Polynésie française 2022 • Dissertation
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Polynésie française, juin 2022 • Dissertation
Rire et farce dans Gargantua
Intérêt du sujet • Le sujet vous invite à réfléchir aux différents aspects du comique rabelaisien et à montrer comment celui-ci s’avère porteur d’une vision du monde.
Dans le roman de Rabelais, Gargantua, pensez-vous que le rire ne soit que de l’ordre de la farce ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur Gargantua, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Les clés du sujet
Analyser le sujet
Formuler la problématique
Le génie comique de Rabelais se limite-t-il au seul déclenchement d’un rire farcesque, reposant sur un comique bas et grossier ?
Construire le plan
Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Accroche] « Le grand rire de Rabelais est un phénomène unique dans la littérature de tous les temps et à côté de lui, Aristophane, Boccace, Molière font figure de croque-morts » : ces mots de Marcel Aymé saluent la singularité de l’auteur de Gargantua. Dès l’« Avis aux lecteurs », le ton est effectivement donné : Rabelais place Gargantua sous le signe du rire. [Explication du sujet] Cependant, la question posée par le sujet semble suggérer que ce rire est plus complexe qu’il n’y paraît. [Problématique] Le génie comique de Rabelais se limite-t-il au seul déclenchement d’un rire farcesque, reposant sur un comique bas et grossier ? [Annonce du plan] Si l’œuvre joue en effet sur un comique farcesque [I], elle fait aussi du rire un outil de réflexion critique [II], pour en définitive le mettre au service de la philosophie humaniste [III].
I. Un rire farcesque
1. Des personnages et des situations hauts en couleur
Les personnages de la farce sont dénués de complexité. C’est le cas des personnages de Gargantua : des géants, issus du folklore populaire, qui se prêtent à tous les excès. Le comique naît de leur démesure, perceptible par exemple dans l’évocation de la quantité de nourriture ou de boisson avalée… ou évacuée – il faut ainsi 17 900 vaches pour allaiter dignement Gargantua qui, à peine né, hurle : « À boire, à boire ! »
La farce se caractérise également par une intrigue schématique, jouant essentiellement sur l’opposition entre la bêtise et la ruse, laquelle finit par triompher. Certains chapitres de Gargantua s’inscrivent délibérément dans cette veine farcesque, tels ceux relatant le vol des cloches de l’église Notre-Dame par Gargantua et les manœuvres plaisantes de Janotus de Bragmardo pour les récupérer. Ivre, le théologien cherche maladroitement à reprendre possession des cloches que le géant compte accrocher au cou de sa jument, « grande comme six éléphants ».
à noter
Rabelais s’inspire ici d’une farce du xve siècle, La Farce de Maître Pathelin, où la ruse triomphe au détriment des benêts qui sont dupés.
D’autres épisodes reposent sur un comique de situation efficace : ainsi, l’ingestion impromptue par Gargantua de pèlerins cachés dans une salade interrompt avec humour la guerre picrocholine.
2. Grossièretés et obscénités
Le roman s’inspire du registre de la farce par ses nombreuses allusions grivoises qui ont valu à Rabelais une réputation d’obscénité et de paillardise. Le « bas corporel » est omniprésent : c’est en faisant « la bête à deux dos » que les parents de Gargantua le conçoivent. Une orgie de tripes précipite – diarrhée et astringent puissant aidant ! – la naissance du géant, narrée avec force détails peu ragoûtants.
Rabelais pousse la grossièreté jusqu’à l’outrance. L’épisode du « torchecul » repose ainsi sur l’énumération malicieuse et fantaisiste des expériences de Gargantua pour trouver le meilleur moyen de se nettoyer les fesses. Plus loin, un déluge d’insultes grossières, listées avec une jubilation manifeste, contribue au déclenchement de la guerre contre Picrochole.
II. Un rire subtil
1. Une langue créative
Cependant, au-delà du foisonnement des grossièretés farcesques, la langue de Rabelais frappe par sa créativité et le travail dont elle est l’objet, source de multiples effets comiques.
Les litanies fantaisistes, les galimatias, les jeux de mots témoignent d’une érudition de l’auteur dans des domaines variés. L’obscénité scatologique de l’invention du torche-cul, par exemple, se mêle au lexique médical spécialisé : « rectum », « périnée », « consoude ».
Gargantua atteste également de la grande curiosité linguistique de Rabelais, qu’il utilise à des fins comiques. L’auteur mélange ainsi à l’envi les différentes langues (français, grec, hébreu, latin, italien…) et invente de nouveaux mots, tel le terme « agélaste ». Sa maîtrise linguistique lui permet de désacraliser ces langues : Janotus écorche le latin lors d’une harangue qui se devait d’être solennelle, et qui, au lieu de cela, fait sourire.
info
Composé du préfixe privatif a et du grec « gelos » (rire), le néologisme « agélaste » désigne celui qui ne sait pas rire, et que fustige Rabelais.
Les noms des personnages eux-mêmes portent souvent un sens caché qui signale la culture de l’auteur et ridiculise leurs porteurs : il en est ainsi de Thubal Holopherne, « grand sophiste », précepteur de Gargantua, qui lui apprend à réciter les textes « par cœur et à l’envers ». Thubal signifie « confusion » en hébreu, tandis que Holopherne évoque le général de Nabuchodonosor II, cruel persécuteur des Juifs.
2. Un comique parodique et critique
Rabelais intègre de fait dans Gargantua de multiples références, qu’il parodie volontiers de manière à susciter une réflexion critique. Ainsi en est-il de l’épisode de la guerre picrocholine qui revisite, sur un ton burlesque, les romans de chevalerie. À travers le récit de ce conflit déclenché par une vulgaire querelle à propos de fouaces, le lecteur est invité à méditer sur ce qui peut légitimer la guerre ; le personnage de Picrochole, dangereux mais risible, lui permet de s’interroger sur l’attitude du bon souverain.
La création de personnages caricaturaux, simplifiés à l’extrême, permet à Rabelais d’épingler les vices et impostures de son époque. Ainsi le narrateur ironise-t-il sur les errances pédagogiques de Thubal Holopherne, piètre précepteur aux méthodes surannées, qui ne parvient qu’à abrutir son élève.
Le rire est donc porteur d’une intention critique et contestataire. Les mauvais religieux tombent ainsi sous le coup de la satire, depuis les théologiens incompétents, « vieux tousseux », jusqu’aux pèlerins abreuvés de superstitions, en passant par les moines inutiles qui ne sont que des « mâche-merdes », des fardeaux pour la société.
à noter
Au xviiie siècle, Voltaire met également le rire au service de la satire, dans des contes philosophiques tels que Zadig (1748) et Candide (1759).
III. Un rire humaniste
1. Le rire : une voie d’accès à la pensée
Dès le prologue, le facétieux Maître Alcofribas invite le lecteur à ne pas se fier aux apparences légères de son livre ; mais à les dépasser pour accéder au sens caché, à « la substantifique moëlle ». Rabelais agit ici en humaniste : il sait son lecteur capable d’interpréter le comique farcesque de son récit.
Amené, grâce au rire, à penser par lui-même, le lecteur forge sa propre vision du monde, se méfiant des préjugés et des savoirs imposés. L’épisode du torchecul, au-delà de la farce, peut aussi se lire comme la démonstration de l’ingéniosité d’un enfant qui expérimente et trouve par lui-même le moyen de s’humaniser, de se départir d’une part d’animalité.
2. Le rire au service d’une nouvelle vision de l’homme
Instrument qui aiguise l’intelligence du lecteur, le rire rabelaisien s’inscrit aussi dans une éthique de vie. À rebours des préjugés du Moyen Âge, Rabelais réhabilite le rire, car il croit en ses vertus thérapeutiques et l’associe à la santé physique et mentale. Au Moyen Âge, le rire est frappé de suspicion et souvent condamné par la religion : associé aux désordres corporels, voire au diable, il éloignerait de Dieu et serait signe de déchéance.
info
Le roman d’Umberto Eco Le Nom de la rose (1980) évoque ce rejet du rire : au xive siècle, un moine bibliothécaire cache le second tome de la Poétique (335 av. J.-C.) d’Aristote sur la comédie, afin que nul n’en prenne jamais connaissance.
S’inspirant d’Aristote, Rabelais précise dans son « Avis aux lecteurs » que « Mieux est de rire que de larmes écrire, / Parce que rire est le propre de l’homme ». Le rire, y compris dans sa forme farcesque, permet donc au lecteur de se délivrer de ses peines et de ses peurs. Le rire apaise, prépare l’homme à la réflexion et, in fine, à devenir un humaniste accompli.
Le roman invite finalement à cultiver une foi joyeuse en la vie : il se clôt sur l’invitation de Frère Jean à faire « grand chère », en écho à l’injonction qui termine l’« Avis aux lecteurs » : « Vivez joyeux ».
Conclusion
[Synthèse] Farcesque, mais riche de sens, le rire rabelaisien s’affiche comme un parti pris aux multiples vertus. Divertissant, il n’en est pas moins élaboré. Il recèle un « plus haut sens » et s’insère dans un jeu critique qui invite le lecteur à penser par lui-même, au-delà des apparences trompeuses. [Ouverture] Admiratif de « l’éclat de rire énorme » de Rabelais, Victor Hugo y voit, au xixe siècle, « un des gouffres de l’esprit » (Les Contemplations, 1856).