France métropolitaine 2022 • Commentaire
écrit
5
fra1_2206_07_02C
France métropolitaine, juin 2022 • Commentaire
Zola, Germinal
Intérêt du sujet • Cet extrait sensibilise le lecteur aux difficiles conditions de travail dans les mines au xixe siècle.
Vous ferez le commentaire littéraire de ce texte en vous aidant des pistes suivantes.
1. Les chevaux : deux personnages bouleversants.
2. Une progressive descente aux enfers.
document
On utilisait dans les mines, au xixe siècle, des chevaux que l’on descendait au fond des puits afin d’aider au transport du charbon. Dans cet extrait, Zola présente deux de ces animaux qui, à la différence des hommes, restaient des années durant sous terre, sans remonter.
C’était Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le même coin de l’écurie, faisant la même tâche le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour. Très gras, le poil luisant, l’air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, à l’abri des malheurs de là-haut. Du reste, dans les ténèbres, il était devenu d’une grande malignité. La voie où il travaillait avait fini par lui être si familière, qu’il poussait de la tête les portes d’aérage, et qu’il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu’il avait fait le nombre réglementaire de voyages, il refusait d’en recommencer un autre, on devait le reconduire à sa mangeoire. Maintenant, l’âge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d’une mélancolie. Peut-être revoyait-il vaguement, au fond de ses rêvasseries obscures, le moulin où il était né, près de Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la Scarpe, entouré de larges verdures, toujours éventé par le vent. Quelque chose brûlait en l’air, une lampe énorme, dont le souvenir exact échappait à sa mémoire de bête. Et il restait la tête basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d’inutiles efforts pour se rappeler le soleil.
Cependant, les manœuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tapé quatre coups, on descendait le cheval ; et c’était toujours une émotion, car il arrivait parfois que la bête, saisie d’une telle épouvante, débarquait morte. En haut, lié dans un filet, il se débattait éperdument ; puis, dès qu’il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme pétrifié, il disparaissait sans un frémissement de la peau, l’œil agrandi et fixe. Celui-ci étant trop gros pour passer entre les guides, on avait dû, en l’accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tête sur le flanc.
La descente dura près de trois minutes, on ralentissait la machine par précaution. Aussi, en bas, l’émotion grandissait-elle. Quoi donc ? est-ce qu’on allait le laisser en route, pendu dans le noir ? Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son œil fixe, dilaté de terreur. C’était un cheval bai1, de trois ans à peine, nommé Trompette.
« Attention ! criait le père Mouque, chargé de le recevoir. Amenez-le, ne le détachez pas encore. »
Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commençait à le délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant, s’approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. Eh bien, quelle bonne odeur lui trouvait-il ? Mais Bataille s’animait, sourd aux moqueries.
Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l’odeur oubliée du soleil dans les herbes. Et il éclata tout à coup d’un hennissement sonore, d’une musique d’allégresse, où il semblait y avoir l’attendrissement d’un sanglot. C’était la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort.
Émile Zola, Germinal, 1885.
1. Bai : entre le brun et le roux.
Les clés du sujet
Définir le texte
Dégager la problématique
Comment Zola, dans cet extrait de roman, nous émeut-il face au sort réservé aux chevaux exploités dans les mines au xixe siècle ?
Construire le plan
Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Présentation du contexte] Romancier naturaliste du xixe siècle, Zola représente dans ses œuvres la société de son époque, en particulier les malheurs du peuple. [Présentation du texte] Son roman Germinal, publié dans un contexte de crise industrielle, décrit avec précision les conditions de vie délicates des mineurs. Au travail harassant, dangereux et sous-payé des ouvriers fait pendant l’exploitation des animaux. Notre extrait se focalise sur deux chevaux sollicités pour épauler les hommes, au fond des mines. [Problématique] Comment Zola, dans cet extrait de roman, nous émeut-il face au sort réservé aux chevaux exploités dans les mines ? [Annonce du plan] Nous verrons tout d’abord que les chevaux apparaissent comme deux personnages bouleversants ; puis, nous analyserons la progressive descente aux enfers décrite ici.
I. Les chevaux : deux personnages bouleversants
1. Des chevaux personnifiés
Les chevaux sont dépeints physiquement et moralement, comme de véritables humains.
Les deux chevaux portent des noms qui les individualisent. « Bataille », donne à lire, métaphoriquement, la difficulté du quotidien dans la mine. Sa routine laborieuse est évoquée à l’imparfait d’habitude : « il travaillait », « il poussait » (l. 7 et 8). Divers termes soulignent la valeur de ce cheval, véritable ancien, et la richesse de son expérience : c’est le « doyen de la mine » (l. 1), qui a « dix ans de fond » et de « vieux pieds » (l. 18-19). Sa pénible vieillesse touche le lecteur.
à noter
On appelle « onomastique » l’étude de la formation et de la signification des noms propres. Très souvent en littérature, les noms inventés sont significatifs et donc à commenter !
L’auteur attribue aux chevaux un comportement et une psychologie humaines. Bataille mène une « existence de sage » (l. 5) avec son « air bonhomme ». Il sait faire preuve de « malignité », c’est-à-dire d’intelligence, lorsqu’il circule dans des galeries auxquelles il a bien su s’adapter.
Le lecteur pénètre également dans les pensées de Bataille qui « rêvasse » et se souvient avec nostalgie de son enfance passée au moulin.
Tel un ouvrier engagé, conscient de sa charge de travail bien délimitée, Bataille, au caractère affirmé, « refusait d’en recommencer un autre » (l. 11), comme s’il n’admettait pas qu’on abuse de sa force de travail.
2. Une scène émouvante
Dotés d’une personnalité complexe et d’une psychologie, les chevaux suscitent la compassion et l’empathie du lecteur.
La scène est entièrement centrée sur le spectacle qu’offrent les chevaux, objets de toutes les attentions : le narrateur observe les hommes qui eux-mêmes demeurent concentrés sur les chevaux. Cette construction du récit permet ainsi de capter l’attention du lecteur.
Le recours au point de vue interne du cheval permet au lecteur de s’immiscer dans les souvenirs de Bataille et de partager ses émotions. L’aspect confus de ses souvenirs perce dans les expressions vagues ou modalisées « peut-être revoyait-il vaguement » (l. 13), « quelque chose brûlait en l’air » (périphrase qui désigne le soleil). Lointaine, sa vie satisfaisante se brouille.
Le lexique pathétique employé décrit la souffrance physique et morale des chevaux. L’insistance sur le regard de Trompette, reflet de son trouble, – « œil agrandi » (l. 26), « dilaté de terreur » (l. 32) – touche le lecteur. Bataille, « gras » (l. 4) et « la tête basse » (l. 18), « tremblant sur ses vieux pieds » (l. 18-19), semble très affaibli, comme en sursis.
3. Des souvenirs poignants
Le contraste créé entre le passé heureux de Bataille et son sort cruel dans la mine offre une scène lyrique.
L’évocation des souvenirs, avec la description bucolique d’un paysage agréable (un moulin au bord d’une rivière, sous le soleil, bordé de « larges verdures », vivifié par le « vent ») tranche brutalement avec les « ténèbres ».
Dans ce contexte, l’arrivée impromptue de Trompette déclenche une réminiscence émouvante : le passé enfoui resurgit ; Bataille renoue après des années, par camarade interposé, avec la « bonne odeur du grand air » (l. 44), qui lui est définitivement interdite. L’odeur de Trompette évoque un passé heureux à jamais perdu.
[Transition] Attendrissants, ces chevaux le sont d’autant plus qu’ils sont voués à une existence tragique.
II. Une progressive descente aux enfers
1. Des chevaux enterrés vivants
Absorbés par la terre, les chevaux deviennent des créatures de l’ombre.
Zola développe l’image d’un gouffre qui avale hommes et bêtes en décrivant un « fond » (l. 2), un « trou obscur » (l. 38), qui rappelle le caveau creusé pour inhumer les corps. Le lexique de l’obscurité rend le lieu plus terrifiant encore : les « galeries noires » (l. 3-4) se font bientôt « ténèbres » (l. 6).
L’animal est soumis à une exploitation qui confine à l’esclavage. La morne routine transparaît dans les répétitions : « le même coin de l’écurie », « la même tâche » (l. 2-3), tandis que la structure négative « […] dix ans […] sans avoir jamais revu le jour » (l. 4) accentue la durée.
à noter
Ce texte fait écho aux luttes menées par Émile Zola, intellectuel engagé, qui se bat dans son œuvre contre les injustices sociales et la misère du monde ouvrier.
Le terme « cauchemar » (l. 37) fait entendre l’expérience traumatisante de ces bêtes. L’obscurité permanente va jusqu’à colorer les pensées du cheval, qualifiées de « rêvasseries obscures » (l. 14), comme si la mine ternissait inexorablement leur monde intérieur. La blancheur de la robe de Bataille tranche avec la noirceur environnante et symbolise son innocence.
2. Une descente sans retour
L’auteur clôt sa description sur l’arrivée d’une nouvelle recrue.
Mené à l’imparfait à valeur durative, le récit se dilate ; chacun, homme et animal, retient son souffle – « c’était toujours une émotion » (l. 22) –, en espérant éviter le pire, à savoir le décès du cheval saisi d’effroi.
L’emploi du discours indirect libre (« Quoi donc ? est-ce qu’on allait le laisser en route, pendu dans le noir ? », l. 31) puis du discours direct (« Attention ! […] Amenez-le […] », l. 34-35) permet au lecteur de suivre la scène à chaque instant, en restituant les angoisses et les précautions des mineurs lors de la descente.
à noter
Le texte prend la forme d’une catabase (du grec ancien katabasis, « descente »), motif récurrent dans les épopées grecques, et qui traite de la descente aux enfers du héros.
Des images fortes évoquent la sidération de Trompette : « il restait comme pétrifié » (l. 25), « avec son immobilité de pierre » (l. 32). L’étrangeté terrifiante de ce monde souterrain est marquée par la proposition relative « qui tombait ainsi de la terre » (l. 41), expression détournée de « tomber du ciel ». Trompette a été projeté dans un monde à l’envers, cauchemardesque.
3. Un sort tragique
Ces chevaux sont à présent promis à un destin funeste.
Leur sort est entre les mains des hommes : les compléments d’objets directs (« on descendait le cheval », l. 21, « on allait le laisser », l. 31…) et les structures passives (« Trompette fut couché », l. 36) attestent que cette existence leur échappe.
Le texte se clôt sur une métaphore significative : un « prisonnier de plus ». Le « filet » utilisé pour descendre dans les galeries prend une dimension symbolique : les chevaux sont pris au piège.
La relative finale, qui comporte une négation restrictive, « ce prisonnier […] qui ne remonterait que mort », scelle leur destin mortel.
Conclusion
[Synthèse] Ainsi, cette description de chevaux vivant dans les mines, partageant la souffrance humaine, parvient à toucher le lecteur et à le sensibiliser à leur sort tragique. [Ouverture] Cette description réaliste est fidèle aux engagements humains et politiques de Zola en faveur des opprimés. D’autres écrivains, comme Voltaire ou Hugo, s’intéressent également au sort réservé aux animaux, pour mieux réfléchir à notre destinée commune, en appelant à décentrer notre regard.