Amérique du Nord 2023 • Commentaire
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Amérique du Nord, mai 2023
Commentaire
Racine, Bérénice, acte IV, scène 5
Intérêt du sujet • Ce texte montre deux célèbres amants, Titus et Bérénice, lors d’une des scènes de rupture les plus connues de la littérature.
Commentez ce texte de Racine, extrait de Bérénice (1670).
Vous devrez composer un devoir qui présente de manière organisée ce que vous avez retenu de votre lecture et justifier par des analyses précises votre interprétation.
document
La mort de l’empereur de Rome, Vespasien, conduit son fils Titus à lui succéder. Titus aime Bérénice, une reine étrangère. Le peuple romain est hostile à la royauté et Titus va se séparer de Bérénice. À la scène 5 de l’acte IV, les deux amants se retrouvent face à face.
Titus
[…]
Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse1,
À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
Et que tout l’univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.
Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
Bérénice
Ah ! cruel, est-il temps de me le déclarer ?
Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit2 plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !
Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée,
Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?
Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. »
Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
Tout l’Empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le sénat, tout l’Empire romain,
Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.
Titus
Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.
Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible,
Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.
Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux
Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
Tout l’Empire parlait. Mais la gloire, Madame,
Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ;
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ;
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.
[…]
Jean Racine (1639-1699), Bérénice, 1670, extrait de l’acte iv, scène 5.
1. Sa faiblesse : ici, Titus parle de son propre cœur.
2. Ne vit : il s’agit ici du verbe vivre.
Les clés du sujet
Définir le texte
Formuler la problématique
Dans cette scène de rupture tragique, comment Racine oppose-t-il l’amour au devoir ?
Construire le plan
Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Présentation du contexte] Au xviie siècle, les dramaturges classiques puisent souvent les sujets de leurs pièces dans l’histoire antique ; l’épisode de la séparation entre Titus et Bérénice inspire Jean Racine par « la violence des passions » qu’il suscite. [Présentation de l’œuvre et de l’extrait] L’extrait proposé, proche du dénouement, se situe à la scène 5 de l’acte iv : Titus, qui doit devenir empereur de Rome, affronte Bérénice, reine de Palestine, pour lui annoncer leur séparation ; son amour pour elle doit impérativement s’incliner devant son devoir. [Problématique] Dans cette scène de rupture tragique, comment Racine oppose-t-il l’amour au devoir ? [Annonce du plan] Nous étudierons dans un premier temps l’expression de cette passion malheureuse, puis nous verrons que la tragédie naît de la nécessité du devoir à accomplir.
I. Une passion malheureuse et tragique
Le secret de fabrication
Il s’agit ici de montrer la tonalité pathétique de cet amour contrarié qui s’exprime dans la joute oratoire des deux protagonistes. Ceux-ci se répondent au moment où la décision de la rupture semble inévitable.
1. La douleur de Titus
Le discours de Titus est empreint d’une douleur pathétique que marquent la répétition de « pleurs » (v. 2, 3, 6) et la rime avec « douleurs » (v. 4). De même, les vers 1 et 2 (« Aidez-moi […] / À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ») s’apparentent à une didascalie interne qui invite le comédien, lors de la représentation théâtrale, à montrer ses larmes au public.
Titus exprime d’emblée ses sentiments pour émouvoir Bérénice, afin qu’elle le rejoigne dans une déploration commune, comme en témoigne le parallélisme du vers 6 (« Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine »). Les déterminants possessifs de la première personne du pluriel (« nos pleurs », v. 3 ; « nos douleurs », v. 4) succèdent ainsi aux marques de celle du singulier (« Aidez-moi », v. 1 ; « m’échappent », v. 2), unissant les deux personnages dans une même complainte élégiaque.
mot clé
L’élégie, héritée de la poésie antique, désigne une œuvre mélancolique où s’exprime la tristesse liée aux amours impossibles, à l’absence ou au deuil.
Le futur empereur souhaite persuader Bérénice que seule « la gloire » (v. 4) doit les réunir et guider leurs sentiments mutuels : le respect qu’ils se doivent à eux-mêmes implique donc leur séparation.
2. Les reproches amers de Bérénice
Accablée par la décision de Titus, Bérénice lui fait une réponse vibrante d’émotion et pleine de reproches. Les interjections (« Ah ! »), les exclamations (« Hélas ! »), les questions rhétoriques (« Qu’avez-vous fait ? ») qui disloquent le rythme des alexandrins, témoignent du trouble de Bérénice et de l’intensité du choc qui la frappe.
Cette séparation annoncée lui semble insurmontable car elle est vécue comme une trahison amoureuse, comme le montre la répétition de l’adjectif « cruel » (v. 8, v. 17, v. 27). De même, la phrase exclamative « À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ! » (v. 13) est une accusation directe à l’encontre de Titus, qui paraît ainsi porter l’entière responsabilité de la situation.
Le reproche porte notamment sur la temporalité de la rupture : sachant que leur amour était impossible, Titus aurait dû provoquer la séparation plus tôt pour limiter leur souffrance. Le dépit de Bérénice est renforcé par l’interjection lyrique : « Hélas ! je me suis crue aimée » (v. 9) qui joue sur la proximité graphique et phonique entre « crue » et « cruel ». Notons aussi la plainte (à l’imparfait de l’indicatif) faite à Titus sur son choix de repousser le moment fatidique de la séparation : « Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ? » (v. 20).
3. Une séparation jugée inéluctable par Titus
Titus présente la séparation comme un fait nécessaire, comme l’indique le parallélisme du v. 6 (« Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine ») qui met en lumière à la fois le rapprochement et l’éloignement qui s’opèrent entre Titus et Bérénice : leurs larmes sont similaires, mais leur statut politique (face au peuple romain) les oblige à rompre.
À l’injonction stoïque et pragmatique de Titus (« Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ») répond le déferlement de colère de Bérénice. Par l’enjambement des vers 10-11 (« mon âme accoutumée/Ne vit plus que pour vous »), la reine place sa souffrance sur un terrain existentiel : cette rupture représente pour elle une condamnation à mort.
à noter
Bérénice menace à plusieurs reprises son amant de se suicider s’il l’abandonne, avant d’y renoncer à la fin de la pièce pour donner l’exemple au monde de « l’amour la plus tendre et la plus malheureuse ».
Le couperet tombe donc : « Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer. » La tournure impersonnelle, mais injonctive (« il faut ») permet à Titus de se disculper et de ne pas se placer lui-même comme l’agent principal de cette décision : celle-ci est présentée comme un coup du destin, une obligation extérieure qui le dépasse et l’écrase.
[Transition] Le malheur de cette passion contrariée est lié au conflit tragique entre l’amour et le devoir.
II. La nécessité du devoir
Le secret de fabrication
Il s’agit d’explorer dans cette partie la dimension tragique de cet échange qui réside essentiellement dans l’enfermement des deux interlocuteurs dans leur propre logique.
1. Un face à face vain
Les deux personnages tentent de se convaincre l’un l’autre dans l’espoir de modifier leur comportement. Bérénice accuse Titus de n’avoir pas fait ce qu’il fallait faire pour leur éviter à tous deux de souffrir. Elle émet même l’idée (sans vraiment y croire) que Titus pourrait encore modifier sa décision : ironiquement, « coup cruel » rime avec « bonheur immortel » (v. 27-28).
Cette argumentation semble vaine car, comme en atteste l’opposition permanente entre le présent et le passé, tout semble déjà joué. Les vers 14 à 16 cherchent à exorciser la douleur de la séparation, en envisageant un discours fictif que Titus aurait pu prononcer : le spectateur sait que ce conseil, eût-il été donné jadis, n’aurait pas été suivi ; la tragédie était alors déjà en germe.
La forme même du texte révèle déjà une séparation effective des amants : les répliques longues du couple, comme juxtaposées, reflètent leur état d’âme, plutôt qu’elles ne constituent un véritable dialogue. Chacun projette sur l’autre un désir qu’il sait impossible, mais auquel il fait encore mine de croire : Titus espère encore que Bérénice va renoncer à son amour ; Bérénice pense encore que Titus peut délaisser la raison d’État ou rallier le peuple romain à leur cause.
2. Une toute-puissance dérisoire
Dans sa réponse à Bérénice, Titus, perdu (« Que sais-je ? », v. 39), tablant sur son pouvoir « invincible » et aveuglé par son insouciance, fait part de ses rêves passés (« Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible. », v. 38) et de son espoir d’une conciliation entre son amour et ses devoirs d’empereur (v. 37).
En devenant empereur, Titus acquiert un pouvoir qui devrait le rendre libre de ses décisions. Le couple pourrait a priori être libéré du poids écrasant qui pèse sur eux, signifié par la gradation hyperbolique : « votre père, / Le peuple, le sénat, tout l’Empire romain, / Tout l’univers » (v. 22-24).
Mais cette nouvelle liberté n’est qu’illusoire : Titus, désormais au service de l’Empire romain, est condamné à régner et à accomplir son destin d’empereur (v. 43-44).
3. Une décision inéluctable
Le cœur du dialogue réside ainsi dans la résolution finale, douloureuse et tragique, d’un dilemme entre l’amour et le devoir, une reine (étrangère de surcroît) ne pouvant en aucun cas devenir l’épouse d’un empereur romain.
info
Ce rejet de la royauté date du soulèvement du peuple romain contre la tyrannie de Tarquin le Superbe (vie siècle av. J.-C.). Les Romains sont prêts à accepter un empereur, mais se méfient des rois – la nuance est importante à l’époque.
Les rêves de sincérité de Bérénice ne font plus le poids face à la conscience impériale de Titus, qui choisit de renoncer à son amour pour elle. Par l’allégorie, la « gloire » (v. 42) devient une rivale invincible et l’emporte grâce à son charme (le « ton dont elle parle au cœur d’un empereur » v. 44).
À la fin de l’extrait, la raison d’État, qui exige le dépassement de soi, prend définitivement l’ascendant sur la passion amoureuse. La conjonction adversative « Mais » (v. 48) introduit une négation (« il ne s’agit plus de vivre »), puis une affirmation (« il faut régner »), toutes deux sous forme de tournure impersonnelle : Titus doit ainsi obéir à une force qu’il ne maîtrise plus et qui le pousse à renoncer à l’existence humaine (« sans vous je ne saurais plus vivre », v. 46) et à ses plaisirs. Désormais empereur, Titus devient donc, à l’instar des dieux, immortel.
Conclusion
[Synthèse] Dans la préface de Bérénice, Racine définissait le plaisir de la tragédie comme la « tristesse majestueuse » ressentie notamment dans les passions : c’est bien ce qu’incarne la rupture de ce couple extraordinaire et touchant qui, malmené par sa souffrance, ne se comprend plus.
[Ouverture] Ce dilemme entre l’amour et le devoir à accomplir rappelle celui de Rodrigue dans Le Cid (1637) de Corneille, qui se résout à tuer en duel le père de sa fiancée, afin de venger l’honneur de son propre père.