Rabelais, Gargantua
oral
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Sujet d'oral • Explication & entretien
Rabelais, Gargantua, « Buveurs très illustres… », Prologue
1. Lisez le texte à voix haute.
Puis expliquez-le.
Document
Buveurs très illustres, et vous, vérolés1 très précieux (car c'est à vous, à personne d'autre, que sont dédiés mes écrits), Alcibiade, dans le dialogue de Platon2 intitulé le Banquet, au moment de faire l'éloge de son précepteur Socrate, lequel était unanimement reconnu comme le prince des philosophes, dit entre autres compliments qu'il était semblable aux silènes.
Les silènes étaient jadis de petites boîtes comme celles que nous voyons aujourd'hui dans les boutiques des apothicaires3, le couvercle décoré de figures amusantes et frivoles telles que harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées4, boucs volants, cerfs attelés et autres semblables peintures imaginées pour faire rire les gens (Silène, maître du bon Bacchus, était ainsi fait). Toutefois, à l'intérieur, on conservait de fines substances : baume, ambre gris, amomon, musc, civette5, pierreries6 et autres choses précieuses.
Tel était Socrate. Car, en jugeant son aspect et en l'estimant selon son apparence, vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon, tant il était laid et ridicule : le nez pointu, le regard bovin, le visage d'un fou, simple dans ses mœurs, rustique dans ses vêtements, pauvre, malheureux avec les femmes, inapte à toutes les fonctions de la société, toujours riant, toujours trinquant à la santé de chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir7. Or, en ouvrant cette boîte, vous auriez découvert à l'intérieur une substance céleste et inappréciable : une intelligence surhumaine, une force d'âme incroyable, un courage invincible, une sobriété sans pareille, une complète sérénité, une parfaite confiance en soi, un mépris absolu envers tout ce pourquoi les hommes veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.
Rabelais, Gargantua, Prologue de l'auteur, 1542, translation par G. Milhe Poutingon, © éditions Hatier, 2021.
1. Vérolés : atteints de la vérole, maladie transmise par les voies sexuelles.
2. Platon (Ve-IVe siècle av. J.-C.) : philosophe grec de l'Antiquité.
3. Apothicaires : ancien terme pour pharmaciens.
4. Harpies, satyres, oisons bridés, canes bâtées : créatures mythologiques (harpies, satyres) ou expressions désignant des personnes stupides (oisons bridés, canes bâtées).
5. Amomon, musc, civette : matières odorantes d'origine végétale ou animale.
6. Pierreries : les pierres précieuses ont été utilisées en pharmacie jusqu'au xixe siècle.
7. Toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir : Socrate, maître de l'ironie, se moque des vices de ses contemporains, mais en dissimulant sa sagesse.
2. question de grammaire.
Analysez la syntaxe de la proposition subordonnée relative dans ce passage : « au moment de faire l'éloge de son précepteur Socrate, lequel était unanimement reconnu comme le prince des philosophes » (l. 3-5).
Conseils
1. Le texte
Faire une lecture expressive
Le discours est empreint d'une sorte d'ivresse joyeuse qu'il faut s'efforcer de faire ressentir dès la première apostrophe et lors des longues énumérations à visée comique.
Insistez sur les connecteurs logiques de la démonstration pour rendre perceptible le contraste entre l'extérieur et l'intérieur des silènes, puis entre l'apparence et l'esprit de Socrate.
Situer le texte, en dégager l'enjeu
Intéressez-vous à la fonction du prologue : placé au seuil de l'œuvre, il en prépare la lecture et précise le projet de l'auteur.
Quelle leçon l'auteur cherche-t-il à donner en comparant Socrate aux silènes ?
2. La question de grammaire
Vous devez d'abord repérer les limites de la subordonnée relative, ainsi que son antécédent. Cette subordonnée est-elle adjective ou substantive ? Quelle est sa fonction ?
Étudiez la forme et la fonction du pronom relatif au sein de la subordonnée.
1. L'explication de texte
Introduction
[Présenter le contexte] Dans son roman Gargantua, Rabelais entend provoquer le rire, mais sa verve comique dissimule des vérités plus sérieuses.
citation
« Mieux est de rire que de larmes écrire, Parce que rire est le propre de l'homme. » (« Avis aux lecteurs »)
[Situer le texte] L'auteur s'adresse ainsi directement aux lecteurs, dans son prologue, afin de les mettre en garde sur la nature véritable du texte qu'ils vont découvrir.
[En dégager l'enjeu] À travers l'analogie entre les silènes et le philosophe Socrate, il incite malicieusement ses lecteurs à regarder au-delà des apparences.
Explication au fil du texte
Une singulière entrée en matière (l. 1 à 6)
Le prologue s'ouvre sur une apostrophe burlesque en guise de captatio benevolentiae : « Buveurs très illustres, et vous, vérolés très précieux ». Les substantifs de sens trivial (« buveurs », « vérolés ») y sont couplés à des adjectifs mélioratifs. Par la répétition du pronom « vous », Rabelais établit une connivence avec ses lecteurs, associés aux excès dionysiaques de l'ivresse et de la sensualité.
mot clé
La captatio benevolentiae est une figure de rhétorique qui vise, au début d'un discours, à s'attirer la bienveillance de son auditoire.
L'auteur souhaite des lecteurs à son image : de bons vivants, prompts au rire. Cette joyeuse complicité est soulignée par la construction emphatique : « c'est à vous, à personne d'autre, que sont dédiés mes écrits ». Les mauvais plaisants sont priés de rester à la porte !
La démonstration logique qui suit débute par une référence précise à un dialogue antique de Platon, le Banquet. Est ainsi visé un lectorat humaniste qui connaît les différents discours contenus dans l'œuvre, dont celui d'Alcibiade, un disciple de Socrate.
à noter
Philosophe grec du ve siècle av. J.-C., Socrate est un personnage fondamental dans l'histoire de la pensée. Il apparaît dans plusieurs dialogues de son disciple Platon.
Dès le premier paragraphe, le prologue est donc placé sous l'égide de Socrate, dont l'importance est rappelée par la proposition subordonnée relative : « lequel était unanimement reconnu comme le prince des philosophes ».
L'élément central de cette référence est une analogie, qui apparaît à travers le discours indirect : « Alcibiade […] dit […] qu'il était semblable aux silènes ».
La description des silènes (l. 7 à 14)
Afin d'expliciter l'analogie, l'auteur décrit la particularité des « silènes », qui sont de « petites boîtes ». Il rattache cette description à des éléments connus des lecteurs contemporains, par le biais de la comparaison : « comme nous voyons aujourd'hui dans les boutiques des apothicaires ».
Dans un premier temps, c'est l'aspect baroque de ces boîtes qui est mis en valeur. L'énumération de créatures mythologiques ou imaginaires, étranges et difformes, rappelle leur fonction comique (« faire rire les gens »). Leur apparence fait référence au satyre Silène, dont elles sont inspirées.
à noter
Dans la mythologie grecque, les satyres sont des créatures fabuleuses mi-homme mi-bouc, compagnons débauchés du dieu Dionysos (Bacchus pour les Romains).
L'adverbe « Toutefois » invite à dépasser cette apparence pour s'intéresser à ce qui se trouve « à l'intérieur » des boîtes. La suite de la description révèle alors le caractère inestimable de leur contenu : de « fines substances » (matières rares et pierres précieuses) utilisées en pharmacie.
L'ensemble de la description établit une antithèse entre l'intérieur et l'extérieur, figure de style que l'on retrouve dans la dernière partie de l'extrait.
L'analogie avec le philosophe Socrate (l. 15 à 27)
L'auteur poursuit sa démonstration logique en revenant à l'analogie initiale : « Tel était Socrate ».
Il décrit d'abord l'apparence du philosophe de manière très péjorative. Le lecteur est pris à témoin de manière familière (« vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon ») de l'aspect « laid et ridicule » du personnage. L'énumération qui suit insiste sur cette apparence risible : « le nez pointu, le regard bovin […] ».
Puis les verbes au participe présent révèlent en Socrate un précurseur antique de cette fameuse confrérie de « buveurs » humanistes évoquée au début du prologue : « toujours riant, toujours trinquant à la santé de chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir ».
L'analogie est finalement explicitée et le lecteur comprend que l'apparence de Socrate cache quelque chose de bien plus précieux : à l'instar des silènes, le philosophe recèle, à l'intérieur d'un corps difforme, « une substance céleste et inappréciable ». Dans la dernière énumération de l'extrait, le lexique relatif aux qualités intellectuelles et morales de Socrate a une valeur superlative : « surhumaine », « incroyable », « invincible », « sans pareille »… L'accumulation des verbes d'action au présent (« veillent », « courent », « travaillent »…) souligne l'opposition entre le détachement du philosophe et la suractivité des hommes. Le personnage est enfin révélé pour ce qu'il est vraiment : un modèle de vertu et de sagesse philosophique.
Conclusion
[Faire le bilan de l'explication] Le début de ce prologue, mêlant gaieté et profondeur, invite le lecteur à faire la différence entre l'apparence et la véritable valeur des êtres et des choses.
[Mettre le texte en perspective] Il s'agit en réalité d'une clef de lecture pour l'œuvre entière. Le lecteur doit interpréter l'ivresse joyeuse du roman « à plus haut sens » pour en extraire la sagesse humaniste, comme au chapitre XIII, où l'invention triviale et comique d'un « torchecul » par Gargantua démontre en réalité l'intelligence pratique du héros.
2. La question de grammaire
« au moment de faire l'éloge de son précepteur Socrate, [lequel était unanimement reconnu comme le prince des philosophes] »
La proposition entre crochets est une proposition subordonnée relative adjective ; elle est apposée à son antécédent, le groupe nominal « son précepteur Socrate ».
Elle est introduite par le pronom relatif composé « lequel », qui a une fonction de sujet du verbe « était […] reconnu » à l'intérieur de la proposition subordonnée.
Cette proposition n'apporte qu'un commentaire sans contribuer à l'identification de son antécédent : on peut donc dire qu'elle est explicative et non déterminative.
Des questions pour l'entretien
Lors de l'entretien, vous devrez présenter une autre œuvre lue au cours de l'année. L'examinateur introduira l'échange et vous posera quelques questions. Celles ci-dessous sont des exemples.
1 Sur votre dossier est mentionnée la lecture cursive d'une autre œuvre argumentative : Le Neveu de Rameau de Diderot (seconde moitié du xviiie siècle). Pouvez-vous la présenter brièvement, en insistant sur le sujet du dialogue entre les deux personnages ?
2 Expliquez comment la satire invite à la réflexion dans cette œuvre.
3 Quels points de vue chaque personnage défend-il ? Vous sentez-vous plus proche de « Lui » ou de « Moi », et pourquoi ?