d'un entourage qui, même s'il est muet et invisible, semble pourtant chercher à le faire taire : la phrase « Non, je ne me tairai pas » revient comme un leitmotiv.
Les nombreux verbes de parole, associés au lexique du droit, traduisent un besoin extrême de s'épancher : « c'est mon droit de parler, de m'exprimer, de dire des affaires, de les articuler et de les dire ! Mon droit ». À grand renfort de déterminants possessifs accentués (« mon droit ») qu'il commente comiquement lui-même, Murdoch défend l'idée qu'il est autant, voire plus légitime, que quiconque dans sa prise de parole.
2. Une manière de s'exprimer singulière
Très présente, la ponctuation exclamative reflète l'emportement d'un adolescent qui, par sa manière de parler, cherche à se démarquer des adultes.
L'inventivité verbale de Murdoch est réelle : il crée des mots comme « écœurite », forgé à partir du verbe « écœurer » sur le modèle des noms de maladies et qui manifeste un souci de créer des termes personnels, correspondant aux sensations intimes de l'adolescent ; la fin du monologue est un feu d'artifice de néologismes (consommatiser, ikéatiser…).
mot clé
Un néologisme est un mot inventé, créé de toutes pièces ou formé à partir d'autres termes existant déjà dans la langue.
Murdoch se distingue par la familiarité d'un propos aux accents provocateurs. Les insultes et jurons anglais et québécois fusent, ponctuant bien des phrases : « fuck », « calisse de crisse », « esti ». Les grossièretés se répètent, s'accumulent, se combinent : « bungalow d'esti de fuck », comme si l'essentiel était de cracher des mots révélateurs d'une colère débordante.
II. Un adolescent hors de lui
Le secret de fabrication
Dans cette partie, on s'attache à analyser comment, dans sa révolte adolescente, le personnage cherche à s'affirmer en s'opposant, parfois de manière un peu caricaturale.
1. Soi contre tous
L'anaphore de la négation « Non » signale un désir d'opposition systématique. Murdoch ne cesse de s'opposer violemment, dans ses propos et dans son attitude, à tous ceux qui l'entourent. Scandé, le pronom « moi » se heurte au « vous » qui renvoie à des parents décevants et rejetés.
L'adolescent déplore la pauvreté de ses relations avec les adultes : superficiels et conventionnels, leurs échanges frôlent le ridicule. Ainsi, les discussions sont réduites à un unique centre d'intérêt qui exaspère l'adolescent : il ironise sur le « thème ô combien original de l'esti d'école ».
Les questions de Murdoch semblent tomber dans le vide : « Y a-tu quelqu'un en quelque part qui pourrait bien avoir l'amabilité de m'expliquer […] ? » C'est comme si l'adolescent criait dans le silence ou dans un désert : on le sent de plus en plus isolé.
2. Une révolte aux accents comiques
Emporté par sa colère, Murdoch peine parfois à trouver les mots ; le discours piétine alors, saturé par des grossièretés qui le dévalorisent : « crisse, la télé elle joue déjà, fuck ! Je veux dire que fuck ». La multiplication de termes québécois peut également faire sourire un lecteur (ou un spectateur) français.
des points en +
Lorsque le texte à commenter mobilise le registre comique, pensez à analyser plus finement le procédé utilisé : comique de mots, comique de gestes, comique de situation ?
Une question rhétorique provocatrice montre la vision caricaturale que Murdoch a des adultes de son entourage, considérés uniquement comme des personnes psychologiquement fragiles : « je leur demande tu comment va leur névrose, fuck ! »
Animé par le désir de s'opposer, Murdoch refuse comiquement de se plier aux codes les plus élémentaires de la vie sociale, préférant rester en sous-vêtements : « non je ne m'habillerai, je vais rester en bobettes ». Cette affirmation d'indépendance et de liberté a quelque chose de dérisoire.
III. Un jeune mal à l'aise dans le monde
Le secret de fabrication
Cette dernière partie montre que le personnage livre un regard singulier, à la fois critique et inquiet, sur le monde qui l'entoure.
1. Une société aliénante
Dénonçant l'invasion de la télévision dans le quotidien, Murdoch remet en cause le mode de vie de ses parents et fait la satire d'individus formatés. L'écran, assimilé à du poison (métaphore « intoxiqués »), prend vie. Il s'impose comme un membre de la famille. « Annie Matrice » devient « reine » de la maison et dirige l'esprit de spectateurs abrutis et d'une passivité d'extrême : « [elle vous dit] quand pleurer quand pas pleurer quand rire quand sacrer ». Obnubilés par l'écran, les parents délaissent leur propre fils qui, lui, doit se taire.
Au-delà des médias, Murdoch s'en prend de manière polémique à la société de consommation, qui aliène les êtres : « elle vous esclavagise, elle vous consommatise, vous ikéatise, vous pharmaprise, vous carrefourise toute la gang ». Il multiplie les néologismes comiques, créés à partir de noms de chaînes commerciales, qui fustigent la toute-puissance de la consommation à outrance : « vous êtes Wal-martyrisés », « McDonalisés ».
2. Des doutes existentiels poignants
Si Murdoch fait sourire à certains égards, il est également touchant dans sa révolte. Il souligne lui-même un malaise qu'il peine à cerner : « Je ne sais pas ce qui se passe, ni depuis quand, ni pourquoi, ni pour quelle raison, mais je rêve tout le temps à des affaires bizarres, pas disables, pas racontables, pas même imaginables ». Les tournures négatives associées à des énumérations de termes parfois maladroits montrent sa perplexité : il a du mal à exprimer exactement ce qu'il ressent et à le faire partager. Le fait d'être « quelqu'un de jeune » l'empêche d'être pris au sérieux par des adultes qui ne le comprennent pas.
Une phrase au présent de vérité générale révèle un certain mal-être dans l'existence : « Le monde est tout croche et on ne nous parle jamais du monde comme du monde. »
des points en +
Pensez à commenter des procédés grammaticaux ; mettez ainsi à profit les connaissances acquises grâce au programme de grammaire, pour nourrir vos explications de textes.
Diverses expressions inquiétantes révèlent combien Murdoch étouffe dans son existence : il évoque son « écœurite », un « besoin d'espace et de grand air » et s'appuie sur une comparaison exclamative sinistre, qui sonne comme un cri de détresse : « Comme si l'avenir était ma tombe ! »
Conclusion
[Synthèse] Au seuil de la pièce, le spectateur est saisi par cette parole torrentielle qui, malgré des aspects parfois comiques, laisse à l'évidence percer l'intensité du désarroi et de la révolte d'un adolescent aussi critique que perdu. Cette scène d'exposition pousse à s'interroger sur les relations familiales et sur la sensation d'absurdité qui peut découler de certaines pratiques sociales.
[Ouverture] D'autres pièces s'intéressent à des personnages jeunes, qui cherchent à se définir face à des familles qui ne les comprennent pas : on peut citer les deux jeunes amants de Roméo et Juliette de Shakespeare (1597), ou encore Antigone dans la réécriture du mythe antique proposée par Anouilh (1944).