Sarraute, Pour un oui ou pour un non
oral
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Sujet d’oral • Explication & entretien
Sarraute, Pour un oui ou pour un non, un piège poétique ?
1. Lisez le texte à voix haute.
Puis proposez-en une explication linéaire.
document
Devant la fenêtre, h. 2 évoque la « force qui irradie » du paysage urbain que h. 1 et lui regardent : « quelque chose de rassurant, de vivifiant ».
h. 2 : Si je ne devais plus voir ça… ce serait comme si… je ne sais pas… Oui, pour moi, tu vois… la vie est là… Mais qu’est-ce que tu as ?
h. 1 : « La vie est là… simple et tranquille… » « La vie est là, simple et tranquille… » C’est de Verlaine, n’est-ce pas1 ?
h. 2 : Oui, c’est de Verlaine… Mais pourquoi ?
h. 1 : De Verlaine. C’est ça.
h. 2 : Je n’ai pas pensé à Verlaine… j’ai seulement dit : la vie est là, c’est tout.
h. 1 : Mais la suite venait d’elle-même, il n’y avait qu’à continuer… Nous avons quand même fait nos classes…
h. 2 : Mais je n’ai pas continué… Mais qu’est-ce que j’ai à me défendre comme ça ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui te prend tout à coup ?
h. 1 : Qu’est-ce qui me prend ? « Prend » est bien le mot. Oui, qu’est-ce qui me prend ? C’est que tout à l’heure, tu n’as pas parlé pour ne rien dire… tu m’as énormément appris, figure-toi… Maintenant il y a des choses que même moi je suis capable de comprendre. Cette fois-ci, celui qui a placé le petit bout de lard, c’est toi.
h. 2 : Quel bout de lard ?
h. 1 : C’est pourtant clair. Tout à l’heure, quand tu m’as vu devant la fenêtre… Quand tu m’as dit : « Regarde, la vie est là… » la vie est là… rien que ça… la vie… quand tu as senti que je me suis un instant tendu vers l’appât…
h. 2 : Tu es dingue.
h. 1 : Non. Pas plus dingue que toi, quand tu disais que je t’avais appâté avec les voyages pour t’enfermer chez moi, dans ma cage… ça paraissait très fou, mais tu n’avais peut-être pas si tort que ça… Mais cette fois, c’est toi qui m’as attiré…
h. 2 : Attiré où ? Où est-ce que j’ai cherché à t’attirer ?
h. 1 : Mais voyons, ne joue pas l’innocent… « La vie est là, simple et tranquille… »
h. 2 : D’abord je n’ai pas dit ça.
h. 1 : Si. Tu l’as dit. Implicitement. Et ce n’est pas la première fois. Et tu prétends que tu es ailleurs… dehors… loin de nos catalogues… hors de nos cases… rien à voir avec les mystiques, les saints…
h. 2 : C’est vrai.
h. 1 : Oui, c’est vrai, rien à voir avec ceux-là. Vous avez mieux… Quoi de plus apprécié que ton domaine, où tu me faisais la grâce de me laisser entrer pour que je puisse, moi aussi, me recueillir… « La vie est là, simple et tranquille… » C’est là que tu te tiens, à l’abri de nos contacts salissants… sous la protection des plus grands… Verlaine…
h. 2 : Je te répète que je n’ai pas pensé à Verlaine.
Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non (1981), © Éditions Gallimard.
1. Extrait du poème « Le ciel est, par-dessus le toit… », de Verlaine, publié dans Sagesse (1881).
2. question de grammaire.
Étudiez les constructions négatives dans : « tu n’as pas parlé pour ne rien dire ». Puis transformez les négations en affirmations et observez le résultat obtenu.
Conseils
1. Le texte
Faire une lecture expressive
Faites d’abord sentir la rêverie contemplative de h. 2.
Le rythme de lecture doit ensuite évoluer avec les accusations de h. 1 : plus vif et dynamique, plus agressif, voire sarcastique dans la dernière partie du texte.
Situer le texte, en dégager l’enjeu
L’extrait se situe à un moment charnière : h. 1 est sur le point de quitter l’appartement. Mais un espoir de réconciliation revient dans la contemplation commune du paysage.
Tout bascule alors : h. 1 croit saisir dans une réplique de h. 2 un « piège » à son égard. Un simple commentaire verbal prend des conséquences démesurées.
2. La question de grammaire
Repérez les deux corrélations entre l’adverbe ne et un second élément négatif. Quelle est la portée de chaque négation ?
Si l’on transforme cette double négation en double affirmation, qu’obtient-on ? Essayez de comprendre la logique à l’œuvre ici.
1. l’explication de texte
Introduction
[Présenter le contexte] Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute met en scène deux amis qui, après une longue séparation, se retrouvent et en viennent à se quereller au sujet d’une réflexion condescendante dont h. 1 aurait fait preuve à l’égard de h. 2. [Situer le texte] Alors que la dispute paraît sans issue, h. 1 menace de partir. Les deux hommes se retrouvent alors devant la fenêtre, semblant pouvoir se réconcilier ; mais une expression de h. 2 remet le feu aux poudres. [En dégager l’enjeu] En quoi l’interprétation subjective des mots de h. 2 amène-t-elle h. 1 à dresser, dans cette scène, un véritable réquisitoire contre son ami ?
Explication au fil du texte
I. Le poids du soupçon (l. 1-19)
1. Quatre mots perturbateurs
L’extrait débute par une contemplation du paysage urbain par h. 2 : « Si je ne devais plus voir ça… » C’est là qu’interviennent quatre mots, en apparence anodins : « la vie est là… » Ce commentaire provoque une réaction physique de h. 1, à laquelle réagit verbalement h. 2 : « Mais qu’est-ce que tu as ? ».
à noter
Cette réaction implicite peut être déduite par la fin de la réplique de h. 2. On parle alors de didascalie interne.
Les mots prononcés par h. 2 engendrent chez h. 1 un trouble très fort, perceptible à la répétition et à l’ajout de « simple et tranquille ». La phrase banale prononcée par h. 2, prolongée par h. 1, devient une citation littéraire, référence directe à un poème de Paul Verlaine, et fait alors dévier l’échange.
2. Une accusation d’abord implicite
h. 1 accuse implicitement h. 2 d’avoir consciemment utilisé cette citation : « De Verlaine. C’est ça. » Pour h. 1, il est impensable que h. 2, en homme cultivé et féru de poésie, ait prononcé ces mots innocemment : « Nous avons quand même fait nos classes… ». h. 2 se défend alors à l’aide de phrases de forme négative : « Je n’ai pas pensé à Verlaine… […] je n’ai pas continué… ». L’expression de h. 2 comme la réaction de h. 1 s’expliquent en réalité – pour Nathalie Sarraute – par ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience », qu’elle appelle tropismes et qui peuvent correspondre à des sentiments intenses, voire violents.
pour aller + loin
La conversation des deux amis est rongée par les non-dits que le lecteur est invité à déchiffrer. Cet échange est une « sous-conversation », dissimulée par la conversation réelle.
À l’incompréhension de h. 2 (« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui te prend tout à coup ? ») répond le discours d’un homme qui a appris de ses erreurs (« tu m’as énormément appris, figure-toi… ») et qui cherche à prendre sa revanche sur les reproches que h. 2 lui a faits auparavant à propos de sa « condescendance » : « Maintenant, il y a des choses que même moi je suis capable de comprendre. »
II. Un véritable réquisitoire (l. 20-44)
1. Une accusation explicite
La conversation est comprise par h. 1 comme une « souricière » : en témoigne la métaphore du « petit bout de lard » qui symboliserait l’appât que tendrait h. 2 à h. 1 pour le piéger.
Ce qui pouvait apparaître comme une tentative de rapprochement et de réconciliation se transforme alors en un duel terrible. L’ironie de h. 1 est clairement perceptible : « la vie est là… rien que ça… la vie… ». Les deux hommes ne se comprennent plus, s’accusant mutuellement d’exagération : « h. 2 : Tu es dingue./h. 1 : Non. Pas plus dingue que toi ».
h. 1 retourne contre h. 2 l’accusation que ce dernier avait prononcée à son encontre, lors de la visite des voisins : celle de vouloir l’enfermer dans son monde. Le champ lexical du piège marque cette volonté d’emprise sur l’autre : « quand tu disais que je t’avais appâté […] pour t’enfermer chez moi, dans ma cage… […] cette fois, c’est toi qui m’as attiré ».
2. Une incompréhension réciproque et catégorique
La succession des négations de la fin de l’extrait (« ne joue pas l’innocent » ; « je n’ai pas dit ça »…) traduit la mésentente des deux personnages, incapables de s’accorder sur l’intention de leur discours.
Les mondes de h. 1 et h. 2 révèlent des valeurs antinomiques. h. 1 souligne l’hypocrisie et la condescendance de h. 2 : « Et tu prétends que tu es ailleurs… dehors… loin de nos catalogues… hors de nos cases… […] Quoi de plus apprécié que ton domaine, où tu me faisais la grâce de me laisser entrer […] C’est là que tu te tiens, à l’abri de nos contacts salissants… » h. 1, classé par h. 2 parmi les hommes qui s’accommodent des défauts de la société, porte un regard sarcastique sur l’attitude poétique de h. 2 – celle d’un artiste retiré du monde –, qui lui est devenue odieuse.
pour aller + loin
h. 1 emploie la première personne du pluriel (« nos cases », « nos contacts salissants ») de manière ironique, en s’incluant dans un groupe que h. 2 avait vilipendé auparavant dans la pièce, en utilisant le pronom personnel « vous ».
Conclusion
[Faire le bilan de l’explication] De la même manière que « C’est bien… ça… » a pu exaspérer h. 2 au point qu’il veuille rompre avec h. 1, « La vie est là… » amène h. 1 à se sentir trahi à son tour. L’altercation, en apparence bénigne, révèle une perception du monde radicalement différente entre les deux amis, qui les conduit à la rupture. [Mettre le texte en perspective] Cette scène de dispute rappelle le conseil de Serge à son ami Marc (« Lis Sénèque ») dans la pièce « Art » de Yasmina Reza : vécu comme un acte « odieux », il sous-entend un manque de sagesse et d’humour, et ne fait qu’envenimer la relation déjà tendue entre les deux amis.
2. la question de grammaire
« tu n’as pas parlé pour ne rien dire »
Les constructions négatives sont au nombre de deux :
la première est une négation syntaxique formée par les adverbes n’ et pas ; c’est une négation totale qui porte sur l’ensemble de la phrase.
la seconde est une négation syntaxique formée par l’adverbe ne et le pronom rien ; c’est une négation partielle qui porte sur le verbe dire.
En transformant les négations en affirmations, on obtient : « tu as parlé pour dire quelque chose. » Le sens obtenu est donc sensiblement le même que celui de la phrase originale portant une double négation.
Des questions pour l’entretien
Lors de l’entretien, vous devrez présenter une autre œuvre que vous avez lue au cours de l’année. L’examinateur introduira l’échange et peut vous poser quelques questions sous forme de relances. Les questions ci-dessous ont été conçues à titre d’exemples.
1 Je vous remercie pour votre présentation de « Art » (1994) de Yasmina Reza. Quelle image de l’amitié est-elle proposée dans l’œuvre ?
L’amitié est montrée dans toutes ses difficultés qui mènent parfois à une impasse. Un simple mot, un jugement à l’emporte-pièce peut fragmenter des liens construits pendant des années. Les personnages hésitent à lutter pour les réparer, estimant qu’il est peut-être déjà trop tard.
2 Dans cette pièce, certaines expressions mal comprises ou mal interprétées déclenchent aussi des querelles terribles. Pourriez-vous citer un exemple ?
On peut penser au jugement catégorique et injurieux de Marc à propos du tableau acheté par Serge, une toile blanche avec des liserés blancs : « C’est une merde », qui révèle son caractère abrupt et sans nuance, et qui fait s’affronter les personnages sur le terrain de l’art contemporain.
3 Comment l’affrontement entre Serge et Marc évolue-t-il tout au long de la pièce ?
Comme dans la pièce de Sarraute, la conversation alterne entre des moments calmes parfois comiques (le monologue d’Yvan par exemple) et des moments de violence verbale et physique paroxystiques. La pièce se conclut sur un maigre espoir de réconciliation qui ne tient qu’à un fil.