L'existence et le temps
LE SUJET
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Antilles, Guyane • Septembre 2018
explication de texte • Série ES
Rousseau
▶ Expliquer le texte suivant :
Les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelques vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instants fugitifs mais est un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d'y trouver enfin la suprême félicité.
Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Dégager la problématique du texte
Si le bonheur est une satisfaction de tout son être qui doit durer, alors on pourrait supposer que l'accumulation des satisfactions partielles et éphémères que sont les plaisirs peut construire progressivement une vie heureuse. Rousseau montre dans ce texte que justement la fugacité des plaisirs même intenses et l'extériorité des objets auxquels ils se rattachent les éloignent du bonheur.
Repérer la structure du texte et les procédés d'argumentation
Le texte se compose de deux paragraphes qui apportent chacun un argument pour distinguer bonheur et accumulation de plaisirs. Le premier s'appuie sur le caractère éphémère du plaisir, le second sur la fugacité de son objet inscrit dans une réalité toujours extérieure à l'homme.
Éviter les erreurs
L'originalité de ce texte n'est pas de distinguer bonheur et plaisirs mais de montrer en quoi cette distinction est profondément liée à la dimension temporelle de l'existence humaine.
Corrigé
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
Le bonheur, état permanent de satisfaction totale, implique que cette satisfaction se prolonge à travers le temps. Le souvenir des instants de plaisirs passés est-il alors ce qui permet d'être heureux ? Le bonheur peut-il se concevoir comme une succession de plaisirs ?
Dans cet extrait des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau distingue le bonheur d'un ensemble de plaisirs grâce à l'étude de la dimension temporelle de l'homme. C'est parce qu'il est fugace et toujours attaché à des événements extérieurs à l'homme que le plaisir reste étranger à son bonheur.
Rousseau ramène, dans une première partie, les plaisirs à des instants fugitifs distincts de l'état permanent qu'est censé être le bonheur. Puis il montre, dans une seconde partie, que les affections du plaisir sont toujours liées à des événements extérieurs inscrits dans le temps et donc par définition périssables. On se demandera alors à quel type de bonheur l'homme en devenir peut-il aspirer ? Sa finitude fait-elle du bonheur une utopie ?
1. Distinction entre les plaisirs éphémères et le bonheur
info
Cet ouvrage est un texte de maturité qui amène Rousseau à poser un regard sur sa vie.
A. La vivacité du plaisir n'implique pas sa durée
Rousseau commence son texte par un constat personnel : ses plus grands souvenirs ne sont pas ceux qui portent sur les époques « des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ». Si des événements du passé ont pu en leur temps lui procurer une vive satisfaction, il ne semble plus du tout touché lorsqu'il écrit. L'émotion qu'il a pu ressentir, aussi puissante fût-t-elle, s'est dissipée comme après un feu de paille. Rousseau n'éprouve donc pas de nostalgie pour des événements d'un passé révolu. Est-ce à dire que toutes les satisfactions accumulées dans la vie demeurent impuissantes à faire notre bonheur ?
Ces moments de plaisirs semblent reliés à des passions qui ne relèvent pas de la raison. Rousseau les qualifie de « délires », comme s'ils étaient le résultat d'égarements. Ces moments sont courts et exceptionnels comme le sont les rencontres amoureuses, et le choc qu'elles produisent ne dure que l'instant d'un « coup de foudre ». Mais la vivacité de ces moments, c'est-à-dire leur intensité, est la marque d'une puissance qualitative et non d'une étendue dans le temps, d'une durée. Ils sont comme des « points bien clairsemés », des instants éloignés les uns des autres, « dans la ligne de vie », c'est-à-dire dans le déroulement de l'existence qui s'inscrit dans le temps caractérisé d'abord par son irréversibilité. Passé, présent et futur se succèdent indéfiniment. Et c'est précisément en raison de la « vivacité » de ces instants qu'ils sont rares et éloignés les uns des autres, comme si l'individu ne pouvait vivre longtemps avec une telle intensité, comme si la passion risquait de le dévorer.
B. Or le bonheur implique un état permanent
La possibilité de rendre heureux est liée à la dimension temporelle des événements : s'ils sont « trop rares et trop rapides », ils ne peuvent constituer un « état », une manière d'être qui dure, qui a une certaine permanence.
Rousseau évoque alors ce que « son cœur regrette » comme étant source d'un bonheur qui dure, c'est-à-dire une « félicité ». Un plaisir, aussi intense soit-il, n'est pas le bonheur car il n'est qu'un instant de satisfaction et n'a donc pas le « charme » que peut constituer le bonheur. De ce fait, celui-ci est à même d'atteindre le cœur et pas seulement une partie du corps par la satisfaction d'un désir que représente le plaisir. Le temps lui-même n'est pas qu'une simple addition d'instants comme pourrait nous le laisser croire le temps objectif des horloges. Le temps est aussi une donnée subjective qui implique qu'entre passé, présent et futur, il y ait un lien que l'on appelle durée. Bergson en fera le constituant même de la conscience qui relie le passé au futur en s'appuyant sur la mémoire pour faire des projets.
[Transition] Ainsi, Rousseau n'éprouve aucune nostalgie pour les instants de plaisirs fugaces et épars qu'il a pu connaître, aussi vifs fussent-ils, car le plaisir, par définition éphémère, ne permet pas de constituer cet état de satisfaction total, permanent et stable que l'on appelle le bonheur. L'homme, être en devenir, est à la recherche d'une stabilité qui ferait le « charme » de son « existence », contrairement à l'animal qui se contente de « vivre » l'instant présent. Mais si l'homme se heurte à une réalité inscrite dans le temps et donc périssable, faut-il conclure que le bonheur n'est qu'une utopie ?
attention
La seconde partie vient apporter un argument différent mais toujours relié à la dimension temporelle de l'existence humaine.
2. Le bonheur se heurte à l'extériorité des choses inscrites dans le temps
A. Les affections liées aux événements extérieurs sont périssables
Le bonheur comme satisfaction de toutes nos aspirations porte nécessairement sur des éléments de la réalité extérieure. Or cette réalité terrestre est soumise à « un flux continuel ». La dimension temporelle est inévitable, c'est un constat de l'ordre de l'évidence. Toutes nos affections qui s'y rapportent sont de ce fait soumises au devenir et à l'altération, voire à la disparition. Nos affections sont, comme la réalité, soumises à l'irréversibilité du temps.
Finalement, toutes ces affections, aussi plaisantes soient-elles, ne peuvent constituer notre bonheur car elles tendent au non-être. Augustin l'avait déjà expliqué dans ses Confessions, L, XI en soulevant le paradoxe que si le passé n'est plus, le futur n'est pas encore et que le présent est un mouvement pour devenir du passé, alors le temps apparaît comme tendant vers le non-être. Une satisfaction attachée à des objets temporels ne peut donc constituer un bonheur caractérisé d'abord par sa stabilité et sa permanence, et non par son intensité. Pour Rousseau, le cœur n'y voit rien de « solide » à quoi « s'attacher ».
La vie d'« ici-bas », c'est-à-dire la vie terrestre de créature sensible et matérielle caractérisée par sa finitude, n'aurait affaire qu'à du plaisir qui « passe ». Rousseau fait preuve de pessimisme évoquant alors un doute sur la possibilité d'être heureux. Mais est-ce un doute qui porte sur le bonheur en général ou bien un doute sur le bonheur qui tente de s'attacher aux choses extérieures ?
B. Les plaisirs inscrits dans le temps peuvent même s'opposer au bonheur
Les choses extérieures semblent très éloignées d'une possibilité de bonheur et pas seulement parce qu'elles ne durent pas. En effet, on pourrait imaginer qu'elles durent toujours, mais pourquoi resterait-il de l'insatisfaction ?
Parce qu'au fond le désir à la base du plaisir, une fois qu'on l'a satisfait, est un profond facteur de souffrance. Le désir se définit comme manque : manque de ce qui n'est plus et qui se traduit par le regret, et manque de ce qui n'est pas encore et qui se traduit par une inquiétude profonde. Dans tous les cas, ces « réjouissances » contribuent à rendre le cœur plus « vide » encore.
Ainsi, la fugacité des désirs mais aussi leur attachement à des choses extérieures périssables ne peuvent représenter qu'une illusion de bonheur.
Conclusion
Dans cet extrait, Rousseau analyse l'homme à travers sa dimension temporelle. Il montre que les plaisirs inscrits dans un temps conçu comme succession d'instants ne peuvent constituer un bonheur caractérisé par sa durée. L'attachement même aux sources du plaisir se noie dans une extériorité périssable.
On peut alors imaginer que si le bonheur est possible, il n'est pas à chercher dans les choses extérieures mais dans un contentement de l'âme, celui qui ramènerait le « promeneur solitaire » qu'est Rousseau à une harmonie intérieure en faisant écho à celle de la nature. En cherchant la satisfaction en soi, on éviterait le morcellement d'un moi dans les différents événements temporels. L'unité d'un moi retrouvé sortant de ses désillusions aborderait le bonheur sous forme de sagesse philosophique.