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Rabelais, Pantagruel, chapitre XXVIII

Sujet d'écrit • Commentaire

Rabelais, Pantagruel, chapitre xxviii

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20 points

Intérêt du sujet • Cet extrait, qui narre un voyage hautement fantaisiste dans la bouche d'un géant, se révèle plein d'enjeux cachés !

 

Commentez ce texte de Rabelais, extrait de Pantagruel.

Vous devrez composer un devoir qui présente de manière organisée ce que vous avez retenu de votre lecture et justifier par des analyses précises votre interprétation.

Document 

En pleine guerre contre les Dipsodes, la pluie s'abat sur l'armée de Pantagruel. Magnanime, ce dernier abrite ses soldats sous son immense langue. Le narrateur, Alcofribas Nasier, se glisse alors dans la bouche du géant.

Mais alors, ô dieux et déesses ! que vis-je là ? Que Jupiter m'anéantisse avec sa triple foudre1 si je mens ! Je m'y promenai comme en l'église Sainte-Sophie2 à Constantinople. Je vis des rochers grands comme les montagnes des Danois3 – je pense que c'étaient ses dents – et de grandes prairies, de grandes forêts, d'immenses et puissantes villes pas moins grandes que Lyon ou Poitiers ! Le premier que j'y rencontrai fut un bonhomme qui plantait des choux. Tout ébahi, je lui demandai :

– Mon ami, que fais-tu ici ?

– Je plante des choux, dit-il.

– Mais pourquoi ? Et comment ? répondis-je.

– Ha, monsieur, dit-il, tout le monde ne peut pas avoir les couillons aussi lourds qu'un mortier4, et nous ne pouvons tous être riches. C'est ainsi que je gagne ma vie. Je vais les vendre au marché, dans la ville qui est là-bas derrière.

– Jésus ! dis-je. Il y a donc ici un nouveau monde ?

– Certes ! répondit-il, mais il n'est pas nouveau. Toutefois on dit que, hors d'ici, se trouve une terre neuve, où les gens ont soleil et lune, ainsi que plein de bonnes choses. Mais ce monde-ci est plus ancien.

– Sans doute. Mais, mon ami, comment se nomme cette ville où tu vas vendre tes choux ?

– Son nom est Aspharage5. Les habitants sont de bons chrétiens et gens de bien. Ils vous feront un excellent accueil.

Bref, je décidai d'y aller. En chemin, je rencontrai un compagnon qui tendait des pièges aux pigeons. Je lui demandai :

– Mon ami, d'où viennent ces pigeons ?

– Messire, dit-il, ils viennent de l'autre monde.

Alors je me mis à penser que, quand Pantagruel bâillait, les pigeons entraient à pleines volées dans sa gorge en croyant que c'était un colombier. Puis je me dirigeai vers la ville. Je la trouvai belle, puissante, et de bon aspect. Mais, à l'entrée, les gardes me demandèrent mon bulletin de santé. J'en fus fort ébahi. Je leur demandai :

– Messieurs, y a-t-il ici quelque risque de peste ?

– Oh seigneur, répondirent-ils, près d'ici, on meurt tant que le chariot6 parcourt les rues.

– Jésus, dis-je, mais où cela ?

Ils me répondirent que c'était à Laryngues et Pharyngues7, deux villes aussi grandes que Rouen et Nantes, riches et très commerçantes. La peste y avait été causée par une exhalaison puante et infecte, sortie des abîmes depuis peu. Plus de vingt-deux fois cent soixante mille personnes avaient péri en huit jours.

Je me mis à réfléchir et à calculer. Je réalisai alors qu'il s'agissait d'une haleine puante venue de l'estomac de Pantagruel lorsqu'il avala tant d'ail, comme nous l'avons dit précédemment8.

Partant de là, je passai entre les rochers formés par ses dents et réussis à monter sur l'une d'elles. J'y trouvai alors les plus beaux endroits du monde, de beaux et grands jeux de paume9, de belles galeries, de belles prairies, de nombreuses vignes, et une infinité de fermettes à l'italienne10 dans des champs pleins de délices. J'y demeurai bien quatre mois, et jamais ne fis meilleure chère qu'alors.

Rabelais, Pantagruel, chapitre xxviii, 1532, translation par G. Milhe Poutingon, © éditions Hatier, 2012.

1. Foudre : la foudre de Jupiter ressemble à un trident.

2. Sainte-Sophie : les dimensions majestueuses de cette église byzantine étaient proverbiales.

3. Je vis […] Danois : jeu de mots : la première syllabe de Danois et de Danemark se prononçait comme dents.

4. Mortier : proverbe exprimant l'idée de repos.

5. Aspharage : « gosier », en grec.

6. Chariot : sur lequel on ramasse les morts.

7. Laryngues et Pharyngues : jeu de mots sur larynx et pharynx.

8. Comme […] précédemment : les rôtis à l'ail du chapitre précédent.

9. Paume : ancêtre du tennis.

10. Fermettes à l'italienne : c'était à la mode, dans l'aristocratie italienne, de posséder des fermettes et autres maisons de campagne.

 

Les clés du sujet

Définir le texte

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Dégager la problématique

Comment ce récit de voyage fantaisiste, à l'intérieur de la bouche d'un géant, véhicule-t-il une pensée humaniste ?

Construire le plan

Tableau de 2 lignes, 2 colonnes ;Corps du tableau de 2 lignes ;Ligne 1 : 1. Un récit de voyage parodique; Intéressez-vous à la position et au ton adoptés par le narrateur : qu'ont-ils de remarquable ?Qu'est-ce qui rend ce voyage grotesque et trivial ?Montrez comment le narrateur joue avec le gigantisme du personnage principal.; Ligne 2 : 2. Un regard humaniste sur le monde; En quoi cet extrait témoigne-t-il d'une fascination pour l'être humain ?Quel est l'enjeu du dialogue avec le planteur de choux ? Ayez à l'esprit le contexte des Grandes ­Découvertes.Le nouveau monde découvert par le narrateur diffère-t-il de l'ancien ? Quel sens donner à sa description ?;

Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.

Introduction

[Présentation du contexte] La Renaissance se caractérise par un véritable bouillonnement intellectuel, artistique et scientifique, qui donne naissance à l'humanisme. [Présentation de l'œuvre et de l'extrait] Médecin et prêtre, Rabelais est un écrivain emblématique de ce mouvement. Il s'appuie sur la tradition populaire des récits de géants pour sensibiliser le lecteur aux idées nouvelles. Dans cet extrait de Pantagruel (1532), le narrateur se retrouve fortuitement dans la bouche du géant éponyme, et nous livre son témoignage. [Problématique] Comment ce récit de voyage fantaisiste permet-il de véhiculer une pensée humaniste ? [Annonce du plan] Après avoir examiné les ressorts comiques de ce voyage pour le moins étonnant, nous nous pencherons sur la vision de l'homme et du monde qui s'en dégage.

I. Un récit de voyage parodique

Le secret de fabrication

Dans cette partie, il s'agit de montrer comment l'humour et la fantaisie de Rabelais se déploient à travers des personnages singuliers et des situations incongrues.

1. Le témoignage d'un narrateur facétieux

Dans ce récit à la première personne, le narrateur, Alcofribas Nasier, est aussi le personnage principal. Le pronom « je » revient à plusieurs reprises, associé à des verbes de perception (« je vis »), de jugement (« je pense que ») ou d'action (« je me dirigeai », « je passai »).

à noter

Alcofribas Nasier est l'anagramme de François Rabelais. C'est sous ce pseudonyme que l'auteur signe Pantagruel et Gargantua.

Au début du texte, ce narrateur prend à témoin Jupiter, dieu païen, qu'il dit la vérité : « Que Jupiter m'anéantisse avec sa triple foudre si je mens ! » L'ensemble du récit est présenté comme un témoignage authentique, avec des éléments descriptifs et des dialogues censés accréditer le propos. Il va pourtant de soi que nous pénétrons, avec Alcofribas Nasier, dans un monde hautement fantaisiste, qui ne peut que provoquer l'ébahissement (« tout ébahi »). Au fur et à mesure de son récit, le narrateur gagne ainsi en connivence avec le lecteur ce qu'il perd en crédibilité.

2. Une promenade buccale grotesque

La question inaugurale « que vis-je là ? » intrigue d'emblée : la bouche de Pantagruel devient le théâtre improbable de l'action, dans la lignée des récits d'avalage, fréquents dans la littérature qui met en scène des géants. Rabelais crée des toponymes fantaisistes, forgés à partir de racines grecques : il nomme les villes « Aspharage », « Laryngues » et « Pharyngues », en référence au larynx et au pharynx, qui venaient d'être identifiés par les savants.

Le récit abonde en notations triviales : on y relève des expressions grossières (« tout le monde ne peut pas avoir les couillons aussi lourds qu'un mortier ») et des détails scatologiques renvoyant aux aspects peu ragoûtants de l'organisme. Il est notamment question de l'« haleine puante » de Pantagruel liée à l'ingestion d'ail. Par ailleurs, ses bâillements occasionnent chez les pigeons une méprise comique : sa bouche est prise pour un « colombier ».

3. Le comique gigantal : un jeu sur les proportions

La démesure joue à plein dans cet extrait. Ainsi, par un effet de grossissement, une métaphore rapproche les dents du géant de « rochers » que le narrateur peut escalader. Plus loin, l'estomac devient le lieu des « abîmes ».

Surtout, la bouche abrite tout un monde. Les indications spatiales (« la ville qui est là-bas derrière »), associées à des comparaisons récurrentes avec le monde connu (« villes pas moins grandes que Lyon et Poitiers »), donnent de la profondeur à ce corps hors norme, perçu sous un jour tout à fait inédit.

[Transition] Au-delà de la fantaisie ­débridée de ce voyage original, un « plus haut sens » peut être dégagé : le comique laisse deviner une pensée humaniste sur le monde.

à noter

Rabelais invite son lecteur à « sucer la substantifique moelle » de ses récits en adoptant l'attitude d'un chien aux aguets : sous des apparences plaisantes, un sens plus profond est souvent à débusquer.

II. Un regard humaniste sur le monde

Le secret de fabrication

Cette partie vise à mettre au jour les réflexions et les préoccupations humanistes qui sous-tendent ce récit dans le contexte des Grandes Découvertes.

1. Une curiosité insatiable

L'humanisme place l'homme au cœur de ses préoccupations : le corps humain fait l'objet d'un regain d'intérêt, notamment avec les dissections. Dans l'extrait, Rabelais le médecin apparaît au détour de détails anatomiques (les villes de « Laryngues » et de « Pharyngues », la mention des « exhalaison[s] ») et de considérations sur les maladies. L'être humain est un monde à lui tout seul !

Le narrateur pénètre dans la cavité buccale du géant et l'arpente comme on découvre des territoires nouveaux, ainsi que l'attestent les verbes de mouvement : « je m'y promenai », « je décidai d'y aller », « je me dirigeai vers la ville »… La curiosité et le plaisir du voyage vers l'inconnu emportent le personnage.

Ce goût de l'ailleurs est emblématique de l'esprit de l'humanisme naissant, marqué par de Grandes Découvertes et l'élan enthousiaste vers des terres inexplorées : les voyages de Christophe Colomb (1492-1504) et de Fernand de Magellan (1519-1522) ouvrent de nouvelles perspectives, auxquelles le chapitre XXVIII de Pantagruel fait écho sur le mode humoristique.

mot clé

En 1492, le Gênois C. Colomb découvre l'Amérique. Le Portugais Fernand de Magellan s'engage dans un tour du monde et arrive aux Philippines en 1521.

2. Un nouveau regard sur le monde

En repoussant les limites du monde connu, les Grandes Découvertes du xvie siècle ont bouleversé les représentations qu'en avaient les Européens. Ainsi Rabelais incite-t-il le lecteur à réfléchir à sa propre vision du monde.

L'échange qui se noue entre Alcofribas Nasier et le planteur de choux est éloquent : un débat s'instaure sur l'« ancien » et le « nouveau » monde, chacun adoptant un point de vue différent (s'agit-il de la Terre ? s'agit-il du corps de Pantagruel ?) en fonction de son expérience. Rabelais montre ainsi les limites de l'ethnocentrisme, qui tend à juger de tout en fonction de sa société d'origine, et offre une leçon de relativisme.

Le recours au pronom indéfini « on » par le planteur de choux révèle son ignorance : « on dit que, hors d'ici, se trouve une terre neuve ». Le voyage apparaît alors comme un moyen indispensable pour s'ouvrir l'esprit et acquérir une connaissance plus juste du monde.

3. Un autre monde, entre miroir du monde connu et utopie

La ressemblance entre le monde découvert dans la bouche de Pantagruel et celui d'où vient le narrateur est déconcertante : le lecteur sourit de l'apparition triviale et familière du « bonhomme qui plantait des choux » pour gagner sa vie. Dans ce « nouveau monde », la peste fait des ravages inquiétants, comme dans le monde connu de Rabelais. Les villes de Laryngues et de Pharyngues sont évaluées « aussi grandes que Rouen et Nantes » : l'inconnu, par le jeu des comparaisons, est ramené au familier. Ainsi, ce qui semble a priori si « étranger » et différent se révèle bien proche de soi.

Cependant, au sein de ce « nouveau monde », certains territoires, décrits dans les dernières lignes de l'extrait, évoquent un monde parfait, une véritable utopie. Le narrateur ne tarit pas d'éloges sur ces contrées luxuriantes où rien ne manque pour bien vivre. Les superlatifs abondent : « J'y trouvai alors les plus beaux endroits du monde » ; « jamais je ne fis meilleure chère qu'alors ».

mot clé

Une utopie est une représentation imaginaire d'une société idéale, qui permet de mettre en évidence, par contraste, les défauts de la société contemporaine.

Le planteur de choux évoque de même une ville où de « bons chrétiens, gens de bien » offrent « un excellent accueil » et où la religion est donc un gage de lien entre les hommes. Cet idéal pouvait paraître bien inaccessible à une époque où les troubles religieux et les critiques envers les représentants de la religion se multipliaient.

Conclusion

[Synthèse] Avec ce récit parodique, Rabelais amuse son lecteur, convié à un voyage improbable dans la bouche de Pantagruel. Démesurément agrandi, le corps devient un objet d'investigations hautement fantaisistes. Ainsi cet extrait révèle-t-il combien l'homme fascine les esprits de la Renaissance. Il suggère également comment les voyages d'exploration conduisent les contemporains de Rabelais à réviser leurs certitudes et à modifier leur vision du monde : l'inconnu n'est pas si éloigné de soi qu'il y paraît… et peut même incarner l'espoir d'un monde meilleur.

[Ouverture] Dans Gargantua (1534), Rabelais recourt à nouveau à la tradition des récits d'avalage : des pèlerins engloutis puis recrachés devront en tirer une bonne leçon !

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