Dans l’atelier du poète
écrit
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Sujet d’écrit • Dissertation
La rage de l’expression : un nouveau projet poétique
Intérêt du sujet • Peut-on mélanger l’art et les sciences en littérature ? Ce sujet propose une réflexion sur la conception que Ponge se fait de la poésie, qui doit allier science et art.
Dans La rage de l’expression (« L’œillet »), Francis Ponge estime que les disciplines nécessaires au succès de son projet poétique sont « celles de l’esprit scientifique sans doute, mais surtout beaucoup d’art ». De quelle manière cela s’applique-t-il dans son recueil ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur La rage de l’expression, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Les clés du sujet
Analyser le sujet
Formuler la problématique
Au profit de quelle conception de la poésie Francis Ponge allie-t-il science et littérature dans son atelier poétique ?
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Introduction
[Accroche] Constitué de textes composés entre 1938 et 1944, La rage de l’expression (1952) représente une étape importante dans la réflexion poétique de Francis Ponge.
[Explication du sujet] Le poète y affirme que les disciplines nécessaires au succès de son projet poétique sont « celles de l’esprit scientifique sans doute, mais surtout beaucoup d’art ».
[Problématique] Au profit de quelle conception de la poésie Francis Ponge allie-t-il science et littérature dans son atelier poétique ?
[Annonce du plan] Nous verrons dans un premier temps la manière dont Ponge met en œuvre un véritable esprit scientifique dans son recueil ; puis nous montrerons que l’auteur envisage cette œuvre comme un grand laboratoire linguistique et littéraire ; enfin nous étudierons l’originalité de l’art poétique de Ponge engendrée par ces nouvelles approches.
I. La mise en œuvre d’un esprit scientifique
1. Un regard d’observateur scientifique
L’acte poétique de Francis Ponge est avant tout le résultat d’un exercice phénoménologique de « retour aux choses » : « L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable […] : il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs à son égard. » (« Berges de la Loire »)
mot clé
À l’origine d’un courant important de la philosophie du xxe siècle, la phénoménologie consiste en un retour à la signification des choses mêmes, à l’étude des faits de l’expérience vécue.
Cette approche philosophique est indissociable d’un regard scientifique sur les « choses » en question. En effet, Ponge se veut moins « poète » que « savant ». Il n’est pas question de « faire un poème » d’une chose, mais d’en « rendre compte », et donc de l’observer scientifiquement : « je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique » (lettre à G. A. dans l’Appendice au « Carnet du Bois de Pins »).
Son écriture est ainsi conçue comme une étude, un « éclaircissement d’impressions » (« La Mounine »). Il s’agit par exemple « d’avancer dans la connaissance et l’expression du bois de pins » plutôt que d’en faire un poème traditionnel.
2. La recherche d’une méthode scientifique
Francis Ponge fonde son étude, comme il l’avait déjà fait dans Le parti pris des choses, sur le fonctionnement des êtres et des choses. Les êtres ou les objets étudiés appartiennent au monde animal (« La guêpe » ; « Notes prises pour un oiseau »), floral et végétal (« L’œillet » ; « Le mimosa » ; « Le Carnet du Bois de Pins ») ou évoquent des paysages naturels chers à l’auteur (« La Mounine »).
Tel un scientifique, Ponge rend compte de ses multiples tentatives et de ses échecs pour parvenir à la description la plus précise et la plus adéquate de l’objet choisi : il intègre, dans sa démonstration, de longs développements théoriques, des comptes rendus d’observations personnelles, des résumés de son avancement, mais aussi des définitions tirées du dictionnaire Littré.
Dans un entretien de 1967 avec le jeune écrivain Philippe Sollers, Francis Ponge rappelle que parmi les plus grands écrivains de l’Antiquité se trouvaient « des géographes et des botanistes, des hommes de sciences naturelles » : son dessein est donc de s’en inspirer, en considérant que « la poésie ne doit pas être faite par un, mais par tous ». La poésie doit être accessible à tous, et non pas seulement à quelques grands poètes visionnaires et inspirés qui seraient au-dessus du commun des mortels. Ponge se fait donc scientifique en dissociant par exemple les qualités de l’oiseau (« Bêtes à plumes. Faculté de voler. Caractères spéciaux du squelette. Attitudes ou expressions caractéristiques. ») avant de les recomposer littérairement, en réduisant l’animal à une essence symbolique : « le petit sac de plumes, et le foudroyant départ capricieux en vol ».
[Transition] La mise en œuvre de cet esprit scientifique donne naissance à des réflexions et à des expériences sur l’écriture elle-même.
II. Un laboratoire linguistique
1. Des expérimentations linguistiques
Grâce à son regard scientifique, Ponge en vient à considérer les mots comme une matière verbale qui disposerait de propriétés particulières, comme n’importe quel élément chimique. Ils sont sélectionnés, disséqués, triturés, comme pour en étudier le fonctionnement interne, à la fois graphique et phonique : « Le mot OISEAU : il contient toutes les voyelles […] Mais, à la place de l’s, comme seule consonne, j’aurais préféré l’l de l’aile : OILEAU, ou le v du bréchet, le v des ailes déployées, le v d’avis : OIVEAU. »
Le dessein de l’auteur est de rafraîchir son accès au sens, de « replonger » son regard dans l’eau du fleuve, quand celui-ci s’est desséché (« Berges de la Loire »). La forme en elle-même est absurde, artificielle et ne mène à rien. Ponge parle de « dérèglement », de « déraillement », d’« égarement » : il s’agit bien de briser les vieilles tables de la poésie pour inventer autre chose.
L’écriture devient alors un vaste espace d’expérimentation, comme l’indique Ponge dans Méthodes (1988) : « parti pris des choses égale compte tenu des mots ». Puisqu’on prend la décision de scruter les choses, il s’agit d’adopter un lexique adéquat, qui évolue selon les expériences ; tel un savant dans son laboratoire, Ponge multiplie les tentatives d’innovation linguistique, à travers de multiples jeux de mots, images et métaphores incongrues, jeux étymologiques, variations à l’infini, etc.
2. Une réflexion sur le processus créateur
Ponge met ainsi de la distance rationnelle et critique vis-à-vis de sa propre écriture poétique. Les réflexions sur le processus de création, ses chemins et ses obstacles, abondent : « L’on apercevra […] à quels outils, à quels procédés, à quelles rubriques l’on doit ou l’on peut faire appel […] L’on apercevra aussi quels écueils il faut éviter, quels autres il faut affronter […] » (« L’œillet »)
La connaissance de l’objet ou de l’être se situe dans l’élaboration du texte, dans les méandres du processus de création. Plutôt que de valoriser l’œuvre terminée, le poète met à l’honneur les mécanismes de fabrication du texte, à travers ce qui s’apparente à des notes personnelles, des brouillons, des carnets de création. Parfois, le constat peut être d’une rude autodérision ironique et sarcastique : « Tout cela n’est pas sérieux. Qu’ai-je gagné pendant ces quinze pages […] et ces dix jours ? – Pas grand-chose pour la peine que je me suis donnée. » (« Le Carnet du Bois de Pins »)
à noter
Francis Ponge s’inscrit dans les pas du poète Paul Valéry, qui valorisait la poiêsis (le processus de création) au détriment du poiêma (le poème achevé).
[Transition] À travers ces expérimentations littéraires nées de l’observation scientifique, Francis Ponge trace les contours d’un nouvel art poétique.
III. Un nouvel art poétique
1. L’impossible conquête du mot juste
Francis Ponge, dont le caractère spontané rappelle celui des surréalistes, a pourtant ici une démarche plus classique : il cherche inlassablement la parole la plus juste, la plus propre à décrire l’objet étudié. Tel un Boileau remettant « vingt fois sur le métier » son ouvrage, Ponge rature et rectifie sans cesse : « Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression […] en faveur de l’objet brut. » (« Berges de la Loire »)
Cet art de la correction est particulièrement présent dans la production d’infinies variations sur un même thème, comme dans « Le Carnet du Bois de Pins » où la combinatoire poétique engendrée par la « formation d’un abcès poétique » peut se réaliser « ad libitum » (à volonté). Le poète s’amuse même à proposer au lecteur d’empiler des vers comme bon lui semble (« 12345, 12435, 12354 […] »), ridiculisant ainsi l’écriture poétique traditionnelle.
Parfois l’échec de l’expression juste peut se transformer en colère : « Je n’arriverais pas à conquérir ce paysage, ce ciel de Provence ? Ce serait trop fort ! Que de mal il me donne ! » (« La Mounine ») Pourtant le désir d’exprimer la chose de la manière la plus adéquate est trop fort pour être abandonné. Dans son essai Pour un Malherbe (1965), Ponge définit ainsi le véritable poète : « celui qui a tellement fort quelque chose à dire, quelque émotion à communiquer, [qu’]il n’oubliera jamais ce qu’il voulait dire et il finira toujours par le dire, par le faire passer comme une évidence. »
2. « Relever le défi des choses au langage »
Il s’agit donc bien, dans La rage de l’expression, de « relever le défi des choses au langage » (« L’œillet ») en décrivant les choses « de leur propre point de vue ». Paradoxalement, cette démarche n’engendre pas une poésie impersonnelle : elle est au contraire très subjective, en quête constante d’une ouverture sur soi et sur le monde.
En effet, Ponge explique qu’il faut qu’il « se débarrasse d’une tendance à dire des choses plates et conventionnelles. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire si c’est pour cela. » (« Le Carnet du Bois de Pins ») Dans cette perspective, le recueil devient un immense laboratoire de déconstruction du mythe de l’inspiration poétique héritée du romantisme. La langue doit être renouvelée en contredisant « tout ce qui a été écrit avant ». La poésie, pour Ponge, n’est plus affaire « d’arranger les choses (le manège) […] Il faut que les choses nous dérangent. » (Méthodes, 1961). Ce langage nouveau devient pour l’homme celui « de la joie et du bonheur non seulement pour lui, mais pour tous » (« Notes prises pour un oiseau »).
C’est seulement en se débarrassant du « magma poétique » qu’il est possible, selon Ponge, de « sortir du ronron » en inventant un nouveau lexique, de nouvelles images, en parlant « contre les paroles » évidentes. L’entreprise mène à une totale redéfinition de la poésie traditionnelle : « Est-ce là la poésie ? Je n’en sais rien, et peu importe. Pour moi c’est un besoin, un engagement, une colère, une affaire d’amour-propre et voilà tout. »
Conclusion
[Synthèse] Dans La rage de l’expression, Francis Ponge met ainsi en œuvre des méthodes très singulières d’écriture, mêlées aux disciplines de l’esprit scientifique, afin de trouver de nouvelles voies, une nouvelle conceptualisation de la poésie qui puisse entrer en résonance avec les choses concrètes : « une telle recherche pourra […] légitimement être appelée poésie ».
[Ouverture] Cette conception de l’écriture comme « scription opérante » trouve une place centrale chez les écrivains et penseurs de la revue Tel Quel tout au long des années 1960.