La vérité
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La vérité
Spinoza, Traité théologico-politique
Explication de texte
Intérêt du sujet • L'homme le plus rationnel n'a-t-il pas un jour frémi en brisant un miroir ? N'a-t-il jamais cherché à éviter de passer sous une échelle, ou croisé un chat noir en redoutant le pire ? D'où vient donc la force de ces superstitions qui semblent absurdes et dont on a pourtant beaucoup de mal à s'extirper ?
Expliquez le texte suivant :
Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l'espérance et la crainte, ils ont très naturellement l'âme encline à la plus extrême crédulité (…). Si en effet, pendant qu'ils sont dans l'état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c'est l'annonce d'une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l'appellent un présage favorable ou funeste. Qu'il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose d'insolite, ils croient que c'est un prodige manifestant la colère des Dieux ou de la suprême divinité ; dès lors ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des vœux devient une impiété à leurs yeux d'hommes sujets à la superstition et contraires à la religion. De la sorte ils forgent d'innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux.
Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, préface, trad. Charles Appuhn © Flammarion, 1997.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Repérer le thème et la thèse
Dans ce texte, Spinoza se demande pourquoi les hommes, pourtant doués de raison, sont enclins à se jeter dans la superstition.
Il démontre que ce délire imaginatif naît de leur attitude passionnelle, qui les pousse à interpréter ce qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas connaître. Loin de manifester un désir de vérité, la superstition manifeste un besoin de se rassurer qui les aliène.
Dégager la problématique
Repérer les étapes de l'argumentation
Les titres en couleur servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Question abordée] Spinoza examine ici le mécanisme et les causes de la superstition. Pour quelles raisons les hommes, pourtant doués d'une raison qui, en tant que puissance rationnelle, leur permet d'accéder à la vérité, sont-ils si souvent sujets à cette forme de croyance irrationnelle ? De fait, l'homme le plus rationnel n'échappe pas à cette tendance qui nous porte spontanément à remarquer le passage d'un chat noir, ou à éviter de passer sous une échelle quand bien même aucun risque n'est manifeste. Mais comment l'expliquer ? [Thèse] Spinoza démontre dans ce texte que le délire imaginatif qu'est la superstition naît de nos désirs sans limites, de notre impuissance à maîtriser et à connaître l'avenir et de l'attitude passionnelle qui en découle. [Annonce du plan et problématique] Pour établir cela, il se demande dans un premier temps quelle est la cause de la superstition : qu'est-ce qui explique que nous soyons tous susceptibles de nous y livrer ? Spinoza se demande alors, en s'appuyant sur deux exemples, comment se développe le raisonnement superstitieux, ce délire imaginatif qui travestit les faits en signes et nous éloigne de ce fait du souci de la vérité.
à noter
Croire signifie tenir une chose pour vraie sans que cela résulte d'une démonstration, alors que le savoir résulte d'une démonstration qui fonde la vérité. Il s'agit d'un repère de votre programme.
1. La cause de la superstition
A. L'avenir est imprévisible
Dans un premier temps, Spinoza s'interroge sur les causes de la superstition : d'où vient que les hommes soient si souvent enclins à ce genre de fausses croyances ? Le texte s'ouvre sur une hypothèse qui fait apparaître en creux ce qui rend possible le développement de la superstition chez des hommes pourtant doués de raison. D'une part, « si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable », dit-il, ils ne seraient pas superstitieux. Autrement dit, sa condition de possibilité, c'est d'abord la nature même de l'existence humaine : nous ne maîtrisons pas entièrement notre vie, puisque nos actions se heurtent à celles des autres, aux accidents ou à la chance.
Or, nous souffrons de ces incertitudes propres à l'existence humaine puisque nous sommes à la fois capables, par notre imagination, d'envisager l'avenir, et incapables d'avoir la moindre certitude concernant cet avenir. Cette incertitude concernant l'avenir forme donc le terreau de la superstition.
B. Notre façon de désirer
D'autre part, l'homme se caractérise, observe Spinoza, par sa tendance à faire porter son désir sur des objets dont l'obtention ne dépend pas de ses forces, mais de l'intervention du hasard, ou, là encore, de la chance. Autrement dit, c'est bien parce que nous orientons nos désirs sur « ce qui ne dépend pas de nous » et non sur « ce qui dépend de nous », pour reprendre la distinction stoïcienne formulée par Épictète, que nous devenons la proie de ce hasard dont dépend notre bonheur.
à noter
Pour les stoïciens, cette tendance à désirer ce que nous ne sommes pas sûrs d'obtenir nous jette dans la passion et en cela nous aliène, mais nous avons le pouvoir de réorienter nos désirs.
Cette tendance à concevoir un « désir sans mesure des biens incertains de fortune », dit Spinoza, nous livre ainsi à ces deux passions fondamentales que sont la crainte et l'espoir. De fait, la crainte et l'espoir sont des sentiments produits par l'incertitude propre à l'avenir, ainsi que par notre capacité à nous rapporter à cet avenir inconnu par notre imagination, qui y voit dans un cas une chose qui pourrait nous nuire, dans l'autre une chose qui pourrait nous être favorable. Comme l'observe Spinoza dans l'Éthique, ces deux sentiments sont essentiellement liés, puisqu'à l'espoir que je nourris de voir une chose se réaliser dans l'avenir se mêle nécessairement, celui-ci étant imprévisible, la peur de voir cette chose ne pas se réaliser. C'est pourquoi nous sommes voués à « flotter presque sans répit entre l'espérance et la crainte ».
[Transition] Mais si nous pouvons identifier, à ce point du raisonnement, les conditions de possibilité de la superstition et ses causes, reste à déterminer par quels mécanismes elle s'ancre durablement en nous. Comment nous retrouvons-nous « prisonniers » d'elle ?
2. Le cercle vicieux de la superstition
A. La transformation du fait en signe
C'est la question à laquelle s'attèle alors Spinoza, en s'efforçant de mettre en évidence la logique du raisonnement superstitieux à partir de deux exemples. Le premier renvoie à un type de raisonnement par lequel, alors que nous sommes en proie à la crainte – passion triste qui nous rend vulnérables et repose sur l'incertitude propre à l'avenir –, nous tentons de fuir cette peur en cherchant à voir autour de nous un signe annonciateur de l'avenir, un « présage ».
Que celui-ci soit « favorable » ou « funeste », il résulte donc d'un travail d'interprétation par lequel, guidé par mon désir de fuir la peur, je me saisis d'un fait ordinaire pour le transformer en signe, c'est-à-dire en une réalité qui renvoie à autre chose qu'à elle-même.
définition
Interpréter signifie introduire une médiation entre une chose et son sens : il s'agit donc de clarifier, de s'approprier cette chose, ou encore de la travestir et de la déformer.
Par exemple, il suffit que ma puissance soit amoindrie par la crainte qu'un de mes désirs échoue pour que je devienne attentif au passage d'un chat noir devant moi : en lui, je vois alors davantage qu'un chat noir. Ce que ma peur et mon souci de lui échapper en trouvant un signe de l'avenir me poussent à voir en lui, c'est le signe du malheur, c'est-à-dire du fait que mon désir ne se réalisera pas. Pourtant, ce chat noir ne ressemble pas au malheur. Pourtant, souligne Spinoza, il m'est arrivé bien des fois de croiser des chats noirs sans qu'un malheur advienne, si bien que j'aurais pu, par l'expérience et par l'usage de ma raison, en conclure qu'un chat noir n'est rien d'autre qu'un chat noir. C'est alors qu'apparaît la force du raisonnement superstitieux : à chaque fois que nous voyons un chat noir, nous voyons en lui un signe du malheur, à chaque fois nous constatons que ce malheur n'advient pas, mais, « bien que cent fois trompés », nous continuons à frémir en voyant un chat noir. Autrement dit, ni notre expérience ni notre raison ne semblent avoir prise sur une telle croyance, parce que, aveugles et livrés à la passion, nous avons besoin de croire que l'avenir puisse s'annoncer.
B. La transformation du fait en miracle
Le deuxième exemple de raisonnement superstitieux concerne la production de ces signes spécifiques que sont les « miracles ». Le miracle est un terme qui désigne un effet sans cause et prouverait, en brisant la causalité à l'œuvre dans le monde naturel (où tout effet a bien une cause identifiable) l'existence du surnaturel.
Spinoza identifie d'abord la cause de cette croyance superstitieuse : si nous sommes enclins à croire aux miracles, c'est parce que la « surprise » s'empare de nous face à un événement que nous n'avions pas prévu. C'est donc là encore parce que nous sommes incapables de prévoir l'avenir et que cela nous plonge dans l'attitude passionnelle, que nous transformons un fait simplement « insolite » qui devrait nous rappeler aux limites de notre connaissance, en un signe « manifestant la colère des Dieux ». Et c'est ainsi que les hommes produisent eux-mêmes leurs peurs et inventent les rites susceptibles de les protéger.
Spinoza sépare alors fermement la superstition de la religion : ce type de raisonnement n'a rien à voir avec la foi ; c'est un délire, dit-il, c'est-à-dire une forme de raisonnement incontrôlé, sans principe ni fin, que les hommes projettent sur la « Nature », pourtant réglée par la causalité, « comme si elle délirait avec eux ».
Conclusion
Ainsi, Spinoza nous montre ici comment naît et s'ancre en nous ce délire imaginatif qu'est la superstition. Née de la volonté des hommes de maîtriser l'avenir et de leur incapacité à réguler leurs désirs, cette fausse croyance repose avant tout sur l'imagination, connaissance que Spinoza appelle ailleurs « du premier genre », c'est-à-dire fausse connaissance spontanée du monde qui prétend trouver des vérités qu'elle ne fait que construire. Il démontre ainsi que face à elle nous ne sommes pas impuissants, puisque comprendre les causes et les mécanismes de la superstition, accéder par notre raison à son idée vraie, c'est déjà s'en libérer.