France métropolitaine 2015, séries ES-S • Question
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5
CORRIGE
France métropolitaine • Juin 2015
Séries ES-S • 4 points
Question
Après avoir répondu à cette question, les candidats devront traiter au choix un des trois sujets nos 6, 7 ou 8.
Phèdre, épouse de Thésée, éprouve une passion coupable pour son beau-fils, Hippolyte, fils de Thésée et de la reine des Amazones. Persuadée que son époux a trouvé la mort, elle déclare son amour à Hippolyte. Mais Thésée revient. Phèdre regrette d'avoir avoué sa passion. De crainte d'être trahie par Hippolyte, qui ne répond pas à son amour, elle l'accuse devant Thésée d'avoir voulu la séduire. Furieux, Thésée demande à Neptune d'anéantir son fils. Dans l'acte V, Théramène fait le récit de la mort d'Hippolyte, victime d'un monstre surgi des flots.
Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers1, saisit ses javelots,
Pousse au monstre, et d'un dard2 lancé d'une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée,
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
La frayeur les emporte ; et sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein3 ni la voix.
En efforts impuissants leur maître se consume,
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux.
À travers des rochers la peur les précipite ;
L'essieu crie, et se rompt. L'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur. Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J'y cours en soupirant, et sa garde me suit.
De son généreux sang la trace nous conduit :
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes4
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J'arrive, je l'appelle ; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant, qu'il referme soudain.
« Le Ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie. […] »
Jean Racine, Phèdre, 1677.
Le Roi, Bérenger Ier, se meurt et se révolte contre l'idée de la mort. Tout s'efface progressivement autour de lui. À la fin de la pièce sa femme Marguerite l'accompagne vers sa mort.
RIDEAU2
Eugène Ionesco, Le roi se meurt, 1962.
L'extrait se situe à la fin de la pièce, composée de dix actes. Une seule voix se fait entendre, celle d'Alexandre le Grand. Au premier acte, il se prépare à mourir et chasse tous ceux qui se pressent autour de lui. Il raconte à la Mort, qu'il imagine face à lui, comment le tigre bleu lui est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le suivre, toujours plus loin, à travers le Moyen-Orient. Mais, cédant à la prière de ses soldats, il cesse de suivre le tigre bleu pour faire demi-tour.
[…]
Je vais mourir seul
Dans ce feu qui me ronge,
Sans épée, ni cheval,
Sans ami, ni bataille,
Et je te demande d'avoir pitié de moi,
Car je suis celui qui n'a jamais pu se rassasier,
Je suis l'homme qui ne possède rien
Qu'un souvenir de conquêtes.
Je suis l'homme qui a arpenté la terre entière
Sans jamais parvenir à s'arrêter.
Je suis celui qui n'a pas osé suivre jusqu'au bout le tigre bleu de l'Euphrate.
J'ai failli1
Je l'ai laissé disparaître au loin
Et depuis je n'ai fait qu'agoniser.
À l'instant de mourir,
Je pleure sur toutes ces terres que je n'ai pas eu le temps de voir.
Je pleure sur le Gange2 lointain de mon désir.
Il ne reste plus rien.
Malgré les trésors de Babylone3,
Malgré toutes ces victoires,
Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère.
Pleure sur moi, sur l'homme assoiffé.
Je ne vais plus courir,
Je ne vais plus combattre,
Je serai bientôt l'une de ces millions d'ombres qui se mêlent et
s'entrecroisent dans tes souterrains sans lumière.
Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval.
Pleure sur moi,
Je suis l'homme qui meurt
Et disparaît avec sa soif.
Laurent Gaudé, Le Tigre bleu de l'Euphrate, 2002.
Comprendre la question
- « les choix » signifie les manières d'écrire et de mettre en scène.
- Vous devez donc analyser les différents éléments de cette écriture dramatique, les moyens utilisés par les dramaturges :
- le type et l'identité des personnages mis en scène ; les rapports établis entre les personnages ; le rôle dévolu à chacun d'eux ;
- la situation d'énonciation (qui parle à qui ?) ; le poids respectif des répliques ;
- les circonstances de la mort ;
- les registres de la scène ;
- les émotions exprimées…
- mais aussi : les faits d'écriture théâtrale ; modalités des phrases ; figures de style (périphrases, figures de l'atténuation, vocabulaire affectif…)
- Les textes sont tous singuliers, mais essayez de ne pas les analyser séparément ; trouvez les points communs puis les différences, quitte à rapprocher ceux qui se ressemblent.
- Appuyez-vous sur des expressions précises des textes.
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
1. La mort de qui ?
- Le corpus comprend trois
longues répliques –tirade chez Racine et chez Ionesco,monologue chez Gaudé – qui mettent en scène despersonnages aristocratiques en train de mourir alors que la pièce s'achève. La fin du spectacle et la mort du héros coïncident. - Racine décrit la mort dramatique d'Hippolyte, jeune prince intrépide. Chez Ionesco, on assiste à l'agonie de Bérenger, vieux roi d'un royaume à bout de souffle. Gaudé fait parler Alexandre le Grand, héros historique et légendaire, qui, au moment de mourir, fait un bilan amer de ses rêves de gloire.
2. La situation d'énonciation : qui raconte ? à qui ? et quand ?
Notez bien
Pour définir la situation d'énonciation, il faut préciser : qui parle (l'énonciateur) ; à qui il s'adresse (le destinataire) ; où et quand est produit l'énoncé ; de quoi il est question (sujet). Retenez : qui ? à qui ? où ? quand ? quoi ?
- La
mort d'Hippolyte est racontée par Théramène, son vieux précepteur qui vient d'assister, bouleversé, à ce momentdramatique . Il s'adresse au père d'Hippolyte, Thésée. Le spectateur ne voit pas le personnage mourir sur scène mais, grâce au présent de narration, il suit l'événement comme « en direct ». - Chez
Ionesco ,Marguerite , une des épouses royales, parle à Bérenger, qui reste muet, mais elle le guide et s'adresse aussi à tous les « obstacles » qui pourraient gêner le roi dans sa marche vers la mort. - Alexandre, seul en scène, s'adresse à la mort qu'il tutoie comme une connaissance : ce monologue final devient un dialogue fictif saisissant avec une allégorie, invisible.
- Ce ne sont pas de vrais monologues car chacun des personnages a un destinataire, visible ou invisible. Le public, en vertu de la double énonciation théâtrale, est aussi le destinataire ultime.
3. Des mises en scène bien différentes
Le mode de représentation diffère aussi avec les siècles (mort sur scène, mort hors scène) ainsi que les réactions des personnages face à la mort.
- Au nom de la bienséance, le
théâtre classique ne représentait pas sur scène des événements choquants et sanglants. Lerécit permet donc au spectateur de suivre ces moments degrande intensité dramatique . Celui de Théramène est unspectacle épique qui, pour être représenté, nécessiterait des effets spéciaux grandioses (apparition de monstre et de dieu, accident de char, sang et blessures à foison). Hippolyte meurt avec bravoure. - Chez
Ionesco , le spectateur suit le cortège funèbre royal. Marguerite n'est plus l'épouse agressive et méprisante qu'elle a été durant la pièce.Personnage psychopompe (en grec « qui conduit les âmes », sous-entend « vers les enfers »), elle repousse les obstacles qui pourraient retarder le roi dans son dernier parcours. Malgré les multiples didascalies, le metteur en scène doit imaginer comment rendre compte de la disparition progressive de ce décor invisible (végétaux, animaux, humains, objets). L'atmosphère est assezapaisée , la mort acceptée, presque libératrice (« Ne crains pas », « Abandonne-moi », « C'était une agitation bien inutile ») mais sans la moindre référence religieuse à un au-delà. Bérenger peu à peu lâche prise. Alexandre meurt dans ladignité et lagrandeur , conscient de l'opposition entre ses souvenirs guerriers, sa gloire passée d'une part (anaphore de « je ») etsa solitude et son anonymat d'autre part. Son dialogue sans réponse avec la mort est empreint d'unlyrisme désespéré et résigné , qui donne à ce moment d'émotion une dimension pluspoétique que théâtrale.
Conclusion
Chacun de ces extraits procure au spectateur des émotions différentes : terreur et pitié devant la mort d'Hippolyte, malaise devant l'anéantissement progressif de tout ce qui a fait la vie de Bérenger, sympathie (au sens étymologique du terme) et pitié pour Alexandre rendu à sa simple condition d'homme.