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France métropolitaine • Septembre 2016
explication de texte • Série ES
Nietzsche
▶ Expliquer le texte suivant :
Le menteur utilise les désignations pertinentes, les mots, pour faire paraître réel l'irréel ; il dit par exemple : « je suis riche », alors que pour qualifier son état c'est justement « pauvre » qui serait la désignation correcte. Il fait un mauvais usage des conventions établies en opérant des substitutions arbitraires ou même en inversant les noms. S'il agit ainsi de façon intéressée et de plus préjudiciable, la société ne lui fera plus confiance et par là même l'exclura. En l'occurrence, les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par un mensonge. Fondamentalement, ils ne haïssent pas l'illusion mais les conséquences fâcheuses et néfastes de certains types d'illusions. C'est seulement dans ce sens ainsi restreint que l'homme veut la vérité. Il désire les suites favorables de la vérité, celles qui conservent l'existence ; mais il est indifférent à l'égard de la connaissance pure et sans conséquence, et il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices.
Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Dégager la problématique du texte
Qu'est-ce qui nous empêche de mentir ? Est-ce par devoir moral ou au contraire par peur des conséquences sociales ? C'est cette dernière thèse que soutient Nietzsche dans son texte extrait de Vérité et mensonge au sens extra-moral – thèse qui apparaît déjà dans le titre de son ouvrage.
Pourtant, la volonté de dire la vérité pourrait renvoyer aussi à un désir de connaissance désintéressé. Nietzsche s'y oppose en soutenant qu'on peut même préférer l'illusion si elle contribue à conserver notre existence.
Repérer la structure du texte et les procédés d'argumentation
Nietzsche commence par poser le problème de savoir pourquoi les hommes condamnent le mensonge.
Puis il répond en affirmant qu'ils fuient plus le préjudice social que le mensonge lui-même.
Enfin, il tire les conséquences de sa thèse : la recherche de vérité n'a de sens que par rapport à l'amour de la vie.
Éviter les erreurs
Ce texte qui ne présente pas de grosses difficultés de compréhension ne doit pas nous faire perdre de vue ses différents enjeux. S'il porte à première vue sur nos motivations à mentir ou non, il n'a pas qu'une dimension psychologique et morale. Il pose la question du rapport des mots à la réalité. Il articule les notions de langage et de vérité.
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
La morale condamne le mensonge comme un mal qui consiste à trahir et à ne pas respecter autrui. Pourtant, si l'on sait que ce n'est pas bien de mentir, on peut se demander pourquoi le mensonge est condamné. C'est à cette question que répond l'extrait du texte de Friedrich Nietzsche intitulé Vérité et mensonge au sens extra-moral. Alors même que le mensonge renvoie au devoir moral qui par définition serait désintéressé, l'auteur ramène l'interdit du mensonge à un calcul social d'intérêts. La nécessité de dire vrai elle-même perd toute son importance dans la mesure où les mots sont réduits à des conventions. Pourquoi rechercher alors la vérité ?
Le texte commence par poser le problème : pourquoi les hommes chercheraient-ils à éviter le mensonge alors que les mots sont des « désignations arbitraires » ? L'auteur donne ensuite sa réponse : le mensonge est condamné pour l'exclusion sociale qu'il engendre. De là découle une reconsidération de la recherche de la vérité elle-même qui ne peut être désintéressée.
1. Pourquoi les hommes condamnent-ils le mensonge ?
A. Description du menteur
Paradoxalement, Nietzsche donne une description du menteur avec des caractéristiques plutôt valorisantes : il est assez malin pour utiliser des mots pour « faire paraître réel l'irréel ». Il joue sur les apparences en se jouant de celui à qui il ment. L'illusion est en ce sens un mot qui trouve son origine dans le latin illudere, « se jouer de ». Le menteur a donc cette force de connaître la vérité et de pouvoir la cacher aux autres. Il désigne un état par un mot assez pertinent pour cacher la réalité.
Ainsi, je peux faire croire que je suis riche en disant seulement « je suis riche » alors que je suis pauvre. Dire « je suis pauvre » si je le suis serait ce que Nietzsche appelle une « désignation correcte », au sens même de la définition de la vérité de Thomas d'Aquin comme « adéquation entre les mots et les choses ». Nietzsche l'oppose à une « désignation pertinente », mais contrairement à ce qu'on pourrait penser, la pertinence n'est pas du côté de la justesse d'un raisonnement logique et approprié, mais de ce qui transforme l'irréel en réel.
B. Des mots comme conventions
Conseil
Il peut être intéressant de resituer le texte dans un débat sur le langage déjà au cœur de la tradition philosophique.
Derrière l'absence de condamnation du menteur, on assiste à une dévalorisation du langage lui-même. Les mots seraient des conventions arbitraires. Comme Hermogène dans le Cratyle de Platon, Nietzsche voit dans le langage des signes interchangeables et le rapport des noms aux choses ne serait pas naturel contrairement à ce que prétend Cratyle.
Dès lors, mentir serait faire un « mauvais usage des conventions établies ». Le menteur n'est pas celui qui cache la réalité mais celui qui ne suit pas les codes sociaux. Si les mots n'ont pas de lien naturel avec les choses, mentir consiste à savoir manipuler les normes sociales, ou à faire preuve de diplomatie si l'on considère que c'est un atout.
[Transition] Pourquoi alors les hommes condamnent-ils le mensonge ?
2. Les hommes rejettent le mensonge, car il exclut socialement
A. Perte de confiance au menteur
La raison d'être des normes sociales est de permettre une certaine cohésion entre les individus. Vouloir les contourner peut être astucieux, mais lorsque les autres s'en rendent compte, le menteur perd toute crédibilité. Ce qu'il dit ne peut plus renvoyer à quelque chose de réel ou d'irréel puisqu'il a trahi le code social qui consiste à désigner par des mots les mêmes choses. S'il trompe les autres en mentant pour son intérêt, voire en leur portant préjudice, la confiance, qui consiste à croire un minimum les mots que les autres emploient, est brisée.
B. Conséquences néfastes du mensonge
Ayant contourné la norme sociale, le menteur sera exclu de la société s'il est découvert. Dès lors, « les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par le mensonge ». Ainsi, le rejet du mensonge ne se fait pas au nom d'une valeur morale mais au contraire selon un calcul rationnel intéressé qui consiste à dire qu'on ne peut mentir sans en subir des conséquences (ce qui implique qu'on finisse toujours par être découvert).
Info
L'impératif catégorique est la maxime qui dit : « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle », selon les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant.
Nietzsche se place ici aux antipodes de Kant pour qui l'interdit du mensonge répond à un impératif catégorique de la raison pratique qui ne veut que le bien, même si cela va contre l'intérêt de celui qui s'interdit le mensonge, même si cela doit le tuer. Et le mensonge ne peut qu'être un mal, selon Kant, car il n'est pas universalisable.
[Transition] Par conséquent, est-ce que cela signifie que l'homme ne recherche la vérité que pour répondre à ses intérêts ?
3. La recherche de la vérité est liée à la conservation de l'existence
A. L'absence de haine pour l'illusion
Si dire la vérité est recherché exclusivement pour les avantages que cela peut procurer, a contrario, l'illusion ne sera rejetée que si elle est néfaste. Une illusion qui n'a aucune « conséquence fâcheuse » n'a pas de raison d'être haïe. Regarder un beau film fantastique, par exemple, n'a aucune raison d'être condamné. L'art qui montre de belles apparences peut ici trouver toute sa place. Nietzsche s'oppose à une philosophie platonicienne qui condamnerait l'art au nom de la vérité érigée en valeur absolue et désintéressée.
B. L'hostilité aux vérités destructrices
La recherche de la vérité n'existe, selon l'auteur, qu'en un sens restreint : il « désire » ce qui produit de bons effets pour sa vie, son existence. La recherche de la vérité n'est pas purement scientifique ; elle doit contribuer à une vie meilleure pour l'être humain. Une vérité mortifère n'aurait alors pas de sens pour l'homme. Elle ne serait pas « pertinente » au sens où elle ne lui apporterait rien de bon.
Une connaissance n'ayant aucun impact sur la vie de l'individu le laisserait absolument indifférent. D'où la nécessité des enseignants par exemple d'expliquer aux élèves le sens de leurs connaissances. Mais Nietzsche va encore plus loin en affirmant qu'une vérité destructrice serait rejetée, au même titre que le mensonge.
Conclusion
En s'interrogeant sur l'origine du mensonge, Nietzsche place la morale sous l'angle des conventions sociales. La question pour l'homme n'est pas de savoir distinguer le bien du mal mais de savoir comment se comporter dans une société normée pour en tirer le plus grand bénéfice.
De même, sa question n'est plus de savoir distinguer le vrai du faux ni s'il faut dire vrai ou faux. L'auteur nous explique pourquoi on aime la vérité ou le mensonge. L'attrait ou le rejet de la vérité est toujours associé à la vie, à la possibilité de préserver ou d'améliorer son existence, à la volonté de puissance.