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Peut-on parler sans savoir ?

Amérique du Nord • Mai 2024

Peut-on parler sans savoir ?

Dissertation

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • L’apparition de la Covid-19 a donné lieu à la prolifération de discours précédés de la formule : « Je ne suis pas médecin, mais… ». Mais que vaut une telle parole ?

 
 

Les clés du sujet

Définir les termes du sujet

Peut-on

La question « peut-on ? » peut vouloir dire « est-il possible de… ? ».

Elle peut aussi signifier « avons-nous le droit, sommes-nous légitimes ou autorisés à faire quelque chose… ? ».

Parler

La parole désigne un acte de langage qui ne nécessite pas la voix (les muets parlent) mais correspond à l’expression d’une singularité.

Cet usage du langage nous permet de communiquer, à savoir transmettre des informations, et de nous exprimer, c’est-à-dire de manifester des pensées, des sentiments qui relèvent de notre intériorité.

Sans savoir

Savoir se distingue de croire au sens où le savoir repose sur des éléments vérifiables.

Savoir, c’est aussi disposer des connaissances particulières, propres à certains domaines, ce qui en ce sens désigne une forme d’expertise, un savoir-faire. Le savant s’oppose de ce point de vue à l’ignorant, le non-spécialiste à l’expert.

Dégager la problématique

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Construire un plan

1. On peut parler sans savoir

Si nous devions savoir pour parler, nous ne dirions rien.

Renseignez-vous sur les sophistes. Quel rapport établissent-ils entre ce qu’ils disent et ce qu’ils savent ?

2. Parler sans savoir est une prise de pouvoir

Mais l’ignorant qui prétend savoir ne commet-il pas une imposture ?

Pensez aux dérives possibles d’une parole ignorante.

3. On peut parler pour savoir

Si l’ignorant croit tout savoir, qui est le sage ?

« Je sais que je ne sais rien » : analysez cette formule de Socrate.

Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.

Introduction

[Reformulation du sujet] Il s’agit de se demander si nous sommes fondés à parler sans savoir et ce qui pourrait nous l’interdire. « Ne parle pas sans savoir ! » : cette injonction nous ramène aux conditions de légitimité d’une parole. Mais pourquoi ce que je dis devrait-il s’autoriser d’un savoir ? [Définition­ des termes du sujet] La parole est un acte par lequel j’investis le langage de manière singulière et créatrice. Au-delà de la communication d’informations, elle me permet de m’exprimer en manifestant les sentiments ou pensées qui peuplent mon intériorité. Savoir, c’est disposer à la fois d’une idée et des moyens de la vérifier, ou bien disposer d’un savoir-faire. [Problématique­] Mais ne puis-je légitimement parler qu’au nom d’un savoir, ou d’une expertise ? Faut-il vraiment, quand on ne sait pas, se taire ? [Annonce du plan] Nous verrons d’abord en quoi la parole peut s’affranchir du savoir, avant de remettre en cause la valeur d’une parole ignorante. Mais finalement, que vaut la distinction entre le savant et l’ignorant ? Ne peut-on pas faire usage de la parole dans le but de savoir ?

1. On peut parler sans savoir

A. Si nous disions seulement ce que nous savons, nous ne dirions rien

Parler sans savoir semble poser problème dans la mesure où l’on prétendrait dire la vérité. Ce reproche ne vise pas le bavard inconséquent, mais celui qui entend dire le vrai sans en avoir les moyens. Mais qui a les moyens de dire le vrai ? Pour que le langage transmette une connaissance adéquate du réel, il faudrait que ce réel soit uniforme et logique comme lui, remarque Gorgias, personnage éponyme du dialogue de Platon et figure majeure de la sophistique. Or, il est mouvant, tissé de contradictions : à son sujet, je ne peux avoir que des croyances instables.

définitions

Croire, c’est tenir une idée pour vraie sans disposer de preuves, alors que savoir implique d’être en mesure de vérifier ou de prouver que cette idée est vraie.

En revanche, nous possédons des savoirs particuliers ou des savoir-faire. Le médecin dispose de connaissances médicales, l’homme politique connaît les lois : ces techniciens sont des savants en leur domaine. Mais alors, n’est-ce pas à eux seuls qu’il revient de parler ?

B. Savoir parler nous autorise à parler sans savoir

Pourtant, observe Gorgias, si le médecin ordonne un remède que son patient refuse de prendre, c’est le rhéteur, ignorant de tout ce qui concerne la santé du corps, qui guérira celui-ci en le persuadant de se soigner. De fait, la parole efficace, ce savoir-faire qui persuade, permet d’infléchir les conduites bien plus sûrement que la parole savante. Si le scientifique sait que le réchauffement climatique s’accélère mais que sa parole est inopérante dans l’espace public, à quoi sert donc tout son savoir ?

définition

La rhétorique (du grec rhêtorikê tekhnê qui signifie technique, art oratoire), est l’art de l’action du discours sur les esprits, l’ensemble des procédés codifiés permettant de persuader.

C’est pourquoi les sophistes peuvent se revendiquer, comme l’étymologie l’indique, « spécialistes du savoir » : si leur parole s’exerce en tout domaine, c’est qu’ignorants de tout sauf du « savoir des savoirs » qu’est la rhétorique, ils surpassent en efficacité tous les savants. Et c’est ainsi que savoir bien parler m’autorise à parler de tout ce que j’ignore.

[Transition] Mais même si son discours est efficace, celui qui n’a jamais soigné peut-il légitimement parler de santé ?

2. Parler sans savoir est une prise de pouvoir

A. L’imposture de l’ignorant

définition

L’ultracrépidarianisme (de la formule latine signifiant : « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure ! ») est l’attitude consistant à s’exprimer sur des sujets que nous ne maîtrisons pas.

Bien sûr, on pourrait dire que la tendance à parler à la place de l’expert, niant ainsi la supériorité du savoir, relève d’abord de l’imposture. Pline l’Ancien raconte ainsi qu’un cordonnier, voyant un tableau représentant un soulier, signala au peintre que ce soulier présentait un défaut. Le peintre le corrigea, mais le cordonnier trouva encore à redire, jusqu’à ce que le peintre lui rappelle qu’un cordonnier ne sait pas peindre mais fabriquer des chaussures. Autrement­ dit, on ne peut faire et dire que dans la limite de ce qu’on sait. De fait, le patient de Gorgias aurait-il guéri sans le savoir lié à l’expérience et aux connaissances scientifiques du médecin ?

B. La parole sans savoir masque un désir de pouvoir

Mais surtout, peut-on vraiment considérer comme une bonne chose le fait qu’il ait guéri contre son gré ? Dans le Gorgias — De la rhétorique, Socrate pousse Gorgias à l’admettre : la rhétorique, technique du discours efficace, est avant tout une puissance contraignante, et le rhéteur un spécialiste non du savoir mais du pouvoir.

Le concept féministe de mansplaining, tendance masculine à expliquer à une femme ce qui relève pourtant de son champ de connaissances, dévoile la domination qui se joue dans cette manière de se donner pour spécialiste de tout. Il s’agit, sous couvert d’une relation d’égalité (parlons de ce sujet qui nous intéresse tous deux), de revendiquer son autorité essentielle en niant l’expertise du dominé.

[Transition] Mais alors, faut-il éviter de parler des sujets que nous ne maîtrisons pas ? Est-ce au seul spécialiste qu’il revient de parler ?

3. On peut parler pour savoir

A. Le dialogue, lieu de formation du savoir

La question est pourtant de savoir s’il convient d’opposer ainsi au savant qui peut parler, l’ignorant qui doit se taire. L’ignorant est-ce celui qui ne sait rien, ou celui qui croit qu’il sait tout, c’est-à-dire l’homme du préjugé ?

« Je sais que je ne sais rien » : ce que montre la formule de Socrate, c’est que l’ignorant ne se définit pas par la quantité insuffisante de son savoir, mais par le rapport qu’il entretient avec lui. Pétri de certitudes et d’opinions, il ne peut plus savoir. Et c’est parce que le savoir est un effort toujours renouvelé que l’accès à la vérité ne peut pas passer par le discours ou le débat (dans lesquels des interlocuteurs visent la victoire, et non le savoir) mais par la dialectique, qui présuppose que nous ne savons pas tout et que nous pouvons savoir. Savoir, c’est progresser ensemble, par cet art des questions et des réponses, vers la vérité.

définition

La dialectique (du grec dialegein, trier, distinguer) désigne l’art de la discussion, la méthode qui vise à former, par l’examen de positions contraires, un savoir commun.

Si la philosophie se distingue de la rhétorique, ce n’est pas seulement parce qu’elle recherche une conviction personnelle étayée par des preuves logiques et cohérentes, mais parce qu’elle entend nous affranchir de l’autorité de la parole. Elle est soucieuse d’un savoir toujours en formation qui nous émancipe de nos tutelles.

B. Parler pour apprendre

Cette remise en cause de l’autorité de la parole pseudo-savante peut trouver une application particulière dans le champ éducatif. Dans Le maître ignorant, Rancière appelle à revoir la relation entre un maître expert d’un savoir particulier et un élève ignorant : si l’éducation peut devenir émancipatrice, c’est dans la mesure où elle n’est plus conçue comme la parole de celui qui sait et explique adressée à l’ignorant qui la reçoit. Il s’agit de partir de l’idée de l’égalité du maître et de l’élève face au savoir qui émerge et se forme dans leur échange. Là encore, c’est parce qu’on ne sait pas tout qu’on parle : l’ignorance travaille le maître comme l’élève et les pousse à apprendre, parce qu’ils savent qu’ils le peuvent.

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l’auteur

Jacques Rancière

Spécialiste de philosophie politique, Rancière consacre ses recherches à la question de l’émancipation des peuples. Rancière pense dans Le maître ignorant les conditions d’une pédagogie émancipatrice.

Conclusion

Pour conclure, si on peut parler sans savoir, ce n’est pas au sens où la vérité serait relative ni dans le sens où l’ignorant pourrait s’autoriser de son ignorance, mais au sens où le savoir n’est pas un champ clos mais l’objet d’une recherche permanente. C’est alors parce qu’on ne sait pas, mais parce qu’on sait aussi qu’il nous est possible de savoir, qu’on peut parler pour savoir.

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