Passion et tragédie
théâtre
22
fra1_1900_00_59C
Sujet d'écrit • Commentaire
Racine, La Thébaïde,
acte III, scène 2
Intérêt du sujet • La réécriture du mythe antique d'Œdipe offre à Racine l'occasion de peindre en Jocaste un personnage qui exhale avec violence son désarroi contre les coups de la fatalité.
► Commentez ce texte de Jean Racine, extrait de La Thébaïde.
DOCUMENT
L'action se déroule à Thèbes. Après avoir épousé Œdipe, Jocaste découvre avec horreur que ce dernier n'est autre que son propre fils et l'assassin de son premier mari, Laïus. Elle se révolte contre la colère des dieux qui s'acharne contre sa famille.
Jocaste, seule.
Dureront-ils toujours, ces ennuis si funestes ?1
N'épuiseront-ils point les vengeances célestes ?
Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas2,
Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?
Ô ciel, que tes rigueurs seraient peu redoutables,
Si la foudre d'abord accablait les coupables !
Et que tes châtiments paraissent infinis,
Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !
Tu ne l'ignores pas, depuis le jour infâme
Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts
Égale tous les maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois, ô Dieux, un crime involontaire
Devait-il attirer toute votre colère ?
Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné3 ?
Vous-mêmes dans mes bras vous l'avez amené.
C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands Dieux la suprême justice !
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas ;
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas !
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,
Afin d'en faire après d'illustres misérables ?
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux4,
Chercher des criminels à qui le crime est doux ?
Jean Racine, La Thébaïde, acte III, scène 2, 1664.
1. Ennuis si funestes : tourments si mortels.
2. Trépas : décès.
3. Infortuné : malchanceux, voire maudit par les dieux.
4. Courroux : vive colère.
Les clés du sujet
Définir le texte
Construire le plan
Corrigé Guidé
Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Présentation du contexte] Les mythes antiques ont été une source privilégiée pour les dramaturges classiques du xviie siècle. En 1664 pour sa première tragédie La Thébaïde, Jean Racine s'inspire du mythe d'Œdipe, déjà exploité par Sophocle au ve siècle avant notre ère.
[Présentation du texte] La reine de Thèbes Jocaste vient d'épouser en secondes noces Œdipe ; mais elle découvre qu'il n'est autre que son propre fils et le meurtrier de Laïus, son premier mari et père d'Œdipe. La scène 2 de l'acte III atteint le sommet du tragique.
[Annonce du plan] Dans un monologue pathétique, la reine exhale sa souffrance d'héroïne tragique [I] puis sa révolte face aux dieux contre lesquels elle profère un réquisitoire impitoyable [II].
I. Une héroïne accablée par la souffrance
m Le secret de fabrication
Cette partie étudie les ressources du monologue pour exprimer la passion : sa forme, son ton, les faits de parole qu'il comporte, ses thèmes, les émotions fortes qu'il traduit et leur progression. Cela permet d'expliquer pourquoi Jocaste est une héroïne tragique et s'exprime en tant que telle.
1. Un monologue tragique
mot clé
Une tirade est une longue réplique qu'un personnage prononce sans être interrompu. Un monologue est une tirade dans laquelle un personnage, seul en scène, s'adresse à lui-même ou à un personnage absent.
Jocaste trouve dans le monologue – qui suppose la solitude – un espace privilégié pour laisser jaillir ses émotions et dresser un bilan sur ce qu'elle vient de vivre et sur ce qu'elle ressent : sa souffrance et son impossibilité à mourir (v. 1-4), l'évocation du tourment qu'elle endure et de sa faute (v. 9-12), la mise en évidence de son innocence et de son ignorance (v. 13-15) et enfin sa révolte ouverte (v. 16-24).
Mais dans ce monologue, les variations dans la situation d'énonciation traduisent le trouble tragique qui submerge Jocaste : l'héroïne passe de la souffrance à la colère, puis cherche à communiquer avec les dieux, à recevoir une explication de ce qu'elle endure comme un enfer. Elle s'adresse d'abord à elle-même (les indices de la 1re personne dominent dans les premiers vers). Puis elle se tourne vers le « Ciel » – allégorie des dieux –, qu'elle tutoie (« tes rigueurs ») ; en évoquant par le démonstratif généralisant « ceux » toutes les victimes qui ont subi le même sort qu'elle, elle souligne tragiquement la cruauté du ciel et l'impuissance des hommes, pour ensuite se focaliser sur sa propre torture (« mon cœur, je »). Enfin, elle apostrophe sur le ton de la prière (« Ô Dieux/votre colère/vous-mêmes ») les « Dieux » qui menacent une femme qu'ils ont eux-mêmes délibérément trompée. Devant leur mutisme désespérant, elle les désigne avec les indices personnels de l'absence (3e personne) et elle élargit et généralise son propos sur les agissements divins
à noter
La fatalité est un élément obligé du tragique : c'est une force qui pèse sur les humains et dont les effets sont inéluctables (la loi du destin). Elle peut être extérieure (les « Dieux », le « ciel », la société) ou intérieure (l'hérédité ou les passions qui déchirent le personnage).
Le registre tragique de ce monologue tient essentiellement aux faits de parole de Jocaste, qui s'exprime en héroïne tragique : les apostrophes au « ciel » et aux dieux (v. 5, 13) – figures de la fatalité – que Jocaste prend à témoin et rend responsables de ses malheurs, (« ennuis si funestes », « rigueurs […] redoutables », « tourments et maux »), l'accumulation de questions rhétoriques (notamment dans les six premiers vers), centrées sur les revendications principales (durée de la souffrance punition, mort refusée, injustice des dieux, culpabilité plus grave d'autres « criminels ») soulignent l'impuissance et la révolte de Jocaste devant son sort.
2. Le paroxysme de la douleur
Pour rendre compte de l'intensité de sa douleur morale, Jocaste recourt au champ lexical de la souffrance (« souffrir, soufferts, souffre »), avec des mots souvent au pluriel (« ennuis, tourments, maux ») ; elle fait aussi appel à des mots intensifs (« si, tant de, tous les… »).
Les adverbes et prépositions de temps (« toujours », « jamais », « depuis »), l'adjectif « infinis » et le jeu des temps (qui passent du futur « dureront, feront » au passé « a soufferts, m'ouvrit », puis au présent « souffre ») révèlent que cette souffrance qui envahit la pensée de Jocaste est vécue dans la durée.
Enfin, le paradoxe des vers 3-4 (« tant de cruels trépas » « sans jamais » pouvoir accéder au « tombeau ») qui s'appuie sur une hyperbole (« tant de ») et la préférence qu'exprime Jocaste pour la mort plutôt que pour ces « tourments » indiquent l'intensité de sa souffrance.
3. L'expression de l'indignation
Au cours du monologue, la souffrance fait place à l'indignation. À travers de nombreuses phrases exclamatives émaillées de mots du champ lexical de la justice (« accablait les coupables/tu punis/justice/ne l'excuse pas »), Jocaste associe l'expression de sa colère au sentiment d'être injustement punie (ce que souligne l'interjection « hélas »).
Mais la fin de son monologue marque un changement de ton et se teinte d'ironie : le vers 18, phrase nominale qui résume l'attitude condamnable des dieux, et le démonstratif « ces [Dieux] » qui garde la valeur péjorative latine, accusent implicitement, par antiphrase, les dieux d'injustice. L'irrévérence du dernier vers remet explicitement en question leur réel pouvoir.
Mais, dans son monologue Jocaste, bien que victime, condamnée à une souffrance éternelle, ne se borne pas à exhaler sa douleur : elle dresse un violent réquisitoire contre les agissements des dieux qu'elle juge cruels et aveugles.
II. Une héroïne révoltée contre les dieux
m Le secret de fabrication
On s'attache à analyser quelle image des dieux se dégage du monologue de Jocaste, en quoi ils représentent la fatalité. Il faut aussi étudier quels rapports Jocaste entretient avec eux.
1. Le plaidoyer d'une coupable innocente
Dans cette confrontation avec les dieux, Jocaste fait son propre plaidoyer. Sans nier une culpabilité qu'elle reconnaît à plusieurs reprises, elle utilise de nombreuses expressions indiquant qu'il s'agit d'une culpabilité subie et infligée par le destin : « je me trouvai la femme », « crime involontaire », « le connaissais-je ? », « fils infortuné ».
Elle se peint comme un personnage réduit à la passivité par les dieux : les indices personnels de la 1re personne sont le plus souvent en fonction d'objet de verbes (« me feront-ils souffrir », « précipiter mes pas », « ils conduisent nos pas », « ils nous le font commettre »).
2. Un réquisitoire contre des dieux implacables
En les associant au lexique de la vengeance et de la punition par la rime « funestes/célestes », elle met en cause la cruauté presque sadique des deux (« vengeances, cruels, rigueurs »), puisqu'ils prennent « plaisir » à lui refuser le soulagement de la mort (v. 2-3, 5-6).
Ils sont aussi sujets à une « colère » (v. 14) dont on ne connaît pas la cause. Le terme « courroux », qui jure avec le mot « doux » à la rime, souligne leur attitude excessive dans la vengeance : ils apparaissent comme des êtres sans pitié, qui ne pardonnent pas, alors qu'ils sont eux-mêmes coupables (v. 21), et incapables de mesure ou de raison. Jocaste les accuse en fait du péché suprême d'ordinaire reproché aux hommes : la démesure (hubris).
Pire encore, ils semblent impuissants (« ne peuvent-ils pas… ? ») à exercer la justice contre de vrais coupables dont le « crime » est souligné par la répétition « criminels »/« crime » dans le même vers (v. 21).
mot clé
Un réquisitoire est un discours à charge qui accuse quelqu'un ou qui critique une cause ou une idée pour convaincre un auditoire. Le plaidoyer est un discours qui vise à défendre une personne, une cause ou une idée.
Ce réquisitoire va de pair avec une vision tragique de la condition humaine : en proie à l'acharnement divin, l'homme se trouve démuni ; l'oxymore « illustres misérables » traduit ce poids insupportable. Jocaste se trouve dans la situation paradoxale d'une héroïne criminelle malgré elle, condamnée à vivre.
3. La culpabilité des dieux
Il ressort de ce monologue poignant que ce sont les dieux les coupables.
Omniprésents, en position de sujet de verbes d'action (« ouvrit, conduisent », trois fois le verbe « faire » – v. 20, 21, 22), Jocaste fait d'eux les vrais responsables agissants du malheur et des « tourments » des hommes.
La contradiction de leur attitude apparaît dans la métaphore du « précipice » (v. 17, 19 : « au bord du crime ») : ils amènent l'homme vers la mort mais le retiennent « au bord », comme pour prolonger sa souffrance et le soumettre à la tentation de mourir pour abréger ses peines (v. 4) ; ils le forcent à commettre un acte indigne, le tentent mais ne lui offrent aucune possibilité de se racheter (v. 19-20 : « ils […] ne l'excusent pas »). Plus démoniaques que divins, ils jouent avec les sentiments et la vie des humains.
Face à ces êtres injustes, Jocaste se trouve comme mise en pièces (série de métonymies : « mes bras », « mes pas » et « mon cœur »). Elle se présente comme impuissante et manipulée : les dieux font dévier sa route et ses sentiments. Leur mise en cause se renforce de la répétition d'un « vous » accusateur précédé du présentatif « c'est » (v. 16-17).
Conclusion
mot clé
Une des règles de la tragédie classique : il ne faut choquer ni la sensibilité ni la morale. Aucune action violente (meurtres, suicides…) ou peu convenable (allusion à la sexualité) ne doit être représentée sur scène.
[Synthèse] Malgré les contraintes et l'exigence de bienséance dans la tragédie classique du xviie siècle, Racine, dans le monologue de Jocaste, réussit à rendre compte de l'intensité poignante du désarroi et de la révolte de son héroïne, qui incarne le tragique de la condition humaine.
[Ouverture] Son fort potentiel tragique lui vaudra d'être l'objet de multiples réécritures littéraires : quatre siècles après Racine, Cocteau, dans La Machine infernale, modernise ce personnage et lui donne un nouveau visage.