Annale corrigée Explication de texte

Weil, La Condition ouvrière

France métropolitaine • Juin 2024

Simone Weil, La Condition ouvrière

Explication de texte

4 heures

20 points

Intérêt du sujet • Beaucoup de jeunes déclarent renoncer à un métier, même socialement valorisé, pour un métier qui a du sens. Mais qu’entend-on par-là ?

 

Expliquez le texte suivant :

Toute action humaine exige un mobile1 qui fournisse l’énergie nécessaire pour l’accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu’exige l’usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n’y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l’âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s’éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d’autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n’a qu’une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long.

Simone Weil, La Condition ouvrière, 1943.

1. Mobile : motivation, ce qui pousse à agir

 

Les clés du sujet

Repérer le thème et la thèse

Qu’est-ce qui nous pousse à travailler ? A priori, le travail est un acte humanisant en ce qu’il nous permet, par l’effort, de développer nos potentialités.

Dans ce texte, Weil démontre que le travail moderne est un travail perverti, qui nous rend étranger à nous-même.

Dégager la problématique

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Repérer les étapes de l’argumentation

1. La perte de sens du travail

(l. 1 à 11)

Partez de la définition que donne Weil de l’action humaine et de ses « mobiles ».

Qu’est-ce qui distingue un esclave d’un ouvrier ?

Définissez le terme d’« obsession ».

2. L’aliénation de l’ouvrier

(l. 11 à 22)

Pour quelles raisons la conscience et la pensée de l’ouvrier s’affaiblissent-elles ?

Expliquez quelles sont les conséquences de cette transformation sur sa sociabilité.

Expliquez la formule : il a « trouvé le temps long ».

Les titres en couleurs et les indications entre crochets servent à guider la lecture mais ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.

Introduction

Éviter les pièges

Ce texte n’est pas un document historique mais porte sur l’organisation rationnelle du travail qui prévaut aujourd’hui en entreprise, même si Weil situe son propos dans le cadre, dominant à l’époque, de l’usine.

[Question abordée] Qu’est-ce qui nous pousse à travailler ? A priori, le travail est un acte humanisant en ce qu’il nous permet, par l’effort, de développer nos potentialités. Son étymologie (du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture) témoigne pourtant de son ambivalence : s’il y a nécessairement effort, celui-ci a-t-il toujours un sens ? [Thèse] Simone Weil nous invite ici à réfléchir à cette question dans le cadre d’un monde moderne marqué par la division du travail, depuis l’expérience concrète qu’en fait l’ouvrier au sein de l’usine. Elle démontre comment cette forme pervertie du travail aliène l’ouvrier, en le déshumanisant. [Problématique et annonce du plan] Pour cela, elle se demande d’abord, jusqu’à la ligne 11, ce qui pousse l’ouvrier à travailler. Mais s’il subit ses conditions de travail, en quoi peut-on dire qu’elles le déforment ? Weil montre alors en quoi elles pervertissent la vie intérieure et la sociabilité de l’ouvrier.

1. La perte de sens du travail

A. L’action humaine est liée à la pensée

Le travail est-il toujours un acte humanisant ? Pour répondre à cette question, Weil ouvre sa démonstration en définissant l’action humaine. Elle résulte d’un « mobile », autrement dit d’une raison, une cause intentionnelle qui me pousse à me mettre en mouvement.

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l’auteure

Simone Weil (1909-1943).

Inspirée par Platon, Marx et Descartes, chrétienne et anarchiste, Weil conçoit la philosophie comme une manière de vivre selon la vérité. Elle est tour à tour enseignante, ouvrière, poétesse et résistante.

Cependant, ce mobile peut être de deux sortes : un mobile « élevé » produit la bonne action, un mobile « bas » la mauvaise. En d’autres termes, des raisons d’agir proprement humaines donnent du sens, de la valeur à nos actions, qui ne peuvent être bonnes pour nous que si elles témoignent de notre pouvoir de penser, nous permettant par-là de nous accomplir.

B. La transformation de l’ouvrier

Qu’en est-il des mobiles d’action de l’ouvrier dans une usine où il répète mécaniquement les mêmes gestes, le travail y étant rationalisé ? À l’activité humaine à laquelle la pensée fournit son énergie et son sens, Weil oppose la « passivité épuisante » de l’ouvrier. Mais en quoi est-il passif ?

définition

La rationalisation du travail est la décompo­si­tion de son processus en tâches sur lesquelles le travailleur est spécialisé, afin d’augmenter la productivité. Le taylorisme ou le fordisme en sont des exemples.

À la différence de l’esclave, poussé à agir par les « fouets », les « chaînes », c’est-à-dire les contraintes qui le transforment en outil de la volonté d’un autre, l’ouvrier doit « chercher des mobiles en soi-même ». Mais son oppression est la même. S’il semble travailler parce qu’il le veut (il signe un contrat, perçoit un salaire), sa transformation d’homme agissant et pensant en être opprimé qui répète des gestes est même moins « facile » que celle de l’esclave observe Weil. De fait, l’esclave agit sous la menace de la douleur et de la mort. Mais qu’est-ce qui pousse l’ouvrier à continuer de faire ces gestes ?

C. Les idées obsédantes de l’ouvrier

Rien d’autre ne le pousse à agir que la « crainte des réprimandes et du renvoi, le désir d’accumuler des sous », voire « le goût des records de vitesse ». La peur, le désir de richesse ou un orgueil dérisoire sont ces mobiles « bas » évoqués plus haut comme origine des actions impropres à nous épanouir. Et ce qui explique que des motifs d’action plus « élevés » ne puissent intervenir, ce sont les « conditions » concrètes du travail de l’ouvrier. Rivé à sa chaîne, exécutant des gestes impersonnels, comment serait-il mû par son pouvoir de penser ou même d’imaginer ?

Seules subsistent en son esprit des « obsessions », idées qui l’aveuglent et l’enferment, figeant le mouvement propre à la pensée. C’est que pour être « efficaces », pour le soumettre au rythme de l’usine et de ses machines, le désir de richesse ou la peur doivent écraser toute idée libre qui pourrait l’en dévier.

[Transition] Mais comment ces conditions de travail qui lui sont extérieures peuvent-elles transformer à ce point son intériorité et sa sensibilité ?

2. L’aliénation de l’ouvrier

A. La conscience éteinte de l’ouvrier

Que les conditions de travail de l’ouvrier ne soient pas extérieures à lui mais le déforment intimement, c’est ce que Weil montre dans le second mouvement du texte. Quand Marx considérait la structure de la production, en particulier la propriété privée des moyens de production (usines, entreprises, etc.), comme la cause de l’aliénation du travailleur, Weil la voit dans l’activité productrice elle-même, dans cette organisation du travail qui déforme les corps et les esprits.

De fait, ces ouvriers aux gestes impersonnels mis au service d’ingénieurs qui pensent pour eux n’ont plus d’initiatives mais des peurs et des désirs pour seuls mobiles d’action. « La pensée se rétracte », « la conscience s’éteint », comme par un instinct qui les protégerait de la souffrance liée à l’étouffement de leurs facultés (leur pensée, leur habileté, leur imagination). Tout ce qui fait d’eux des hommes et non des animaux recule : ils ne sont plus eux-mêmes.

B. La perte de sensibilité aux autres

Cette déshumanisation s’incarne dans une perte de sensibilité aux autres que Weil compare au phénomène physique de la pesanteur, soulignant ainsi son caractère inévitable. Si l’autre souffre comme moi, une solidarité ou une compassion pourraient surgir : mais il faudrait, pour cela, que nos consciences soient vivantes. Celui qui n’a plus rien d’humain ne peut avoir de relation humaine avec l’autre.

À la différence d’artisans liés par leur savoir-faire et leurs traditions, ces ouvriers interchangeables apparaissent juxtaposés dans l’usine, devenus étrangers non seulement à eux-mêmes mais aux autres.

C. L’ouvrier « a trouvé le temps long »

La description de Weil se clôt sur la seule chose que partagent ces ouvriers, à savoir une « plainte », parole de détresse et d’impuissance : ils ont trouvé « le temps long ». Mais pourquoi faudrait-il partager la condition ouvrière pour comprendre cette plainte ?

à noter

De 1934 à 1935, Simone Weil est manœuvre dans des usines, considérant qu’on ne peut parler de la vérité du travail ouvrier sans l’avoir vécu.

C’est que l’isolement de l’ouvrier se redouble de l’expérience subjective de la journée en usine. Il s’agit de l’expérience presque improbable d’un temps « long » : celui de l’ennui, mais aussi de la détresse liée à un travail perverti qui déshumanise celui qui ne peut plus, dès lors, qu’attendre qu’il passe.

Conclusion

En définitive, Weil met ici en évidence la perversion du travail moderne, devenu le lieu d’une séparation de l’action et de la pensée où notre humanité se perd. À partir de là, il ne s’agit plus d’en appeler à une amélioration des conditions de travail ni à une révolution dépossédant les propriétaires des usines. Seule la remise en cause de l’organisation rationnelle du travail lui permettrait de devenir l’acte émancipateur qu’il doit être pour nous.

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