Annale corrigée Commentaire littéraire

Romain Gary, Les Cerfs-volants

Amérique du Nord, mai 2024

Commentaire

Romain Gary, Les Cerfs-volants

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • Les émois adolescents sont au cœur de cet extrait très théâtral, qui mêle tendresse et autodérision.

 

 Commentez ce texte de Romain Gary, extrait des Cerfs-volants (1980).

Vous devrez composer un devoir qui présente de manière organisée ce que vous avez retenu de votre lecture et justifier par des analyses précises votre interprétation.

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Lorsqu’il avait dix ans, alors qu’il jouait dans les environs de la ferme où il vit, le narrateur a rencontré une jeune fille dont il est immédiatement tombé amoureux : Elisabeth de Bronicka, surnommée Lila, en vacances dans une maison de famille. Quatre années plus tard, il est invité chez elle ; l’extrait s’ouvre au moment où, après ces retrouvailles, il rentre chez lui.

Je rentrai chez moi résolu à devenir « quelqu’un », et ce dans les plus brefs délais, de préférence avant le départ de mes nouveaux amis1, ce qui se traduisit par une forte fièvre : je dus garder le lit pendant plusieurs jours. Au cours de mon délire, je découvris en moi le pouvoir de conquérir les galaxies et recueillis des lèvres de Lila un baiser en guise de remerciement. Je me souviens qu’au retour d’une planète particulièrement hostile, après une expédition au cours de laquelle j’avais fait cent mille prisonniers nubiens2 – j’ignorais le sens du mot nubien, mais il me paraissait convenir admirablement à ces prédateurs interstellaires – j’avais revêtu, afin d’offrir mon nouveau royaume en hommage à Lila, un costume si chargé de pierreries, qu’il y eut soudain parmi les plus brillantes étoiles une véritable panique, à la vue de cet intense rayonnement qui montait d’une terre n’ayant tenu jusque-là qu’une place très modeste parmi les années-lumière.

Ma maladie prit fin de la plus douce des façons. II faisait très sombre dans ma chambre ; les volets étaient fermés, les rideaux tirés, car on craignait que la rougeole3 ne se déclarât brutalement après ces quelques jours d’hésitation et, à cette époque, un des aspects du traitement était de garder le malade dans le noir, afin de protéger ses yeux. Le docteur Gardieu se montrait d’autant plus inquiet que j’avais déjà quatorze ans et la rougeole avait du retard. Il devait être midi, à en juger par la lumière qui s’engouffra dans la chambre lorsque la porte s’ouvrit et Lila apparut, suivie par le chauffeur, Mr. Jones, les bras chargés d’une énorme corbeille de fruits ; derrière elle venait mon oncle, qui ne cessait de mettre en garde Mademoiselle contre le risque de fatale contagion. Lila resta un moment à la porte et, malgré mon extrême émoi4, je ne pus m’empêcher de sentir ce qu’il y avait de prémédité dans cette pose qu’elle gardait sur fond de clarté, jouant d’une main avec sa chevelure. S’il s’agissait bien de moi dans cette visite, il y avait là avant tout un moment théâtral, celui d’une jeune fille amoureuse qui vient se pencher sur le lit d’un mourant, ce qui, sans exclure réellement l’amour et la mort, les faisait néanmoins passer au rang d’accessoires. Pendant que le chauffeur déposait sur la table la corbeille de fruits exotiques, Lila garda encore quelques instants sa pose, puis traversa vivement la chambre, vint se pencher sur moi et m’effleura la joue d’un baiser, cependant que mon oncle rappelait une fois de plus à Mademoiselle la puissance saisissante et néfaste des microbes dont mon corps était peut-être chargé.

– Tu ne vas quand même pas mourir de maladie ? me demanda-t-elle, comme si elle attendait de moi quelque tout autre et admirable façon de quitter la terre.

– Ne me touche pas, tu vas peut-être l’attraper.

Elle s’assit sur le lit.

– À quoi ça sert d’aimer quelqu’un, si on a peur de l’attraper ?

Une vague de bonne chaleur me monta à la tête.

Romain Gary (1914-1980), Les Cerfs-volants (chapitre vi), 1980, © Éditions Gallimard.

1. Mes nouveaux amis : le narrateur désigne ainsi la famille de Lila qu’il vient de rencontrer.

2. Nubiens : peuple d’Afrique du Nord-Est.

3. Rougeole : maladie infantile potentiellement mortelle, que l’on craignait particulièrement avant la généralisation de la vaccination.

4. Émoi : émotion vive, trouble, agitation.

 

Les clés du sujet

Définir le texte

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Formuler la problématique

Comment cet extrait lyrique, teinté d’humour, met-il en lumière les émois touchants d’un cœur adolescent ?

Construire le plan

1. Une passion amoureuse fantasmée

À quoi voit-on que la passion amoureuse est envahissante ?

Comment l’imaginaire de l’adolescent se développe-t-il ?

2. Une mise en scène théâtrale

Intéressez-vous au réalisme de la scène.

Expliquez comment il laisse place à une apparition lumineuse et sublime.

3. Un récit rétrospectif ironique

Montrez que le récit se déploie selon un point de vue interne, tendre et amusé.

Analysez la manière dont l’ironie et la parodie sous-tendent la narration.

Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.

Introduction

[Présentation du contexte] Facétieux romancier du xxe siècle, Romain Gary a marqué la littérature par ses œuvres d’un humanisme tendre, mâtiné ­d’humour. [Présentation de l’œuvre et de l’extrait] Son roman Les Cerfs-volants (1980) retrace les aventures de Ludo, adolescent tombé amoureux d’une jeune fille, Lila. Notre extrait raconte l’obsession amoureuse du protagoniste, qui rêve et imagine la déclaration amoureuse avant qu’elle ne s’incarne. Le récit est retranscrit par le narrateur adulte qui porte un regard amusé sur le jeune homme qu’il était. [Problématique] Comment cet extrait lyrique, teinté d’humour, met-il en lumière les émois touchants d’un cœur adolescent ? [Annonce du plan] Après avoir examiné la passion amoureuse fantasmée du narrateur, nous verrons que celle-ci s’incarne dans une mise en scène théâtrale. Enfin, nous montrerons que ce récit rétrospectif comporte une grande ironie.

I. Une passion amoureuse fantasmée

 Le secret de fabrication

Il s’agit ici de montrer comment se manifeste l’attachement amoureux du narrateur adolescent et comment il déclenche des rêves chevaleresques.

1. Une passion amoureuse envahissante

La présence rêvée puis réelle de Lila innerve tout le récit. L’adolescent est obnubilé par celle dont le prénom, répété cinq fois, scande le texte comme un refrain obsessionnel.

L’extrait se déploie en deux temps : d’abord rêvée par un narrateur fiévreux (« Au cours de mon délire »), la passion amoureuse s’incarne concrètement dans le deuxième paragraphe avec l’apparition de la jeune fille aimée (« Ma maladie prit fin de la plus douce des façons »).

Le rythme s’accélère à la fin du texte, avec une série d’actions relatées au passé simple : « [elle] traversa vivement la chambre, vint se pencher sur moi et m’effleura la joue d’un baiser ». Le malade reçoit ainsi, en écho au premier paragraphe, le baiser tant espéré, qui semble le ramener magiquement à la vie. Lila ressemble ici aux fées merveilleuses de l’imaginaire médiéval.

Le dialogue de la fin de l’extrait montre le rapprochement des deux adolescents qui outrepassent les dangers de la maladie : « Elle s’assit sur le lit. » L’extrait se termine sur la mention suggestive d’une « vague de bonne chaleur » qui signe la guérison du narrateur : le rêve est devenu réalité.

2. Une imagination débridée

Soucieux d’être digne de Lila, le jeune amoureux rêve d’éblouir sa belle, comme en témoigne la longue envolée lyrique qui clôt le premier paragraphe, saturée du lexique évoquant l’éclat : « pierreries », « brillantes étoiles », « intense rayonnement ».

L’adolescent se projette en monarque guerrier victorieux, couvert de gloire. Les rêveries exaltées se déploient avec une démesure plaisante. Puisant leur source dans l’imaginaire de l’amour courtois (« un baiser en guise de remerciement »), et celui de la science-fiction, elles prennent la forme d’exploits hyperboliques : le jeune homme a soif de « conquérir les galaxies », de combattre dans une « planète particulièrement hostile » et d’en découdre avec des « prédateurs interstellaires ».

mot clé

L’amour ­courtois désigne une manière d’aimer raffinée, typique de la société de cour du Moyen Âge : le chevalier se dévoue et se dépasse pour la dame de ses ­pensées, idéalisée et inaccessible.

Une mort triviale, au creux du lit, engendrée par une maladie, serait indigne des attentes de la demoiselle aimée, comme le laisse entendre l’interrogation rhétorique négative : « Tu ne vas quand même pas mourir de maladie ? »

[Transition] L’ardent amour du narrateur pour la femme aimée le plonge ainsi dans une exaltation onirique qui est au cœur d’une mise en scène fortement théâtralisée.

II. Une mise en scène théâtrale

 Le secret de fabrication

Dans cette partie, on cherche à étudier la théâtralité du passage, la manière dont l’apparition lumineuse et sublime de Lila est mise en scène.

1. Une scène apparemment réaliste

Le deuxième paragraphe porte un coup d’arrêt aux puériles et fantaisistes rêveries, en revenant à la réalité : le narrateur est en bien mauvaise posture, confiné, car diagnostiqué malade de la rougeole. L’isotopie de la maladie abonde : « maladie », « rougeole », « fatale contagion ».

Les paroles du docteur, rapportées au discours indirect, suggèrent l’apparente menace qui pèse sur le malade. Son entourage ne cesse « de mettre en garde Mademoiselle contre le risque de fatale contagion », comme si le narrateur devait affronter la mort, annoncée par les terrifiants microbes à « la puissance saisissante et néfaste ».

Des éléments étranges persistent cependant et donnent à la scène une touche fantastique, comme cette « énorme corbeille de fruits » qui semble sortie de la fièvre de l’adolescent, ou bien la chambre plongée dans les ténèbres : « Il faisait très sombre dans ma chambre ; les volets étaient fermés, les rideaux tirés ».

2. Une apparition lumineuse et sublime

L’arrivée impromptue de Lila, spectaculaire, est associée à une soudaine et forte luminosité (« lumière qui s’engouffra »). Le jeune homme, qui rêvait d’impressionner sa belle, est fasciné en retour par sa fulgurante apparition. L’emploi du passé simple des verbes exprime la soudaineté et la brièveté de la scène : « la porte s’ouvrit et Lila apparut. » La scène réaliste semble gagnée par une aura onirique, brouillant les frontières entre rêve et réalité.

La venue de la jeune fille, dépeinte « sur fond de clarté », fait écho à l’éblouissement amoureux qui arrache symboliquement le narrateur à l’obscurité et à la mort. Les deux adolescents jouent des rôles : elle, celui de « la jeune fille amoureuse », et lui, celui du « mourant », personnages archétypaux du drame.

à noter

Le surgissement éblouissant de l’être aimé, associé au coup de foudre, est un topos de la littérature : « Ce fut comme une apparition. » (Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869)

En comédienne avertie, Lila ménage ses effets et semble se mettre en scène (« jouant d’une main avec sa chevelure »), se laissant contempler, mise en valeur dans l’encadrement de la porte. Le temps semble se ralentir par la présence d’imparfaits à valeur durative : « ce qu’il y avait de prémédité dans cette pose qu’elle gardait ». Le mot « prémédité » suggère combien la posture artificielle de la jeune fille est étudiée et renforce son aspect théâtral.

[Transition] Cette mise en scène, que le narrateur qualifie lui-même de « moment théâtral », s’insère dans un récit relaté à la première personne par un narrateur devenu adulte.

III. Un récit rétrospectif ironique

 Le secret de fabrication

Dans cette partie, on montre comment le narrateur retranscrit ses souvenirs avec tendresse et comment il porte un regard rétrospectif ironique sur l’enfant qu’il était.

1. Un regard sensible et tendre sur le passé

Mené à la première personne, par un narrateur devenu adulte, le récit retranscrit les sentiments personnels de l’adolescent. La formule « Je me souviens » marque l’acte de remémoration et inaugure un récit précis. Les émotions sont traduites avec toute l’intensité d’alors : « mon délire », « mon extrême émoi ».

À travers ce point de vue interne et l’utilisation du « je », l’extrait parodie les romans d’initiation du xixe siècle. Ici, les grandes ambitions du héros semblent tourner court ; le lecteur sourit du contraste entre la ferme résolution de « devenir “quelqu’un”, et ce dans les plus brefs délais » et ce qu’il advient réellement : « je dus garder le lit pendant plusieurs jours ».

Le narrateur dramatise à dessein une situation finalement plutôt bénigne et tendre. L’adolescent qu’il était apparaît ici comme un anti-héros attachant, dont la « belle » s’amuse à la fin du texte : la question rhétorique de Lila, jouant sur le double sens du verbe « attraper » (une maladie/quelqu’un) – retranscrite au discours direct, lui laissant ainsi toute sa saveur – confirme la réciprocité salvatrice des sentiments : « À quoi ça sert d’aimer quelqu’un, si on a peur de l’attraper ? »

mot clé

Un anti-héros est un personnage aux caractéristiques contraires à celles du héros traditionnel. Ici, du fait des circonstances, le personnage est un chevalier… alité.

2. Un regard ironique et parodique sur le passé

Le narrateur adulte se moque tendrement du garçon qu’il était et s’amuse de son ignorance, de son exaltation et de son imagination fantasque, en convoquant les clichés amoureux des drames romantiques, qui prêtent à sourire.

La passion est présentée comme responsable d’une « forte fièvre », activant de ce fait le topos de la maladie d’amour. Dans un mouvement de crescendo, le jeune homme malade est bientôt qualifié de « mourant » : ce grandissement pourrait être tragique, s’il n’était ironique !

Enfin, la parodie est aussi celle du mythe antique : dans un écho inverse du mythe d’Orphée et d’Eurydice, c’est ici la jeune fille qui descend dans les enfers de la chambre ténébreuse, bravant les dangers, afin de ramener le narrateur vers la lumière, la vie et l’amour.

Conclusion

[Synthèse] Ainsi, Romain Gary signe un récit romanesque qui évoque avec une tendre ironie les émois adolescents sous toutes leurs facettes, du point de vue d’un narrateur adulte qui porte un regard distancié sur sa jeunesse. [Ouverture] Cet extrait s’inscrit dans l’héritage d’autres romanciers qui ont également témoigné avec humour de la vie amoureuse, comme Cervantès avec le personnage de Don Quichotte, prêt aux exploits les plus fous pour sa « Dulcinée ».

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