Un espoir pour l’être humain • Question
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Poésie
9
CORRIGE
Pondichéry • Mai 2014
Séries ES-S • 4 points
Question
« Vrai lieu »
Qu’une place soit faite à celui qui approche,
Personnage ayant froid et privé de maison
Personnage tenté par le bruit d’une lampe,
Par le seuil éclairé d’une seule maison.
Et s’il reste recru1 d’angoisse et de fatigue,
Qu’on redise pour lui les mots de guérison.
Que faut-il à ce cœur qui n’était que silence,
Sinon des mots qui soient le signe et l’oraison
Et comme un peu de feu soudain la nuit,
Et la table entrevue d’une pauvre maison ?
Yves Bonnefoy, « Vrai lieu », Du mouvement
et de l’immobilité de Douve, © Mercure de France, 1953.
« Les mots qui ne sont pas d’amour »
[…] Ce ne sont pas les mots d’amour
Qui détournent les tragédies
Ce ne sont pas les mots qu’on dit
Qui changent la face des jours
Le malheur où te voilà pris
Ne se règle pas au détail
Il est l’objet d’une bataille
Dont tu ne peux payer le prix
Apprends qu’elle n’est pas la tienne
Mais bien la peine de chacun
Jette ton cœur au feu commun
Qu’est-il de tel que tu y tiennes
Seulement qu’il donne une flamme
Comme une rose du rosier
Mêlée aux flammes du brasier
Pour l’amour de l’homme et la femme
Va Prends leur main Prends le chemin
Qui te mène au bout du voyage
Et c’est la fin du moyen âge
Pour l’homme et la femme demain
Cela fait trop longtemps que dure
Le Saint-Empire des nuées
Ah sache au moins contribuer
À rendre le ciel moins obscur
Qui sont ces gens sur les coteaux
Qu’on voit tirer contre la grêle
Mais va partager leur querelle
Qu’il ne pleuve plus de couteaux
Peux-tu laisser le feu s’étendre
Qui brûle dans les bois d’autrui
Mais pour un arbre ou pour un fruit
Regarde-toi Tu n’es que cendres
Chaque douleur humaine sens
La pour toi comme une honte
Et ce n’est vivre au bout du compte
Qu’avoir le front couleur du sang
Chaque douleur humaine veut
Que de tout ton sang tu l’étreignes
Et celle-là pour qui tu saignes
Ne sait que souffler sur le feu
Louis Aragon, « Les mots qui ne sont pas d’amour » (extrait),
Le Roman inachevé, 1956.
« Jamais je ne pourrai »
Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps
que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri
ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres
meurent qui ne savent pas pourquoi
J’ai mal au cœur mal à la terre mal au présent
Le poète n’est pas celui qui dit Je n’y suis pour personne
Le poète dit J’y suis pour tout le monde
Ne frappez pas avant d’entrer
Vous êtes déjà là
Qui vous frappe me frappe
J’en vois de toutes les couleurs
J’y suis pour tout le monde
Pour ceux qui meurent parce que les juifs il faut les tuer
pour ceux qui meurent parce que les jaunes cette race-là c’est fait
[pour être exterminé
pour ceux qui saignent parce que ces gens-là ça ne comprend que la
[trique
pour ceux qui triment parce que les pauvres c’est fait pour travailler
pour ceux qui pleurent parce que s’ils ont des yeux eh bien c’est
[pour pleurer
pour ceux qui meurent parce que les rouges ne sont pas de bons Français
pour ceux qui paient les pots cassés du Profit et du mépris des
[hommes
Dépêche AFP
Les milieux bien informés de Madrid
Mon amour ma clarté ma mouette mon long cours
depuis dix ans je t’aime et par toi recommence
me change et me défais m’accrois et me libère
mon amour mon pensif et mon rieur ombrage
en t’aimant j’ouvre grand les portes de la vie
et parce que je t’aime je dis
Il ne s’agit plus de comprendre le monde
il faut le transformer
Je te tiens par la main
La main de tous les hommes […]
Claude Roy, « Jamais je ne pourrai » (extrait), Poésies, 1970.
« Ce poignet démis de toi »
Emmanuel Merle consacre son recueil
Ce poignet démis de toi
Dans la cohorte
Nus
Poignet aile à palpitation
Ton
Attache vitale
Les pores cautérisés
Bleu enfer
Ta peau s’épèle en chiffres
Poignet bleu nu dans la cohorte
Des poignets dénommés
Je réincarne tes os
Je décode ton nom
Toi seul parmi les seuls
Je te rends ton nom
Emmanuel Merle, « Ce poignet démis de toi », Pierres de folie, 2010.
Comprendre la question
- « missions » signifie « fonctions », « buts ». La question signifie : Selon les poètes du corpus, à quoi sert la poésie ?
- Analysez si les poètes prennent le parti de l’art pour l’art, du jeu sur la langue ou d’une poésie engagée.
Trouver des idées
- Cherchez : à qui sont adressés les poèmes ; quels rapports les poètes établissent avec les personnes mentionnées ; ce que symbolise chaque élément concret mentionné ; quel type de réalité évoquent ces éléments et comment ils sont présentés ; quels sont les effets recherchés par la poésie.
- Ne traitez pas les textes séparément.
- Accompagnez chaque remarque d’exemples précis tirés des textes.
Les titres en couleur ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
Une poésie tournée vers l’autre, vers ceux qui souffrent
- Les quatre poètes refusent de faire des sentiments personnels le but de leur art.
Leurs vers sont tournés vers l’autre . En témoignent la fréquence de la préposition pour, ainsi que l’adresse directe à cet autre pour qui le poète « parle » (« vous [êtes] » chez Roy, « toi » chez Merle). - Qui est cet autre ?
Toute l’humanité , désignée par les tournures « celui qui… » (Bonnefoy), « chacun », « chaque douleur humaine » (Aragon), « tout le monde » (Roy). Plus précisément, la poésie doit êtretournée vers la partie de l’humanité qui souffre , victime du « malheur », de la « douleur », vers ceux qui « meurent » / les « pauvres » (Roy), « seuls parmi les seuls » (Merle). - Le poète doit
parler pour ceux qui n’ont pas la parole (« ce cœur qui n’était que silence », Bonnefoy), qui ne comprennent pas les raisons de leur malheur (« qui ne savent pas pourquoi », Roy) ou qui n’ont plus de nom (Merle).
La poésie dénonce, fait exister, réconforte
- À travers les métaphores « rendre le ciel moins obscur » et « c’est la fin du Moyen Âge » (Aragon), on comprend que la poésie doit
dénoncer les cruautés de notre monde . Roy rappelle les horreurs nazies à travers les mots « juifs, exterminé » ou la dépêche de presse, et Merle par la métonymie réaliste « la cohorte […] des poignets nus ». - Par-delà la dénonciation, le poète doit
garder la mémoire . Ces suppliciés anonymes, les mots les exhument de l’oubli, leur rendent leur identité (« Je te rends ton nom ») et lesfont revivre (« Je réincarne tes os », Merle). - Mais la poésie doit aller au-delà. La mention symbolique de la main et du geste (Aragon, Roy) suggère que
la poésie est fraternité et sympathie – au sens fort : « Qui vous frappe me frappe » (Roy), « chaque douleur […] veut que tu l’étreignes » (Aragon). Plus concrètement, la mention de la « maison » ouverte (Bonnefoy, Roy), du « feu » (Bonnefoy, Aragon), de la « flamme » qui connote le foyer, de « la table », indiquent que les mots apportentnourriture spirituelle, réconfort et espoir .
Un apostolat qui doit « transformer » le monde
- La poésie n’est pas seulement contemplation et partage affectif, elle est aussi
action .Elle a pour mission de guérir : la métaphore de Bonnefoy « Qu’on redise pour lui les mots de guérison » indique l’efficacité thérapeutique presque magique des mots du poète. Pour ces poètes, la poésie peutéradiquer le mal, les injustices du monde . - Ainsi, ils confient à leur art une des missions les plus nobles : « détourne[r] les tragédies », «
changer la face des jours » (Aragon). «Il ne s’agit plus de comprendre le monde il / faut le transformer (Roy), c’est-à-dire construire un monde de paix « pour qu’il ne pleuve plus de couteaux » (Aragon). - La poésie, devenue « oraison » (Bonnefoy), est alors investie d’une
mission quasi religieuse , comme le suggèrent les images de la « main » et du « chemin » (Aragon), la notion de « réincarnation » (Merle) ou la forme même de certains de ces poèmes qui prennent l’allure de prières (Roy, v. 13-19).
Conclusion
Ces quatre poèmes font de la poésie une arme, mais une arme pacifique, faite de mots et de sentiments capables de changer la face du monde.
Après avoir répondu à cette question, les candidats devront traiter au choix un des trois sujets nos 10, 11 ou 12.