La plus ancienne de toutes les socié té s et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils lié s au pè re qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitô t que ce besoin cesse le lien naturel se dissout. Les enfants exempts de l'obé issance qu'ils devaient au pè re, le pè re, exempt des soins qu'ils devaient aux enfants, rentrent tous é galement dans l'indé pendance. S'ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-mê me ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une consé quence de la nature de l'homme. Sa premiè re loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-mê me, et, sitô t qu'il est en â ge de raison, lui seul é tant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maî tre.
La famille est donc, si l'on veut, le premier modè le des socié té s politiques le chef est l'image du pè re, le peuple est l'image des enfants, et tous é tant né s é gaux et libres n'aliè nent leur liberté que pour leur utilité . Toute la diffé rence est que, dans la famille, l'amour du pè re pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend, et que, dans l'É tat, le plaisir de commander supplé e à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.
Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social, 1762.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compré hension pré cise du texte, du problè me dont il est question.
Les clé s du sujet
■ Dé gager la problé matique du texte
Le texte se veut avant tout une critique du modè le patriarcal des socié té s. En effet, c'est une thè se ré pandue que le chef d'É tat est avec son peuple comme un pè re avec ses enfants. Cette image s'appuie sur l'idé e que les socié té s se seraient formé es naturellement, or pré cisé ment, Rousseau veut dé montrer qu'elles reposent sur des conventions. Ainsi, dans cet extrait issu du second chapitre du Contrat social, Rousseau explique que les premiè res socié té s que sont les familles, mê me si elles commencent par exister pour ré pondre à des né cessité s naturelles (les enfants ont besoin de leurs parents pour survivre), ne se perpé tuent que selon des conventions sociales.
■ Structure du texte et procé dé s d'argumentation
- Ainsi Rousseau va procé der à une sorte de raisonnement par l'absurde. Dans une premiè re partie (lignes 1 à 6), il va discuter la thè se qui consiste à faire de la famille le modè le de la socié té pour montrer que son maintien n'est dû qu'à des conventions.
- Il explique alors dans la seconde partie (lignes 6 à 13) que la volonté de maintenir des liens familiaux est lié e à la nature de l'homme qui est un ê tre libre, jugeant lui-mê me de ses moyens pour assurer sa survie.
- Il conclut alors dans le dernier paragraphe qu'on peut bien croire que la famille serve de premier modè le aux socié té s politiques, dans la mesure où leurs liens se perpé tuent volontairement par un acte choisi, mais ce serait faire comme si le rapport du chef au peuple é tait un rapport affectif à l'image de celui du pè re à ses enfants.
■ É viter les erreurs
Ce texte qui semble d'un premier abord facile à comprendre peut en ré alité faire l'objet d'un contresens : si Rousseau compare les premiè res socié té s à la structure familiale ce n'est pas pour dé montrer la naturalité des liens sociaux, comme il a pu ê tre fait auparavant sur le mê me modè le, mais au contraire il reprend l'analyse de la famille en la fondant sur des conventions pour pouvoir affirmer la mê me chose de la socié té .
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Introduction
La relation d'un peuple à son chef d'É tat peut-elle ê tre pensé e sur le modè le de la relation d'un enfant à son pè re ? C'est à cette question que ré pond le texte de Rousseau extrait du Contrat social. En effet, la thè se issue de la tradition aristoté licienne prô ne une conception naturaliste où les liens d'obé issance des hommes à leur gouvernement sont considé ré s comme é tant aussi naturels que ceux de la famille.
Examinant d'abord cette thè se, Rousseau va distinguer de l'origine naturelle de la famille, le fait qu'elle se maintienne par des conventions. Il explique ensuite dans une seconde partie que les liens sociaux doivent s'appuyer sur l'essence de l'homme : sa liberté . Il conclut alors dans une troisiè me partie que pour ê tre lé gitimes les liens sociaux ne peuvent prendre pour modè le une socié té patriarcale.
Les enjeux de ce texte sont donc à la fois de discuter la thè se naturaliste de la socié té communé ment admise, mais aussi de distinguer l'é tat de fait qui s'appuie sur ce modè le d'un é tat de droit qui serait fondé sur la liberté humaine. Pour trouver les fondements lé gitimes de la socié té , Rousseau prend soin de ré futer d'abord les principes qui peuvent conduire les hommes à un é tat d'alié nation.
1. Le lien naturel qui unit parents et enfants disparaî t sitô t que ceux-ci recouvrent leur indé pendance
A. Le pré supposé naturaliste de la famille comme premiè re socié té
D'emblé e, le texte commence par une thè se « la plus ancienne de toutes les socié té s et la seule naturelle est celle de la famille » qui implique deux choses à concilier. D'une part, la famille peut ê tre considé ré e comme la premiè re des socié té s et à ce titre peut servir de modè le pour comprendre la socié té . Et d'autre part, la comparaison est immé diatement restreinte par le fait que la famille est la seule à ê tre naturelle. La famille se dé finit comme une union sociale, un ensemble de personnes qui ont un lien de parenté ou d'alliance, amené es à vivre sous le mê me toit. Dire que les liens familiaux sont naturels c'est affirmer qu'il y a entre les personnes des liens de filiations (parents/enfants, frè res/sœurs) qui sont par consé quent inné s, mais aussi des liens d'associations, d'alliance comme le mariage. Si ce lien est naturel, c'est au sens où Aristote dans le Politique l'entend, comme un lien de complé mentarité des dispositions naturelles. Femme et mari se complè tent dans la mesure où l'une assure la reproduction des consommateurs, l'autre la production des biens de consommation. De la mê me maniè re selon Aristote, maî tre et esclave fondent les liens sociaux naturellement : tandis que l'un fournit sa force de travail, l'autre donne la direction et la matiè re du travail. C'est tout naturellement, selon un jeu de complé mentarité de besoins et de compé tences que les familles se regroupent en villages et les villages en cité s.
B. Comment le lien naturel se dissout
Mais Rousseau critique cette idé e de socié té s naturellement fondé es. En effet, on peut reconnaî tre qu'un enfant a naturellement besoin de ses parents pour assurer sa survie, mais ce lien de dé pendance se dissout aussitô t que le « besoin cesse » . Dè s que l'enfant se trouve capable d'assurer seul sa survie, il n'a plus besoin de ses parents, et de la mê me maniè re les parents se trouvent dé chargé s des soins dus à leurs enfants. Ils « rentrent tous é galement dans l'indé pendance » . Il y aurait comme une forme de libé ration pour chacun à ne plus ê tre lié s ensemble par les né cessité s vitales. Quelle est alors cette liberté gagné e de part et d'autre et de quelle nature peut ê tre le lien qui unit les individus d'une mê me famille ?
2. La raison en est que l'adulte est un homme libre de veiller lui-mê me à sa conservation
A. Comment le lien conventionnel remplace le lien naturel
Il ne s'agit pas pour Rousseau de nier qu'à l'origine parents et enfants sont naturellement lié s, dans la mesure où un enfant est physiquement dé pendant des soins de ses parents. Mais cet é tat de fait n'est pas un é tat de droit. Sitô t que l'enfant acquiert son autonomie, le lien fondé sur la dé pendance physique se dissout. L'union des membres de la famille ne peut se maintenir d'elle-mê me. Elle doit faire l'objet d'une volonté . De la mê me maniè re, Rousseau distingue dans le Contrat social, le fait pour un gouvernement d'accé der au pouvoir et le fait de se maintenir au pouvoir.
La famille ne doit plus alors son maintien à des caractè res inné s mais à une volonté de rester unis. Les liens familiaux, s'ils ont pu ê tre à l'origine naturels, ne se perpé tuent que grâ ce à des « conventions » . Il s'agit de rè gles que l'on é tablit par un libre choix, d'un commun accord. Ainsi par exemple, il relè ve du pur choix des familles de se voir ou non, et selon une plus ou moins grande fré quence, sans aucune espè ce de né cessité naturelle. Les enfants ayant grandi, les relations sont celles qui existent entre adultes, la fonction paternelle é tant relé gué e à un â ge ré volu.
B. La liberté , essence de l'homme comme principe explicatif
Ce changement de relations entre membres d'une mê me famille est lié à l'essence mê me de l'homme qui en plus d'ê tre un ê tre naturel, comme un animal qui a besoin à sa naissance des soins parentaux, est un ê tre de culture qui se dé finit avant tout pour Rousseau par sa liberté . Comme ê tre naturel, l'homme est ré gi par le principe d'autoconservation et à ce titre dé pend de ses parents à la naissance, mais comme ê tre de culture il peut, dè s qu'il est « en â ge de raison » , ê tre le seul « juge des moyens propres à se conserver » . À la diffé rence de l'animal, l'homme tire de lui-mê me les moyens de sa subsistance. Il n'a pas à la naissance, selon le mythe de Promé thé e raconté dans Protagoras de Platon, les outils pour subvenir à ses besoins (crocs, griffes, fourrure…), mais invente par son intelligence des moyens techniques pour survivre.
Dè s lors il peut devenir son « propre maî tre » . En ce sens, l'homme n'est plus soumis à ses parents. Il est « autonome » , au sens é tymologique qu'il peut se donner à lui-mê me (auto) sa propre loi (nomos). La liberté est bien l'essence de l'homme et de la mê me maniè re que la liberté ré git les relations entre membres adultes d'une mê me famille, de la mê me maniè re la liberté doit ré gir les relations qui lient les hommes au sein d'une mê me socié té . En ce sens, ce texte pré pare la thè se au cœur du contrat social : l'É tat doit reposer sur la volonté gé né rale, c'est-à -dire sur une volonté commune de ré pondre à l'inté rê t gé né ral. Si l'on peut devenir son propre « maî tre » c'est au sens latin de magister, où l'on est compé tent, que l'on fait autorité en la matiè re pour pouvoir se diriger dans la vie, se pré server, et non au sens de dominus de supé riorité physique, qui n'existe qu'au dé but de la vie entre parents et enfants. Cet é tat familial pourrait-il faire l'objet de comparaison avec l'é tat civil ?
3. Mais mê me en fondant les liens familiaux sur des conventions, le modè le familial n'est pas opé rationnel pour penser la socié té car l'amour paternel est remplacé par le plaisir de commander
A. En quoi la famille peut ê tre considé ré e comme modè le des socié té s politiques
Dans le dernier paragraphe du texte, Rousseau se sert de son analyse des liens familiaux pour comprendre la socié té . Dans la mesure où la famille constitue une organisation sociale avec une ré partition hié rarchisé e des activité s, il semble lé gitime de la comparer avec une autre organisation sociale plus complexe : la socié té civile. Mais si la famille peut servir de modè le à la socié té , ce n'est pas dans sa premiè re phase, où les rapports de dé pendances sont lié s à un é tat de fait naturel. Les liens n'y sont pas à proprement parler sociaux mais purement lié s à des né cessité s vitales comme chez les animaux. La famille, qui peut servir de modè le pour comprendre la socié té , est celle qui repose comme cette derniè re sur des liens volontaires, sur des conventions, bref celle qui ne concerne que des personnes dé jà « en â ge de raison » .
Le chef par rapport au peuple peut ê tre considé ré comme le pè re par rapport à ses enfants. Cette repré sentation de la socié té est enraciné e dans l'imaginaire collectif, où la notion mê me de patrie est constitué e à partir du radical pater qui signifie « pè re » en latin.
B. En quoi la socié té patriarcale n'est finalement pas un modè le lé gitime
Mais trè s vite on s'aperç oit de l'absurdité de cette thè se. D'abord, si l'on reprend le pré supposé du texte, à savoir que la liberté est l'essence de l'homme, et en cela chaque homme doit y avoir accè s, « tous é tant né s é gaux et libres » , la liberté alié né e se justifierait par son utilité . Ce serait alors justifier l'esclavage.
Et d'autre part, le rapport d'un pè re à ses enfants est un lien qui repose sur l'affection (« l'amour du pè re » ), ce qui n'est pas le cas des liens sociaux où le chef d'É tat n'é prouve pas de l'amour mais un plaisir de commander.
On pourrait ajouter dans le mê me esprit que la socié té est constitué e d'un grand nombre d'individus contrairement à la famille et que les citoyens ne sont pas des enfants. La thè se patriarcale ou paternaliste du droit peut donc ê tre rejeté e.
Conclusion
Ainsi, à la question de savoir si la famille peut servir de modè le pour comprendre la socié té , Rousseau ré pond que certes la socié té , qui repose sur un contrat, peut ressembler à la famille à partir du moment où ses membres sont en â ge de raison pour dé cider de rester ensemble, mais mê me à cette condition, les liens sociaux ne sont pas les liens familiaux dans la mesure où ils ne reposent pas sur des sentiments affectifs.
Dè s lors, tout modè le de socié té patriarcale est à bannir dans la mesure où il autoriserait un rapport de domination contraire à l'essence de l'homme, à savoir sa liberté parce qu'au lieu d'ê tre dé pendant d'un pè re qui prodigue des soins par amour, le citoyen serait dé pendant d'un chef qui commande par plaisir. L'image d'un chef comme pè re repré sente un danger pour l'é galité et la liberté .