Réflexion sur la mort • Question
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Question de l'homme
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CORRIGE
France métropolitaine • Septembre 2013
Série L • 4 points
Question
Le but de notre chemin, c'est la mort, c'est [là] l'objet inéluctable de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible de faire un pas en avant sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c'est de ne pas y penser. Mais de quelle stupidité de brute peut lui venir un si grossier aveuglement ? Il lui faut faire brider l'âne par la queue
Qui capite ipse suo instituit vestigia retro
[Lui qui s'est mis dans la tête d'avancer à reculons.]
Ce n'est pas étonnant s'il
Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles et que ce mot leur semblait malencontreux, les Romains avaient appris à l'adoucir ou à l'étendre en périphrases. Au lieu de dire « il est mort », ils disent « il a cessé de vivre », « il a vécu ». Pourvu qu'ils emploient vie, même passée, ils se consolent. [...]
Je naquis entre onze heures et midi le dernier jour de février mil cinq cent trente-trois, selon notre façon actuelle de compter, l'année commençant en janvier. Il n'y a juste que quinze jours que j'ai dépassé trente-neuf ans ; il m'en faut pour le moins encore autant ; s'embarrasser en attendant de la pensée d'une chose aussi éloignée, ce serait folie. Mais quoi ! les jeunes et les vieux abandonnent la vie dans les même conditions. Nul n'en sort autrement que comme s'il venait à l'instant d'y entrer. Ajoutez qu'il n'y a pas d'homme si décrépit soit-il qui, tant qu'il n'a pas atteint l'âge de Mathusalem
Michel de Montaigne, « Que philosopher c'est apprendre à mourir », Essais, I,
La Mort et le Bûcheron
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée
Sous le faix
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur :
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
« C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes :
C'est la devise des hommes.
Jean de La Fontaine, « La Mort et le Bûcheron », Fables, I,
« De l'homme »
Dans
Irène se transporte à grands frais en Épidaure
Jean de La Bruyère, « De l'homme », Les Caractères, XI, 1688.
Dans la mythologie grecque, Sisyphe est un personnage qui a défié la mort. Pour cela, il est condamné à rouler au haut d'une pente un rocher qui, à chaque fois, retombe. Albert Camus, dans son essai
On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde
C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.
Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, © Éditions Gallimard, 1942.
Comprendre la question
- « inéluctable » : qu'on ne peut éviter, auquel on ne peut échapper.
- Cherchez les expressions qui indiquent de façon explicite (indiquées par le narrateur) ou implicite (traduites par leurs attitudes ou leurs paroles) les réactions des personnages devant la mort.
- Groupez les textes par ressemblance des réactions, selon qu'elles sont pleines d'appréhension, révoltées ou au contraire résignées.
- Pour aller plus loin, distinguez les réactions des personnages (l'homme ordinaire) et les attitudes des auteurs.
- Appuyez-vous sur des mots précis des textes qui servent de preuves.
- Ne traitez pas les textes l'un après l'autre, répondez de façon synthétique.
Conseil
Pour trouver les idées de votre réponse, surlignez dans les textes du corpus les mots précis qui vous permettent de répondre et qui servent de preuves de ce que vous avancez.
Le bûcheron de La Fontaine et Irène chez La Bruyère , bien qu'ils ne soient pas du même rang social, ont, au départ, le même comportement :ils se plaignent des « malheur[s] »de leur existence , l'un de son âge, de sa « douleur » et de sa pauvreté (« point de pain »), de son labeur incessant (« jamais de repos ») ; l'autre de ses « maux » (« insomnies », « indigestions », « langueur »). Les deux savent quele trépas met fin à ces « maux » mais, quand ils sentent la mort proche – le bûcheron parce qu'il l'a lui-même appelée, Irène parce qu'un dieu la lui recommande comme ultime « remède » –, ils larejettent et prennent peur . Ils ont donc uneposition paradoxale : ils pensent que la mort peut tout guérir, mais ils veulent vivre longtemps ; ils veulent se libérer de leur « fardeau », mais au moment crucial, préfèrent encore « souffrir que mourir ». L'ironie de La Fontaine dans sa morale rejoint celle du dieu dans sa dernière réplique à Irène. Enfin, l'homme craint la mort au point qu'il… en oublie de vivre.Montaigne , lui, sans passer par la fable ou le dialogue fictif, fait part dans ses Essais de ses observations de philosophe. Il insiste davantage sur ce qu'il tient pour « folie » et « stupidité », à savoir la« peur » des « gens » devant la mort . Ce qu'il reproche au « vulgaire », c'est sonmanque de lucidité : la « frayeur » des hommes devant la mort est telle qu'ils font des efforts démesurés pour en « adoucir » l'image ou pour ne « pas y penser ». Il leur reproche ainsi leur confiance irraisonnable dans les « médecins » et leur« aveuglement » volontaire , au point de croire que la mort n'est pas pour eux…- Les
auteurs des xvi e et xvii e siècles proposent, par opposition à cette attitude commune face à la mort, leur propreconception du comportement à adopter, celledu philosophe. Montaigne conseille la lucidité tranquille : il faut « regarde[r] plutôt la réalité et l'expérience », s'habituer à l'idée de la mort (« Philosopher, c'est apprendre à mourir ») mais sans s'en « embarrasser » outre mesure. De même, pour La Fontaine et La Bruyère, la mort est une issue inévitable à laquelle on doit se préparer ; c'est une guérison, et il ne faut pas se comporter face à elle avec lâcheté. - À l'inverse,
Camus, auteur du xx e siècle, peint un homme quiassume pleinement sa situation de « prolétaire des dieux »,l'inanité et l'inéluctabilité de son sort absurde. Sa« clairvoyance » , sa conscience de « sa misérable condition » et le mépris qu'il a pour elle le rendentsupérieur à son destin . Sisyphe, comme Camus, méprise la mort, et préfère la passion et la révolte. Le drame métaphysique de l'existence est dépassé par l'éveil de la conscience. C'est ce qui fait la grandeur de Sisyphe dont la réflexion fait écho à l'affirmation de Pascal : « Toute la dignité de l'homme est en la pensée » (Pensées).
Après avoir répondu à cette question, les candidats devront traiter au choix un des trois sujets suivants : commentaire ; dissertation ou écriture d'invention.