Rabelais, Gargantua
oral
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Sujet d'oral • Explication & entretien
Rabelais, Gargantua, « On lui recommanda… », chapitre XIV
1. Lisez le texte à voix haute.
Puis expliquez-le.
Document
Gargantua est confié par son père à un savant « pour qu'il l'éduque selon ses capacités ».
On lui recommanda un grand sophiste1, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit si bien son alphabet qu'il le récitait par cœur et à l'envers. Cela l'occupa cinq ans et trois mois. Puis son maître lui lut Donat, le Facet, le Théodolet et Alanus in parabolis2. Et cela l'occupa treize ans, six mois et deux semaines. Notez que, pendant ce temps, il lui apprenait à écrire en lettres gothiques. Gargantua devait recopier lui-même ses livres, car l'art de l'imprimerie n'était pas encore inventé. Pour cela, il portait habituellement une grosse écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, dont l'étui était aussi gros et grand que les gros piliers d'Ainay3. L'encrier, qui avait la capacité d'un tonneau, y était suspendu par de grosses chaînes de fer.
Puis il lui lut le De modis significandi4, avec les commentaires de Heurtebise, de Faquin, de Tropdiceux, de Galehaut, de Jean le Veau, de Billonio, Brelingandus, et un tas d'autres. Cela l'occupa plus de dix-huit ans et onze mois. Et il le sut si bien que, mis à l'épreuve, il le récitait par cœur et à l'envers. Il prouvait ainsi sur ses doigts, à sa mère, que de modis significandi non erat scientia5. Puis il lui lut le Comput6, ce qui l'occupa bien seize ans et deux mois, jusqu'à la mort de son précepteur, laquelle survint en l'an mille quatre cent vingt, d'une vérole qui lui vint.
Après il eut un autre vieux tousseur, nommé Maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, Hébrard, le Grecisme, le Doctrinal, les Pars7, le Quid est8, le Supplementum9, Marmotret, De moribus in mensa servandis10, Seneca de quatuor virtutibus cardinalibus11, Passaventus cum commento12, et le Dormi secure13 pour les fêtes. Et quelques autres de la même farine, à la lecture desquels il devint tellement sage que jamais plus nous n'en avons enfourné de pareils.
Rabelais, Gargantua, chapitre xiv, 1542, translation par G. Milhe Poutingon, © éditions Hatier, 2021.
1. Sophiste : maître de rhétorique qui enseignait l'art de persuader avec des discours ayant l'apparence de l'objectivité.
2. Alanus in parabolis : liste d'ouvrages scolaires très répandus depuis le Moyen Âge, symboles de bêtise et d'obscurantisme pour les humanistes, ainsi que les autres livres auxquels ce chapitre fait allusion.
3. Ainay : Saint-Martin d'Ainay, cathédrale lyonnaise.
4. De modis significandi : Les modes de signifier, traité de grammaire médiévale.
5. De modis significandi non erat scientia : « les modes de signifier ne sont pas une science ». L'ironie consiste à dénigrer cette forme de savoir en utilisant le latin, langue dans laquelle ces traités sont écrits.
6. Comput : calendrier populaire très répandu, contenant des vies de saints, des remèdes « de bonne femme », etc.
7. Les Pars : Les Parties, ouvrage de rhétorique.
8. Le Quid est : le Qu'est-ce que c'est ?, manuel scolaire, sous forme de questions-réponses.
9. Le Supplementum : le Supplément.
10. De moribus in mensa servandis : Sur la façon de se tenir à table.
11. Seneca de quatuor virtutibus cardinalibus : Les Quatre Vertus cardinales de Sénèque.
12. Passaventus cum commento : Passavent avec son commentaire. Passavent est un moine, auteur d'un ouvrage de piété.
13. Dormi secure : le Dors en paix, recueil de sermons.
2. question de grammaire.
Analysez la proposition subordonnée conjonctive figurant dans la première phrase de l'extrait (l. 1-3).
Conseils
1. Le texte
Faire une lecture expressive
L'extrait contient de nombreux termes latins : entraînez-vous à les prononcer (par exemple, le u est prononcé « ou » et le e, « é ») en articulant bien et sans vous précipiter.
L'ironie rabelaisienne doit être palpable : soulignez-la grâce à votre intonation, et faites sentir le caractère abrutissant de l'enseignement sophistique à travers l'accumulation des ouvrages étudiés.
Situer le texte, en dégager l'enjeu
Examinez le ton adopté par le narrateur pour décrire l'enseignement reçu par Gargantua.
Cherchez à élucider les cibles de la satire et relevez les dysfonctionnements mis en lumière dans l'éducation du héros.
2. La question de grammaire
Identifiez la subordonnée conjonctive et les termes qui l'introduisent.
Réfléchissez à la circonstance exprimée par cette subordonnée. Que peut-on dire sur le mode utilisé pour le verbe ?
1. L'explication de texte
Introduction
[Présenter le contexte] Dans le chapitre précédent, Gargantua a impressionné son père en inventant un « torchecul ». Grandgousier se soucie désormais de trouver un précepteur capable de faire atteindre à son fils « un degré souverain de sagesse ». Sur un mode comique, Rabelais fait écho à l'importance accordée par les humanistes de la Renaissance à l'éducation et à l'élévation spirituelle.
[Situer le texte] Dans l'extrait étudié, Gargantua reçoit l'enseignement scolastique de ses premiers précepteurs, Maîtres Thubal Holoferne et Jobelin Bridé.
[En dégager l'enjeu] Rétrograde et stérile, cet enseignement fait les frais de la verve satirique de Rabelais, qui en dénonce les impasses.
Explication au fil du texte
Un enseignement absurde et chronophage (l.1 à 11)
D'emblée, Rabelais ironise sur le précepteur choisi pour cultiver l'esprit de Gargantua. Son titre pompeux, « grand sophiste », contraste avec son nom ridicule : « Thubal Holoferne ». En effet, thubal signifie « confusion » en hébreu et Holoferne fait référence à un persécuteur des Juifs dans la Bible. Discrédité d'entrée de jeu par son seul nom, ce maître incarne un enseignement nuisible et vain.
Le temps passé à apprendre l'alphabet, particulièrement long, fait sourire. La vacuité de cet apprentissage sans réelle finalité apparaît dans la subordonnée consécutive pleine d'humour : « si bien qu'il le récitait par cœur et à l'envers ».
La lenteur et la perte de temps induites par ce programme éducatif sont soulignées par les compléments de temps hyperboliques : « Cela l'occupa cinq ans et trois mois » ; « cela l'occupa treize ans, six mois et deux semaines ».
Thubal Holoferne abrutit son élève avec des ouvrages scolaires emblématiques du Moyen Âge mais perçus par les humanistes comme des symboles de bêtise et d'obscurantisme. Les titres latins s'accumulent, mêlant grammaire, civilité, morale. Aucun esprit critique n'est demandé à l'élève : l'écoute passive semble suffire, comme l'indique la formule « son maître lui lut ».
Le narrateur interpelle avec humour le lecteur (« Notez que ») pour l'inviter à constater un autre aspect qui contribue à discréditer cet enseignement : l'apprentissage des lettres gothiques, écriture jugée obsolète à l'époque de Rabelais. Pis, l'élève se contente de « recopier » ses livres, sans aucun travail de réflexion sur leur contenu.
L'allusion à l'imprimerie renvoie à l'idéal humaniste de diffusion du savoir alors que l'infortuné Gargantua se trouve encore au stade des moines copistes médiévaux.
info
L'Allemand Gutenberg invente les caractères mobiles d'imprimerie au milieu du xve siècle : cette technique révolutionnaire permet d'accélérer grandement la diffusion des livres.
Enfin, les précisions sur le poids et la taille des instruments d'écriture sont à la mesure du gigantisme du héros, tout en symbolisant la lourdeur d'un enseignement qui vire au pensum.
Une éducation délétère (l. 12 à 27)
La suite du texte amplifie la satire d'un enseignement inadapté, qui impose à Gargantua la lecture d'ouvrages abrutissants.
L'anaphore « Puis il lui lut » pointe la logique cumulative et routinière qui préside à la pédagogie de Maître Holoferne. Lui fait toujours écho le refrain comique « cela l'occupa », qui suggère combien cette activité chronophage est dépourvue de toute finalité pour l'élève ; elle ne fait que meubler son temps.
Rabelais énumère une série d'ouvrages de commentaires qui éloignent l'élève des textes sources, qui seraient pourtant plus utiles à son instruction. Ici, le savoir, déjà sujet à caution, est transmis par des commentateurs peu crédibles (« Heurtebise », « Faquin », « Tropdiceux », « Galehaut », « Jean le Veau »…) : leurs noms prêtent à sourire.
De plus, Gargantua fait un usage bien discutable de ce savoir. Teintée d'ironie, la reprise de la formule « il le récitait par cœur et à l'envers » montre qu'un pas est franchi dans l'absurdité : un alphabet récité à l'envers pose déjà question, mais que dire d'un ouvrage entier ? L'apprentissage n'a plus de sens.
Gargantua se trouve enfermé dans une logique de répétition caractéristique de l'enseignement scolastique. L'élève n'est jamais invité à la réflexion ni à l'appropriation réelle d'un savoir riche et cohérent. Gargantua ne peut alors que chercher à éblouir un public ignorant (sa mère Gargamelle), avec un pseudo-savoir (« de modis significandi non erat scientia ») débité en latin. Faite « sur ses doigts », et aboutissant à un échec, la démonstration devient risible !
des points en +
Rabelais dénonce le caractère psittaciste de l'enseignement scolastique, hérité du Moyen Âge, dans lequel l'élève répète mécaniquement des savoirs qu'il ne comprend pas.
L'empilement des faux savoirs, en dehors de tout bon sens, se poursuit et les années défilent. Seule la mort du précepteur permet de délivrer l'élève de son « tortionnaire ». Rabelais inflige souvent à ses personnages repoussoirs des maladies (« une vérole ») qui montrent combien ce qu'ils incarnent est malsain.
Hélas pour Gargantua, son deuxième précepteur ne vaut pas mieux que le premier ! L'origine ironique du nom « Jobelin Bridé » (jobelin signifie « idiot ») fait de l'enseignant un idiot patenté, tandis que la périphrase « vieux tousseur » le relègue au rang d'antiquité périmée.
S'ensuit une énumération de livres à l'utilité douteuse, dont les noms en latin, langue des savants, cachent mal la vacuité. Rabelais souligne ironiquement les dégâts causés par une telle éducation sur l'élève, mal « enfourné » après avoir ingurgité une telle « farine ». L'antiphrase finale achève de fustiger les errances de ce modèle éducatif qui se trompe d'objet.
Conclusion
[Faire le bilan de l'explication] Dans cet extrait, Rabelais cherche à ridiculiser les travers du modèle éducatif scolastique, fondé sur des méthodes et des contenus inadaptés aux besoins réels des élèves. L'accumulation de lectures stériles rendent Gargantua « complètement fou, stupide, rêveur et crétin », comme on l'apprend au chapitre suivant.
[Mettre le texte en perspective] À cet enseignement sclérosé, Rabelais oppose un modèle novateur qui témoigne, à travers la figure du bon maître Ponocrates, d'un idéal humaniste fondé sur la réflexion, le dialogue et l'expérimentation. Dans cette perspective, l'éducation est conçue comme le plus sûr moyen d'épanouissement pour le genre humain.
2. La question de grammaire
« On lui recommanda un grand sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit si bien son alphabet [qu'il le récitait par cœur et à l'envers]. »
Dans cette phrase complexe, la proposition subordonnée conjonctive circonstancielle (entre crochets) est introduite par la locution conjonctive de subordination « si bien […] que ». Elle exprime la conséquence.
Le mode verbal utilisé dans cette subordonnée est l'indicatif (verbe « récitait » à l'imparfait) : la conséquence est présentée comme effective.
Des questions pour l'entretien
Lors de l'entretien, vous devrez présenter une autre œuvre lue au cours de l'année. L'examinateur introduira l'échange et vous posera quelques questions. Celles ci-dessous sont des exemples.
1 Dans votre dossier est mentionnée la lecture cursive d'une autre œuvre argumentative : Micromégas de Voltaire. Pouvez-vous présenter brièvement ce conte philosophique ?
2 Comment Voltaire utilise-t-il le rire pour aborder la question du savoir à son époque ?
3 Pensez-vous que Micromégas puisse encore donner à réfléchir à un lecteur contemporain ?