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Le travail
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Amérique du Nord • Juin 2021
Weil, La Condition ouvrière
explication de texte
Intérêt du sujet • Le temps du week-end et des vacances nous apparaît souvent comme un temps libre, c’est-à-dire libéré de la contrainte du travail. Pourtant, éprouver le travail comme une oppression n’a rien d’évident. Comment expliquer que nous le vivions de cette façon ?
Expliquez le texte suivant :
De nos jours, ce n’est pas seulement dans les magasins, les marchés, les échanges, que les produits du travail entrent seuls en ligne de compte, et non les travaux qui les ont suscités. Dans les usines modernes il en est de même, du moins au niveau de l’ouvrier. La coopération, la compréhension, l’appréciation mutuelle dans le travail y sont le monopole des sphères supérieures. Au niveau de l’ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière première ; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes, et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables. Elles ont un état civil ; et quand il faut, comme c’est le cas dans quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d’identité où l’on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat1, le contraste est un symbole poignant et qui fait mal.
Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. Il y a beaucoup de situations différentes dans une usine ; l’ajusteur qui, dans un atelier d’outillage, fabrique, par exemple, des matrices de presses2, merveilles d’ingéniosité, longues à façonner, toujours différentes, celui-là ne perd rien en entrant dans l’usine ; mais ce cas est rare. Nombreux au contraire dans les grandes usines et même dans beaucoup de petites sont ceux ou celles qui exécutent à toute allure, par ordre, cinq ou six gestes simples indéfiniment répétés, un par seconde environ, sans autre répit que quelques courses anxieuses pour chercher une caisse, un régleur, d’autres pièces, jusqu’à la seconde précise où le chef vient en quelque sorte les prendre comme des objets pour les mettre devant une autre machine ; ils y resteront jusqu’à ce qu’on les mette ailleurs. Ceux-là sont des choses autant qu’un être humain peut l’être, mais des choses qui n’ont pas licence3 de perdre conscience, puisqu’il faut toujours pouvoir faire face à l’imprévu.
Simone Weil, La Condition ouvrière, 1942.
1. Forçat : prisonnier condamné aux travaux forcés.
2. Matrices de presses : moules servant à fabriquer des objets.
3. Avoir licence de : avoir la permission de.
Les clés du sujet
Repérer le thème et la thèse
Dans ce texte, Simone Weil s’interroge sur la spécificité du travail moderne. Quelles sont les conséquences de cette nouvelle organisation du travail sur les hommes ?
Elle démontre que, sous sa forme moderne, le travail est perverti : il chosifie l’homme et fait de lui une machine, au lieu de l’humaniser.
Dégager la problématique
Repérer les étapes de l’argumentation
1. La modification des rapports humains dans le travail (l. 1 à l. 15) | Weil examine d’abord la modification des rapports entre les ouvriers, dans le cadre du travail moderne. Elle met en évidence l’inversion qui s’y produit : les choses sont personnifiées, les hommes sont chosifiés. |
2. La modification du processus du travail (l. 16 à l. 30) | Dans un second temps, Weil analyse la modification de la nature même du travail. À l’artisanat qui permet à l’homme de se réaliser, elle oppose le travail fragmenté par la division du travail. Dans un tel processus, les hommes se transforment en machines autonomes. |
Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
Introduction
[Question abordée] Dans cet extrait de La Condition ouvrière, Simone Weil s’interroge sur la spécificité du travail moderne tel qu’il se développe en particulier dans le cadre de ces unités de production que sont les usines. A priori, on pourrait penser que le travail est une activité proprement humaine, un effort par lequel l’homme se développe et se libère de la nature. Mais le travail moderne, organisé par la division du travail, peut-il encore permettre cela ? [Thèse] Weil défend l’idée que ce travail est perverti, en ce qu’il déshumanise l’homme et l’opprime. [Problématique et annonce du plan] Pour démontrer cela, elle examine dans un premier temps la modification des rapports humains. Weil met ainsi en évidence un processus d’inversion : les choses sont personnifiées, les hommes sont chosifiés. Mais quelle est concrètement la nature de ce travail moderne, comment en vient-il à nous faire perdre notre liberté ? Dans un second temps, Weil analyse la modification de la nature même du travail. À l’artisanat, elle oppose le travail organisé par la division du travail, qui transforme les hommes en machines autonomes et malheureuses.
1. La modification des rapports humains dans le travail
A. La survalorisation de la marchandise
Weil ouvre sa démonstration en mettant en évidence la transformation des rapports humains produite par la généralisation du « travail moderne » productif, dont le déroulement est organisé par la division technique du travail. Cette organisation désigne la fragmentation du travail en tâches distinctes, dans lesquelles les ouvriers sont spécialisés, pour augmenter la productivité.
Le conseil de méthode
Votre commentaire doit être ponctué des définitions des termes importants du texte. C’est par cet effort d’analyse que vous éviterez la paraphrase.
Weil part d’une observation générale, portant sur la survalorisation, dans les sociétés modernes, des « produits du travail » par rapport aux « travaux qui les ont suscités ». Autrement dit, ce qui est valorisé, c’est le résultat, la marchandise, telle qu’elle circule dans « les magasins, les marchés, les échanges », et non le processus du travail lui-même, qui perd sa valeur.
Cette valorisation de la marchandise au détriment du travail s’étend à l’intérieur même du monde de l’usine. De fait, ce monde apparaît séparé en deux parties. Dans le « monde des sphères supérieures » subsistent des rapports fondés sur « la coopération, la compréhension, l’appréciation mutuelle ». Ce sont des actes proprement humains impliquant une solidarité, mais aussi un échange d’idées, et une reconnaissance. Là, le processus du travail apparaît humanisant, en ce qu’il me permet d’exercer et de développer ce qui m’est propre en tant qu’homme.
B. La transformation des hommes en choses
Mais des rapports humains qui prévalent entre les dirigeants de l’usine se distingue le monde de l’« ouvrier », conçu comme le pur exécutant des tâches que les premiers lui assignent. Identifiés à des « postes » et à des « fonctions », les ouvriers sont inscrits dans « des rapports entre les choses et non entre les hommes ». En d’autres termes, un ouvrier identifié à une fonction n’est plus un homme qui parle, pense et échange avec les autres, mais une « chose », c’est-à-dire un être inerte qui ne manifeste plus rien de proprement humain. Il ne fait que fonctionner au sein d’une organisation scientifique du travail qui élimine des actions du travailleur tout ce qui lui fait perdre du temps.
à noter
L’organisation scientifique du travail (OST), ou taylorisme, pousse à l’extrême la division du travail en analysant chaque geste du travailleur, chaque rythme, afin d’éliminer du processus tout mouvement inutile.
Weil souligne alors l’étrange inversion qui se produit : face à ces hommes chosifiés, « interchangeables », se trouvent les choses personnifiées qui circulent entre eux, ces objets « avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière première ». De ces choses dotées d’un « état civil » se distinguent à peine les hommes qui doivent « montrer en entrant une carte d’identité où l’on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat ».
La perversion du travail sous sa forme moderne tient tout entière dans ce curieux renversement, qui voit les hommes perdre leur nom alors que les objets en gagnent un. L’image de l’ouvrier se présentant lui-même en bagnard met en évidence ce qui en résulte : comme l’indique Marx lorsqu’il définit l’« aliénation du travail », perdre son individualité, c’est perdre sa liberté. Séparé du produit de son travail, incapable de s’y reconnaître, perdant sa liberté dans le temps de travail, l’ouvrier moderne se livre bien, en échange d’un salaire, à du « travail forcé ».
à noter
L’« aliénation du travail » (du latin alienus, qui signifie « autre, étranger ») désigne chez Marx ce phénomène par lequel l’ouvrier devient étranger à lui-même, dépossédé de son essence, dans le cadre du travail productif moderne.
[Transition] Mais si les rapports entre les hommes sont transformés dans le cadre du travail moderne, c’est que la nature de celui-ci a changé. En quoi le processus du travail lui-même est-il différent dans l’usine ?
2. La modification du processus du travail
A. Le travail artisanal et le travail productif
Après avoir analysé la modification des rapports entre les travailleurs dans la société moderne, Weil examine la transformation qui s’y opère sur le processus du travail lui-même.
Elle saisit d’abord l’inversion à laquelle procède ce travail en une formule paradoxale : « Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ». C’est qu’il s’agit maintenant, pour Weil, d’expliquer cette oppression du travail, en détaillant la forme concrète qu’il prend à l’usine.
à noter
La formulation de Weil fait écho à celle de Marx qui, dans les Manuscrits de 1844, évoquait le renversement opéré par le travail moderne en mettant en évidence sa dénaturation : « Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial. ».
Weil distingue un travail de type artisanal d’un travail productif, en s’appuyant sur l’exemple de l’« ajusteur ». Ce premier type de travail se caractérise par sa créativité (« merveilles d’ingéniosité »), mais aussi par son inscription dans le temps (« longues à façonner ») et par la singularité de son résultat (« toujours différentes »). L’artisan accompagne l’objet qu’il fabrique, du début à la fin de sa conception, ce qui suppose la mobilisation d’un savoir-faire, d’une expertise, mais aussi l’intervention de diverses facultés (l’imagination, l’habileté) et du temps. L’artisan n’est pas un travailleur spécialisé rivé à une tâche, il n’est pas identifiable à une fonction.
De la même façon qu’elle opposait plus haut le travail des dirigeants de l’usine à celui des ouvriers, Weil oppose alors ce travail artisanal, qui correspond à un accomplissement spirituel de l’homme, au travail de l’ouvrier, tel qu’il est massivement répandu dans les usines.
B. Le travailleur comme machine consciente
Weil livre alors une description très minutieuse de la réalité du travail dans l’usine. Ce travail n’est ni celui des « hautes sphères », ni celui de l’« ajusteur », mais le travail de la plupart des ouvriers. Il s’agit d’une activité rapide, simple, répétitive, dans laquelle la machine impose son rythme régulier à l’homme. La pression exercée sur cet homme lui procure de l’« anxiété » s’il doit s’écarter un moment de son fonctionnement machinal.
De fait, contraint de suivre la cadence des machines, c’est bien l’homme lui-même qui se transforme en machine. Weil le souligne en montrant que le seul mouvement de ces hommes est celui que les machines leur réclament ou bien celui que leur imprime un « chef » qui « vient en quelque sorte les prendre comme des objets pour les mettre devant une autre machine […] ». L’ouvrier apparaît passif, dépouillé de tout mouvement autonome et réglé dans sa conduite jusqu’au moindre détail.
Weil conclut en montrant le caractère monstrueux de cette transformation opérée sur l’homme par le travail moderne. Coupés de tout ce qui fait d’eux des hommes (la créativité, la capacité d’initiative, la pensée, l’échange), les ouvriers sont bien des « choses » soumises à leurs chefs, mais aussi aux machines. Ils n’ont sur elles que l’avantage d’être dotés de conscience. Mais est-ce vraiment un avantage ?
Weil décrit l’ouvrier comme une sorte de machine consciente, qui ne serait pas entièrement immergée dans son mouvement mais capable de « faire face à l’imprévu » ce qui, pour le processus de travail, apparaît comme un avantage. Mais être doté d’une conscience, ce n’est pas seulement avoir cette capacité qui nous met à distance de nos actions et nous permet de les contrôler. C’est aussi être capable de se rendre compte que justement, nous n’avons plus aucun pouvoir sur nos actions et plus de liberté, pas même celle, dit Weil, de « perdre conscience ». La condition de l’ouvrier d’usine est finalement la condition tragique d’un homme dépouillé de son humanité qui n’a plus que le pouvoir de contempler sa propre dégradation.
Conclusion
En définitive, Weil démontre dans ce texte que le travail correspond, pour l’ouvrier moderne, à une oppression. Si le travail moderne est aliénant, alors que le travail est l’essence de l’homme et ce par quoi il s’accomplit, c’est en raison de son organisation. La première cause de l’asservissement du travailleur moderne, c’est bien la division du travail qui dénature les rapports entre les hommes, les rapports de l’homme aux choses et modifie en profondeur l’acte du travail mais aussi l’individu. En séparant la pensée de l’action, en réduisant le travailleur à une fonction et non plus à un savoir ni à un savoir-faire, ce travail qui produit de la marchandise crée par là même une humanité dégradée. C’est, pour Simone Weil, depuis ce constat qu’il convient de penser les conditions de possibilité d’un travail qui corresponde vraiment à l’essence de l’homme.