Annale corrigée Commentaire littéraire

Wajdi Mouawad, Anima

France métropolitaine, juin 2024

Commentaire

Wajdi Mouawad, Anima

4 heures

20 points

Intérêts du sujet • Étudier un texte étonnant dont les personnages principaux sont des animaux en danger ; analyser les procédés du suspense.

 

 Commentez cet extrait d’Anima de Wajdi Mouawad. Vous pourrez prêter plus particulièrement attention aux pistes suivantes.

1. Un monde dangereux

2. Un récit surprenant

document

Le roman de Mouawad a une particularité : chaque chapitre est écrit du point de vue d’un animal. Il s’agit ici du chapitre intitulé « Grus canadensis ».

Parties à l’aube, nous volions très haut dans le ciel, guidées par la plus âgée de notre nuée. Elle formait à elle seule l’avant-garde et nous entraînait en direction du soleil vers un point déterminé de l’horizon d’où tout à coup est parti un vent mauvais, précurseur de tempête, et dont le souffle glacial nous est parvenu comme un chant plein de menaces. Percevant le danger, elle, la plus prodigieuse et la plus âgée, qui a connu toutes les migrations, qui a niché au nord comme au sud, s’est mise à branler de la tête et à claquer fiévreusement du bec. Elle a porté son regard aux confins des lumières, puis, irritée, en colère contre l’orage de plus en plus proche, elle a lancé un cri long et strident que nous avons repris en chœur pour avertir les autres, derrière nous, de la manœuvre qui se préparait. Kèr-lou ! Ker-li-ou ! L’air s’engouffrait dans nos gueules ouvertes et déchirait nos joues. Le froid pénétrait nos poumons comme des coulées de neige. Kèr-lou ! Ker-li-ou ! Soudain, sans nous avertir, elle, la plus âgée, a refermé ses ailes pour se laisser tomber comme une pierre. Sans attendre nous l’avons imitée et sommes tombées à notre tour. Plusieurs se sont désarticulées dans le ciel noir, emportées, projetées, le cou en vrille, ballottées sans vie, cassées, défaites dans les gifles de la tempête. Je tentais désespérément de garder mes ailes repliées pour ne pas être démembrée à mon tour par le hachoir des accélérations tandis que, plus bas, je devinais la débâcle de mes compagnes qui se débattaient contre la férocité de la pluie. Certaines se laissaient choir jusqu’au ras du sol pour rouvrir leurs ailes au dernier instant et regagner les cimes des arbres où elles trouvaient refuge, mais plusieurs parmi les plus jeunes et les moins expérimentées de notre nuée échouaient dans leur manœuvre et explosaient contre la terre.

J’ai voulu déployer mes ailes pour freiner ma chute, mais j’ai heurté, sans le vouloir, un mur en mouvement sorti du brouillard et je me suis brisé les jambes. J’ai frappé une paroi vitrée sur laquelle j’ai rebondi pour être projetée contre le sol. J’ai entendu un crissement et j’ai vu les lumières aveuglantes d’un monstre métallique s’arrêter à côté de moi. La pluie tombait. J’ai essayé de battre des ailes, mais je ne pouvais plus bouger. J’ai senti une ombre, une présence, un humain s’est penché, il a dit Une grue1 ! Viens voir ça ! Je crois qu’elle respire encore.

Wajdi Mouawad, Anima, 2012, © Éditions Actes Sud.

1. Grue : grand oiseau migrateur de la famille des échassiers, au plumage blanc.

 

Les clés du sujet

Définir le texte

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Formuler la problématique

Comment ce texte, en adoptant le point de vue d’un animal, évoque-t-il de manière surprenante un monde de dangers ?

Construire le plan

1. Un monde dangereux

Quels sont les deux dangers qu’affrontent les grues ? Lequel est le plus terrifiant, et pourquoi ?

Par quels procédés l’auteur donne-t-il de l’ampleur au combat des grues contre la tempête ?

2. Un récit surprenant

Selon quel point de vue ce texte est-il écrit ? Quel est l’effet produit sur le lecteur ?

Comment l’auteur augmente-t-il peu à peu le suspense ?

Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.

Introduction

[Présentation du contexte] Dans son roman L’Appel de la forêt (1903), Jack London adoptait le point de vue d’un chien pour raconter la cruauté des êtres humains. [Présentation de l’œuvre et de l’extrait] De même, Wajdi Mouawad s’interroge sur la violence des hommes dans Anima, un roman dont le récit est porté par des animaux narrateurs. L’extrait proposé décrit des grues en migration, surprises par une tempête brutale à laquelle elles tentent difficilement de résister. [Problématique] Nous nous demanderons donc comment ce texte évoque de manière surprenante ce monde de dangers. [Annonce du plan] Dans un premier temps, nous verrons comment ce récit met en scène des grues héroïques dans un monde périlleux. Puis nous montrerons que Mouawad, en adoptant le point de vue des oiseaux, écrit une scène étonnante et riche en suspense.

I. Un monde dangereux

 Le secret de fabrication

Il faut s’appuyer précisément sur les champs lexicaux et les figures de style pour montrer comment l’auteur présente les grues face aux deux dangers qu’elles affrontent.

1. Deux dangers bien distincts

Le texte commence par une phrase de mise en situation paisible, évoquant une relation harmonieuse entre les grues et le monde qui les entoure. Mais l’adverbe « tout à coup » (l. 4) introduit une rupture.

Ce changement brutal est marqué par le champ lexical du danger : un « vent mauvais », un « chant plein de menaces », « percevant le danger ». La « colère » et la réaction inquiète de l’aînée des grues suggèrent bien la gravité de la situation.

Les grues doivent alors affronter deux menaces : un phénomène naturel (la tempête) et une invention technique (une voiture heurtée par la narratrice). On note une gradation entre ces deux dangers : alors que certains oiseaux expérimentés ont réchappé à la tempête en regagnant la cime des arbres, la voiture, comparée à un « monstre métallique », ne laisse aucune chance à sa victime. Pour l’animal, l’homme apparaît comme un danger plus grand que la tempête, même si les paroles prononcées par le conducteur laissent peut-être l’espoir qu’il viendra en aide à la grue.

2. L’héroïsme des grues

Face au péril, les grues organisent leur résistance. Le début de l’extrait livre un portrait laudatif de la chef du groupe qui, par son expérience et sa capacité à voir loin (« aux confins des lumières »), pressent les dangers et adopte une stratégie pour limiter les pertes.

Une fois le signal lancé, la « nuée » des grues s’apparente à une armée en ordre de bataille, comme en témoigne le déploiement du lexique militaire (« la manœuvre qui se préparait », « la débâcle »…). Les grues ressemblent tantôt à des soldates bien disciplinées, obéissant « sans attendre » à leur chef, tantôt à des avions de chasse qui « explosaient contre la terre ».

Le champ lexical de l’effort (« je tentais », « se débattaient », « j’ai voulu », « j’ai essayé ») et les nombreux compléments de but introduits par la préposition « pour » traduisent leur détermination et leur courage.

3. L’échec du combat

La comparaison militaire transforme l’affrontement contre la tempête en une véritable guerre, où la violence de l’adversaire prend un caractère démesuré : « déchirait nos joues », « pénétrait nos poumons », « démembrées » ; « explosaient contre la terre ».

Comme dans un récit épique, les oiseaux affrontent des forces quasi surnaturelles : la puissance du vent est suggérée par des verbes d’action (« s’engouffrait, pénétrait ») ; la tempête est personnifiée (« un chant plein de menaces », « les gifles de la tempête », « la férocité de la pluie ») et apparaît comme un adversaire géant et monstrueux.

à noter

L’auteur donne au combat des grues une tonalité épique. Une épopée amplifie le récit par l’exagération, en confrontant le héros à des adversaires extraordinaires.

Dès lors, le combat des grues semble voué à l’échec : l’énumération des participes passés (« désarticulées », « emportées », « projetées »…) atteste de leur douloureuse débâcle. Seules les plus expérimentées peuvent sauver leur vie. Le second paragraphe ne fait qu’amplifier cette confusion totale, en soulignant l’impuissance de la narratrice à l’aide de tournures négatives (« sans le vouloir », « je ne pouvais plus bouger »).

[Transition] Les grues affrontent donc en vain un double danger. En leur donnant le premier rôle, Wajdi Mouawad crée un texte inhabituel et riche en suspense.

II. Un récit surprenant

 Le secret de fabrication

Il faut analyser comment l’auteur surprend le lecteur en inversant ses repères (l’animal occupe le premier plan) et en créant un suspense haletant.

1. Le point de vue des animaux

Le récit est raconté à la première personne, du point de vue d’une grue (focalisation interne) qui participe à la migration. Ce parti pris original permet à l’auteur d’avoir accès à sa sensibilité à la nature et aux mouvements du groupe.

mot clé

Un récit écrit en focalisation interne adopte le point de vue d’un personnage dont on connaît les pensées et les émotions.

Mais la fin du texte opère un changement de pronoms : le « nous » très présent dans le premier paragraphe, laisse la place au « je ». La tempête a totalement divisé le groupe, et la grue narratrice ne se préoccupe plus que de sa propre survie.

L’accident final relate la surprise de la grue (« j’ai heurté, sans le vouloir »), son incapacité à comprendre la situation – la voiture lui apparaît comme « un mur en mouvement » – et sa méconnaissance du monde des hommes – la voiture n’est identifiée qu’en tant que « paroi vitrée ». Le « crissement » des pneus et « les lumières » des phares ne sont décrits qu’à travers la peur ressentie (« monstre métallique ») et la description vague du conducteur se fait par l’énumération de trois termes peu précis (« une ombre, une présence, un humain »).

2. Une scène pathétique

La focalisation interne permet au lecteur de mieux s’identifier aux oiseaux comme s’ils étaient des personnages humains traditionnels. Le pathétique de la scène est renforcé par les cris déchirants des grues, l’insistance sur l’explosion des « plus jeunes » et l’effet de zoom sur le corps paralysé de la narratrice.

Pour susciter l’empathie du lecteur, les grues sont humanisées. L’auteur leur attribue des émotions et des gestes humains : leurs cris forment un « chœur » ; une grue est « en colère contre l’orage » ; la narratrice bat « désespérément » des ailes et ses pattes sont désignées comme des « jambes ».

3. Le suspense du récit

Soucieux du sort des grues, le lecteur est ainsi pris par le suspense renforcé par les hyperboles : les rafales sont comparées aux « gifles » d’un géant et à un « hachoir », la voiture à un « monstre métallique ».

mot clé

L’hyperbole est une figure de style consistant à exagérer une réalité.

À partir de la ligne 13, le rythme s’accélère et devient haletant : les phrases – plus courtes parfois et hachées par la ponctuation –, les verbes d’action et le champ lexical de la rapidité (« soudain », « sans attendre », « le hachoir des accélérations ») précipitent l’action.

La violence exercée contre les grues s’amplifie progressivement au fil du texte : le groupe perd d’abord son unité, puis les corps des oiseaux se brisent comme de fragiles marionnettes (« ballottées sans vie », « cassées ») ; enfin, certaines victimes « explosent ».

Conclusion

[Synthèse] Pour conclure, ce texte émouvant brouille les repères traditionnels du lecteur en donnant le premier rôle à des grues héroïsées, face aux dangers de la nature et de l’être humain. [Ouverture] Il interroge dans un monde contemporain où l’homme, parfois égoïste et violent, ne se préoccupe sans doute pas assez de la nature et des animaux, et exerce ainsi une menace sur l’ensemble du vivant.

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