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Sujet d'oral • Explication & entretien
Voltaire, L'Ingénu, chapitre X
► 1. Lisez le texte à voix haute.
Puis expliquez-le.
DOCUMENT
« Il faut, dit le Janséniste1 au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut.
– Ma foi, répondit l'Ingénu, je crois que le Diable s'est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d'Amérique ne m'auraient jamais traité avec la barbarie que j'éprouve ; ils n'en ont pas d'idée. On les appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d'être venu d'un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre ; mais je fais réflexion2 au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hémisphère pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gracieux3 desseins de Dieu sur tous ces gens-là. »
On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet4, et sur l'art de ne pas succomber aux disgrâces5 auxquelles tout homme est exposé dans ce monde.
« Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres ; je n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur.
– Ah ! monsieur Gordon, s'écria l'Ingénu, vous n'aimez donc pas votre marraine ? Si vous connaissiez comme moi Mlle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir. » À ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé.
« Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles ? Il me semble qu'elles devraient faire un effet contraire.
– Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard ; toute sécrétion fait du bien au corps ; et tout ce qui le soulage soulage l'âme : nous sommes les machines de la Providence6. »
Voltaire, L'Ingénu, chapitre X, 1767.
1. Janséniste : catholique suivant la doctrine de Jansénius. D'abord tolérés, les Jansénistes ont été persécutés par Louis XIV.
2. Je fais réflexion : je pense
3. Gracieux (sens religieux) : qui procède de la bienveillance de Dieu.
4. Lettre de cachet : lettre au cachet du roi, contenant un ordre d'exil ou d'emprisonnement, en dehors de tout jugement.
5. Disgrâces : pertes de la faveur d'un puissant, revers de fortune.
6. Providence (terme religieux) : sagesse de Dieu, protégeant et secourant les hommes.
► 2. la question de grammaire.
Dans la première phrase de l'extrait, classez les groupes prépositionnels que vous aurez repérés selon leur fonction. Vous préciserez leur valeur sémantique.
CONSEILS
1. Le texte
Faire une lecture expressive
Vous devez faire apparaître clairement qu'il s'agit d'un dialogue, en distinguant bien les personnages ainsi que le récit pris en charge par le narrateur.
Certaines phrases sont assez longues, ponctuées par de nombreuses virgules ou points-virgules. Veillez à bien marquer de brèves pauses, qui vous permettent de reprendre votre respiration, tout en conservant l'unité de la phrase.
Vous devez employer un ton vif pour marquer la violente tristesse exprimée par le Huron dans sa réplique commençant par « Ah, Monsieur Gordon » et s'achevant par « désespoir ».
Situer le texte, en dégager l'enjeu
Après avoir rappelé les circonstances ayant conduit à l'emprisonnement de l'Ingénu en prison, expliquez brièvement qui est l'autre prisonnier.
Observez l'argumentation de Voltaire à travers le dialogue entre les personnages, discréditant les thèses adverses et défendant sa conception philosophique sensualiste.
2. La question de grammaire
Définissez brièvement la notion grammaticale à étudier avant de proposer votre analyse. Si vous avez à faire un classement, annoncez-le après votre définition pour former une brève introduction.
Les groupes prépositionnels sont des groupes de mots introduits par une préposition à repérer. Pour trouver leur fonction, vérifiez s'ils complètent un nom, un verbe ou la phrase.
PRÉSENTATION
1. L'explication de texte
Introduction
[Présenter le contexte] Dans le conte philosophique L'Ingénu (1767), Voltaire raconte les aventures d'un Indien d'Amérique se rendant en France. Cette fiction lui permet de diffuser ses idées philosophiques à un vaste public sur un ton plaisant.
[Situer le texte] L'Ingénu souhaitait voir le roi Louis XIV à Versailles, afin que ce dernier lui permette d'épouser Melle de Saint-Yves, sa marraine de baptême. Le Huron a cependant été injustement jeté en prison sur l'ordre du père de La Chaise pour avoir été vu avec des Protestants. Il se retrouve dans la même cellule que le prêtre janséniste Gordon.
[En dégager l'enjeu] À travers le dialogue entre Gordon et l'Ingénu, Voltaire combat le dogmatisme religieux, l'ethnocentrisme et la justice arbitraire, conférant à l'humanité la responsabilité de ses malheurs.
Explication au fil du texte
Contre la Providence divine (l. 1-15)
Voltaire dénonce la notion de Providence, soutenue par le janséniste : celui-ci pose comme règle (« il faut ») qu'aux trajets variés de l'Ingénu (nombreuses subordonnées) répond une seule cause : la volonté d'un Dieu bienfaiteur (« pour votre salut »), seul sujet des verbes d'action. Les Jansénistes croient en la grâce efficace : Dieu décide seul de l'accès au Paradis des hommes.
L'Ingénu s'oppose vivement à cette thèse, en restant d'abord dans le domaine religieux (« ma foi », « je crois »), mais propose avec ironie une cause inverse (« Diable ») du fait des malheurs qu'il a subis.
Il critique ensuite l'ethnocentrisme européen. Il combat le préjugé liant « sauvages » et Indiens : la « barbarie » des Indiens est niée avec vigueur (adv. « jamais » et verbe « traiter » au conditionnel passé marquant l'irréel) et le lien entre culture et morale est renversé par des antithèses (« gens de bien »/« grossiers » et « coquins »/« raffinés »). Cette critique lui permet de montrer que les « hommes de ce pays-ci » sont la cause de ses malheurs.
Il complète cela par une démonstration liée à une réflexion personnelle (« je fais réflexion », « je vois »), reprenant les mots de la thèse du prêtre pour en pointer l'absurdité. Il met en évidence sa « surprise », montrant par antiphrase l'inadéquation logique entre ses actions et le but apparent (« pour être enfermé… »). Il pousse l'idée de Providence à l'absurde en montrant que son cas n'est pas isolé avec l'hyperbolique « nombre prodigieux d'hommes » au sort funeste, encore introduit par « pour ». L'Ingénu conclut sa démonstration en niant (« ne… pas ») les mots de Gordon (« desseins » et « Dieu ») : Voltaire nie ainsi toute intervention divine dans le destin des hommes.
La critique du système judiciaire arbitraire (l. 16-18)
Voltaire opère un bref retour au récit au passé simple (« apporta », « roula ») entre deux échanges au discours direct. Cela semble être une simple ellipse, destinée à diminuer la longueur du dialogue, puisqu'il énumère rapidement trois sujets de conversations, introduits à chaque fois par « sur ».
des points en +
Voltaire a subi l'arbitraire de la justice royale, ayant été emprisonné deux fois à la suite de lettres de cachet. Il a dû aussi s'exiler en Angleterre, pays dont il admire le système judiciaire.
Toutefois, l'énumération n'est pas anodine et les sujets sont en fait liés à l'échange précédent. La notion religieuse de « Providence » est suivie par deux exemples concrets de la cruauté des puissants : les « lettres de cachet » et les « disgrâces ». Par cet ordre, Voltaire laisse ainsi à penser que la véritable cause du malheur des hommes n'est pas la première mais plutôt la justice arbitraire en France, qui n'est liée qu'au bon vouloir du roi : « disgrâces », mot de la même famille que « grâce », est employé ironiquement pour contredire la notion de grâce mot de la même famille mais de sens religieux.
Une philosophie sensualiste (l. 19 à fin)
Le dialogue entre les personnages reprend, se focalisant d'abord sur les états d'âme du vieillard : sa sérénité est mise en valeur par l'opposition entre la durée de son séjour en prison et son état d'esprit (négation de l'expression « un moment de mauvaise humeur »).
Par contraste, la souffrance du Huron est soulignée par l'interjection « ah ! », le type de phrase (interrogatif) et le verbe « s'écria ». La cause de sa douleur est l'amour, comme le montre sa question, caractéristique de sa naïveté (« vous n'aimez donc pas votre marraine ? ») centrée sur lui, et la phrase hypothétique marquant l'irréel (« si »+ indic. imparfait, princ. au cond. présent). Comme dans les romans sentimentaux en vogue au xviiie siècle, le héros pleure.
Cet état du héros est cependant le point de départ d'une démonstration qui passe du cas singulier au cas général chez Gordon (répétition de tout(e), présent de vérité générale (« est », « fait »…) et pronom « nous »). Avec l'ironie et l'absence de vraisemblance caractéristiques de Voltaire, celui-ci met dans la bouche du prêtre une formulation athée : « tout est physique en nous », qui témoigne d'une conception philosophique sensualiste : tout sentiment est la conséquence d'une sensation (ici, une « sécrétion »), n'opposant plus « âme » et « corps ». La formule finale de « machines de la Providence », qui correspond à ce que pourrait penser un Janséniste comme Gordon, est en fait ironique car elle n'est pas prouvée mais seulement apposée à la démonstration qui précède, où Dieu est encore une fois absent.
Conclusion
[Faire le bilan de l'explication] Dans cet échange entre l'Ingénu et Gordon, Voltaire se sert du Huron pour développer une critique de la notion religieuse de providence. Il prouve que le malheur des hommes a une cause humaine, et non divine. Cette critique s'achève par l'exposé d'une conception philosophique sensualiste du corps, placée avec ironie dans la bouche même de celui qui devrait en être le plus éloigné.
[Mettre l'extrait en perspective] L'attaque contre la doctrine janséniste parcourt le conte, que Voltaire a attribué avec humour à un religieux : Gordon finit par abandonner la croyance en la providence grâce à l'exemple de l'Ingénu, ce sauvage qui jette un regard sans préjugés sur la France.
2. La question de grammaire
des points en +
Vous pouvez indiquer que « de grands desseins » n'est pas un groupe prépositionnel car « de » est ici un simple article indéfini au pluriel, comme on peut le voir si on met le mot « desseins » au singulier : « que Dieu ait un grand dessein ».
« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut. »
Compléments du verbe | Compléments circonstanciels |
« au Huron » : COI du verbe « dire », indiquant le destinataire. | « en Basse-Bretagne » : CC de lieu. |
« du lac Ontario en Angleterre et en France » : trois compléments essentiels de lieu du verbe « conduire ». | « pour votre salut » : CC de but. |
Des questions pour l'entretien
Lors de l'entretien, vous devrez présenter une autre œuvre que vous avez lue au cours de l'année et expliquer les raisons de votre choix. L'examinateur vous posera des questions sous forme de relances. Les questions ci-dessous ont été conçues à titre d'exemples.
1 Vous avez choisi pour l'entretien l'ouvrage Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot. Quels points communs au niveau de la forme vous permettent de rapprocher ces deux œuvres ?
2 Que vous a apporté le discours du vieillard dans le Supplément, en complément de L'Ingénu, sur les liens entre nature et culture ? Sur la critique de l'ethnocentrisme ?
3 Comparez l'image de l'aumônier du Supplément à celle de Gordon.