Faire son chemin
Corrigé
5
Le roman
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Sujet inédit
Le personnage de roman • 6 points
Question
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher ; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?
Stendhal, Le Rouge et le Noir, partie I, chap. 10, 1830.
Eugène de Rastignac, jeune noble de province ambitieux mais peu fortuné, est « monté » à Paris pour réussir. Il occupe une modeste chambre à la pension Vauquer. Un soir, un personnage mystérieux et inquiétant, nommé Vautrin, lui prodigue des conseils de réussite…
Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j'ai bien su lire : Parvenir ! Parvenir à tout prix. Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l'argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. Tous les frères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés, Dieu sait comme ! Dans un pays où l'on trouve plus de châtaignes que de pièces de cent sous, ils vont filer comme des soldats à la maraude
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, partie II, 1835.
Tournant le dos au petit commerce, Octave Mouret invente et dirige le grand magasin Au bonheur des dames avec son génie du commerce et sa connaissance de la sensibilité féminine.
Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements. Les ombres noires s'enlevaient avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant la houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage des étoffes jonchait les comptoirs, l'or sonnait dans les caisses ; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s'en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d'un désir contenté au fond d'un hôtel louche. C'était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d'un despote, dont le caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu'elle vivait jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d'un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé du corps, avec l'au-delà divin de la beauté. S'il avait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et l'autel. Dans leur luxe accru depuis dix ans, il les voyait, malgré l'heure, s'entêter au travers de l'énorme charpente métallique, le long des escaliers suspendus et des ponts volants. Mme Marty et sa fille, emportées au plus haut, vagabondaient parmi les meubles. Retenue par son petit monde, Mme Bourdelais ne pouvait s'arracher des articles de Paris. Puis, venait la bande, Mme de Boves toujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche, s'arrêtant à chaque rayon, osant regarder encore les étoffes de son air superbe. Mais, de la clientèle entassée, de cette mer de corsages gonflés de vie, battant de désirs, tout fleuris de bouquets de violettes, comme pour les noces populaires de quelque souveraine, il finit par ne plus distinguer que le corsage nu de Mme Desforges, qui s'était arrêtée à la ganterie avec Mme Guibal. Malgré sa rancune jalouse, elle aussi achetait, et il se sentit le maître une dernière fois, il les tenait à ses pieds, sous l'éblouissement des feux électriques, ainsi qu'un bétail dont il avait tiré sa fortune.
Émile Zola, Au bonheur des dames, chap. 14, 1883.
Comprendre la question
- Pour rendre compte du goût de la réussite et de l'ambition de leurs personnages, les auteurs ont recours à différentes techniques de description (c'est le sens de l'expression « met en scène »). C'est cela que vous devez analyser.
- Étudiez aussi sur quels éléments les auteurs insistent : décor, rapport des ambitieux avec les autres personnages, pensées intérieures…
- Analysez la perspective adoptée pour présenter le personnage : en paroles ? en action ?
- Quelles sont les caractéristiques du personnage mises en valeur ? Comment son état d'esprit est-il rendu ?
- Analysez aussi le point de vue (ou focalisation) et le registre de ces présentations.
- Montrez en quoi ces personnages diffèrent.
> Pour réussir les questions : voir guide méthodologique.
> Le roman : voir lexique des notions.
Les titres en couleurs et les indications en italique servent à guider la lecture mais ne doivent pas figurer sur la copie.
Réussir ? Parvenir ? Les ambitieux occupent une place importante dans les romans, surtout au
Julien Sorel
- Le jeune Julien commence son ascension sociale. Stendhal se sert du
décor grandiosede la nature pour rendre compte de ses ambitions . Le défi physique de l'ascension des « grandes roches » et le champ lexical de la hauteur (« grandes roches », « monter », « élevées »…) sont la marque de sa volonté de réussite. - Chaque élément prend alors une
valeur symbolique et le passage a desaccents épiques : « l'étroit sentier à peine marqué » est l'image de son humble condition ou de la difficulté à parvenir dans le monde, le « roc immense » représente son ascension sociale, et l'expression « se remettait à monter » a un double sens. La montagne, « séparé[e] de tous les hommes », est propice aux rêves de gloire : la position de Julien (« debout sur un roc immense »), deux fois mentionnée, lui donne la stature d'un chef, solitaire et pensif, à l'image de Napoléon (tel qu'il est représenté au col du Saint-Bernard) : comme lui, Julien domine « à ses pieds vingt lieues de pays » à conquérir. - Le
point de vue interne et lemonologue intérieur , au style direct, puis indirect libre dans la dernière phrase, donnent accès aux pensées ambitieuses du jeune homme et amènent la mention de Napoléon, personnage mythique symbole de réussite qui fascinait les jeunes générations au début duxix e siècle. « L'épervier » – qui rappelle l'aigle napoléonien – et le vocabulaire de la guerre (« victoire ») rendent aussi compte de ce désir de fondre sur le monde pour en faire sa « proie ». Stendhal met en scène Julien comme unhéros épique .
Eugène de Rastignac
- Chez Balzac comme chez Stendhal, le personnage n'a pas encore réussi : Rastignac est un « jeune homme » qui piaffe d'impatience et brûle du désir de se mesurer à Paris. Au lieu de nous présenter le personnage en action et en pensées, Balzac le met en
situation de disciple , à l'écoute d'un long cours sur la réussite, une profession de foi énoncée par Vautrin, son mentor mystérieux : d'où lui viennent cette expérience, ces certitudes, cette connaissance des âmes… et ce cynisme ? Rastignac ne dit rien ; il écoute, réduit au silence par ce mélange d'éloquence militaire, brutale et imagée, et de familiarité (« je parierai ma tête contre un pied de cette salade ») parsemée de maximes « immorales » (« l'honnêteté ne sert à rien »). - Vautrin fait défiler dans son discours
toute une société , avec des exemples précis à ne pas imiter (Poiret, Goriot), ou d'autres propres à faire rêver ce jeune homme dont Vautrin a percé tous les appétits (la « cousine de Beauséant » – Vautrin dit « notre cousine », comme s'il faisait lui-même partie de la famille – et des femmes, encore des femmes au milieu de chiffres vertigineux).
Octave Mouret
- Zola jette sur son personnage un
regard admiratif . Il met en scène Octave Mouret dans le décor même de sa réussite, le grand magasin du Bonheur des dames qu'il a créé pour y réaliser sa révolution commerciale. - On assiste ici à l'
apothéose de Mouret , un soir de « grande vente », apothéose dont il est le héros, le témoin et le metteur en scène. Zola insiste alors sur le plaisir de Mouret à contempler cette agitation fébrile. - La scène est décrite sur le mode de l'
amplification , par unregistre épique : il s'agit certes d'une réussite matérielle (il est question de « l'or » dans les caisses), mais Mouret tire encore plus d'orgueil de la réussite intellectuelle dont témoigne ce projet d'un nouveau commerce fondé sur des connaissances et des méthodes révolutionnaires. - Il apparaît comme un seigneur de guerre victorieux, maître du champ de bataille, dont la satisfaction se double d'une jouissance érotique, trouble et sensuelle.
La manière dont ces trois personnages d'ambitieux animés par le goût de la réussite sont présentés, dépend de la visée de leur créateur : Stendhal, marqué par le romantisme, veut faire ressentir de l'intérieur l'exaltation et les rêves vindicatifs d'un héros plein de fougue au seuil de son ascension. Balzac, romancier réaliste soucieux de révéler les dessous de la « comédie humaine », dévoile les menées de l'ambitieux. Zola, en naturaliste, souligne les rapports de domination entre l'ambitieux – parvenu au terme de son cheminement – et ses « victimes ».
Le Rouge et le Noir raconte l'ascension sociale, sous la Restauration, d'un jeune séminariste, Julien Sorel, grand admirateur de Napoléon. Engagé par M. de Rênal, maire de Verrières, pour être le précepteur de ses enfants, Julien vient d'obtenir une augmentation de ses gages et un jour de congé.