L'État
L'État
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Explication de texte
Spinoza, Traité théologico-politique
Intérêt du sujet • En démocratie, chaque citoyen est un homme politique : le peuple exerce la souveraineté. Sommes-nous alors capables d'exercer cette souveraineté, ou bien faut-il s'en remettre à des experts, des professionnels éclairés qui sauraient ce que nous ne savons pas ?
Expliquez le texte suivant :
Dans un État démocratique, des ordres absurdes ne sont guère à craindre, car il est presque impossible que la majorité d'une grande assemblée se mette d'accord sur une seule et même absurdité. Cela est peu à craindre, également, à raison du fondement et de la fin de la démocratie, qui n'est autre que de soustraire les hommes à la domination absurde de l'appétit1 et à les maintenir, autant qu'il est possible, dans les limites de la raison, pour qu'ils vivent dans la concorde et dans la paix. Ôté ce fondement, tout l'édifice s'écroule aisément. Au seul souverain, donc, il appartient d'y pourvoir ; aux sujets, il appartient d'exécuter ses commandements et de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit.
Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves ; on pense en effet que l'esclave est celui qui agit par commandement et l'homme libre celui qui agit selon son caprice. Cela cependant n'est pas absolument vrai ; car en réalité, celui qui est captif de son plaisir, incapable de voir et de faire ce qui lui est utile, est le plus grand des esclaves, et seul est libre celui qui vit, de toute son âme, sous la seule conduite de la raison.
Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670.
1. Appétit : ce qui nous porte à désirer quelque chose.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Les clés du sujet
Repérer le thème et la thèse
Dans ce texte, Spinoza répond à une objection commune adressée à la démocratie : la démocratie (du grec demos, le peuple, et kratos, le pouvoir) attribue la souveraineté au peuple, mais celui-ci est-il capable de se gouverner lui-même ?
Il démontre ici que la démocratie rend le peuple capable de dépasser le jeu de ses intérêts individuels, et en cela le libère.
Dégager la problématique
Repérer les étapes de l'argumentation
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Introduction
[Thème] La démocratie est-elle un bon régime politique ? Ne faut-il pas craindre que le peuple ne sache pas se gouverner ? [Problématique] C'est précisément cette question qu'aborde Spinoza dans ce texte, affrontant ainsi une objection commune adressée à la démocratie. Si la démocratie (du grec demos, le peuple, et kratos, le pouvoir) se définit comme le régime politique qui attribue la souveraineté au peuple, elle repose donc sur l'idée selon laquelle tout membre de ce peuple aurait la capacité d'être citoyen. Or, le peuple n'est-il pas formé d'un ensemble d'individus aux intérêts divergents, mus par la passion, fondamentalement ignorants, irrationnels, et par là aveugles à toute forme de justice ou d'intérêt commun ? [Thèse] À cette méfiance traditionnelle à l'égard du peuple, Spinoza oppose la thèse suivante : la démocratie est un bon régime politique en ce qu'elle permet de dépasser l'irrationalité et le caractère passionnel des individus, dont l'obéissance aux lois et à la raison conditionne la liberté. [Annonce du plan] Spinoza examine d'abord l'objection selon laquelle la démocratie serait minée par l'ignorance et les passions des individus : il expose en quoi la démocratie apparaît précisément comme un rempart aux conduites capricieuses des individus. Puis il répond à une objection qui pourrait être opposée à son raisonnement : mais alors si le peuple, en démocratie, doit obéissance aux lois, n'est-il pas esclave ? En réalité, selon Spinoza, le citoyen n'est libre que par les lois, qui expriment la raison.
à noter
C'est là l'objection adressée par Platon à la démocratie : le peuple serait incapable de se gouverner, car il est en proie à l'illusion et à l'ignorance. D'où sa défense d'un régime aristocratique où le philosophe, figure du savoir et de la raison, règne.
1. L'État démocratique veut la paix et limite les passions
A. L'irrationalité du peuple n'est pas à craindre
Dans une première partie, Spinoza entend répondre à l'objection commune faite à la démocratie, objection selon laquelle donner la souveraineté au peuple serait méconnaître l'irrationalité des individus : de ces individus irrationnels et passionnels ne pourraient émaner que des « ordres absurdes ».
À cela, Spinoza répond en deux temps. Son premier argument repose sur le nombre : de la « majorité d'une grande assemblée », dit-il, ne peut sortir « une seule et même absurdité ». Autrement dit, l'argument est logique : s'il est possible que d'un individu sorte une décision absurde, il est moins probable qu'un grand nombre d'individus prenne une décision absurde ou contraire à leurs intérêts. En démocratie, la décision étant prise à la majorité, il est peu probable que la majorité des citoyens se prononce en faveur d'une décision irrationnelle. Ce qui préserve d'abord les lois démocratiques du caprice ou de l'irrationalité individuelle, c'est donc que ces lois sont adoptées à la majorité : en somme, il faudrait supposer une raison commune, une sorte de bon sens qui serait majoritaire, soit une rationalité collective.
à noter
Cette idée d'une rationalité collective, résultant de l'addition des rationalités individuelles, est déjà ce qui fonde la défense de la démocratie chez Aristote, supposant qu'en chacun existe la même faculté à raisonner.
Le second argument repose sur une définition précise de la démocratie : son « fondement » et sa « fin », c'est-à-dire ce pour quoi elle est faite, ce qui explique son existence et ce qu'elle vise, c'est la « paix ». Or, dire que la démocratie est faite pour établir la paix, c'est dire que sa raison d'être et sa fin sont justement d'imposer les « limites de la raison » à la « domination absurde de l'appétit » qui, lui, nous pousse au conflit.
En d'autres termes, la démocratie, loin de permettre aux individus d'exprimer leur irrationalité à travers les lois, est faite pour contenir ces désirs qui, nés de leur caractère passionnel, conduisent les individus à s'affronter.
B. Le souverain garantit la paix, le peuple obéit aux lois
De là, Spinoza tire une conclusion portant sur les devoirs du « souverain » et ceux des « sujets ». Si le souverain est garant de cette paix qui ne s'obtient que par le combat de la raison contre les caprices individuels, les sujets d'une démocratie, eux, doivent obéissance aux lois. Il leur revient, dit-il, « de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit ».
à noter
Par souverain, Spinoza entend celui qui incarne la souveraineté du peuple et par sujets il entend les citoyens.
Spinoza évoque ici le contrat social par lequel s'établissent des devoirs réciproques : en échange de la garantie qu'ils vivront en paix, les citoyens s'engagent à obéir aux lois. Le souverain – l'individu ou la collectivité – qui incarne la souveraineté du peuple, n'est donc pas la figure autoritaire qui exerce son pouvoir de façon verticale sur des sujets, mais celle qui les représente et est liée à eux par un contrat.
[Transition] Mais si le devoir des citoyens est d'obéir aux lois édictées par le souverain, ne lui sont-ils pas soumis ?
2. L'État démocratique rend libre
A. Formulation de l'objection : le peuple est-il alors esclave ?
Dans un deuxième temps, Spinoza formule une objection que l'on pourrait lui opposer à ce point de son raisonnement : dire que le devoir des sujets d'une démocratie consiste en une obéissance à la loi, n'est-ce pas dire que la démocratie reproduit ce dont elle entendait s'émanciper, à savoir de la relation de pouvoir verticale ? L'obéissance aux lois n'est-elle pas soumission ? En réalité, d'après Spinoza, cette objection repose sur une erreur quant à la définition de l'« esclave » et de l'« homme libre ». À l'esclave, défini comme « celui qui agit par commandement », on tend communément à opposer un homme libre, défini comme « celui qui agit selon son caprice ». Être libre signifierait disposer du pouvoir d'agir sans entraves, et toute règle, tout principe apparaîtrait comme une limite à cette liberté.
Cette définition commune de la liberté, selon laquelle être libre c'est faire ce qui me plaît, s'accorde mal en effet avec l'obéissance à la loi, présentée comme premier devoir du sujet démocratique. Mais alors, la démocratie ne fait-elle de nous que des hommes entravés par les lois ?
B. Il n'y a de liberté que par la loi issue de la raison
L'erreur, d'après Spinoza, tient précisément à cette définition spontanée de la liberté, qu'il examine alors. En réalité, celui qui fait ce qui lui plaît est « captif de son plaisir, incapable de voir et de faire ce qui lui est utile ». Si être libre, c'est faire ce que je veux, la question est la suivante : qu'est-ce que je veux ? Je ne veux que suivre mes désirs et m'y soumettre aveuglément. En ce sens, l'homme qui suit ses désirs est « le plus grand des esclaves ». Il est donc moins libre encore que l'esclave soumis par un maître, puisqu'on pourrait dire que celui qui se laisse guider par ses caprices consent à son esclavage : il veut obéir à ses désirs. À cet homme qui se laisse gouverner par ses caprices s'oppose l'homme libre, défini par Spinoza comme « celui qui vit, de toute son âme, sous la conduite de la raison ».
Ainsi, à l'homme esclave défini par ce principe d'action individuel et instable qu'est le caprice s'oppose l'homme libre, dont le principe d'action, stable, partagé avec les autres hommes, est cette raison l'arrachant à ses conduites irrationnelles et capricieuses.
Conclusion
Le conseil de méthode
La conclusion doit rappeler le problème abordé dans le texte, les principaux éléments de la thèse, et surtout faire apparaître l'enjeu du texte. L'enjeu, ici, est de savoir quel type de régime politique est le mieux adapté à ce que sont les hommes.
En définitive, Spinoza s'attache dans ce texte à déconstruire le fondement de la critique de la démocratie, selon laquelle celle-ci serait le règne des décisions absurdes. Si cette critique légitime la structure verticale du pouvoir par l'ignorance et la versatilité de l'individu, Spinoza démontre ici que la démocratie offre de ce point de vue une garantie imparable : si les lois résultent de la majorité des voix et que la démocratie n'a d'autre raison d'être que de viser la paix en contenant les caprices individuels, c'est elle seule qui protège et libère les individus de leurs comportements passionnels et de ces désirs changeants qui les opposent et leur nuisent. L'homme démocratique, qui obéit à la loi issue de la raison, est ainsi le véritable homme libre, en ce qu'il vit à hauteur de ses potentialités humaines.