Le « moi » se nourrit des expériences successives, parfois matricielles, qu’il traverse. Cette perpétuelle transformation passionne les écrivains.
IDes aventures qui forgent
1 Se trouver une place dans le monde
Sortir de son milieu pour mieux s’épanouir : c’est le parcours personnel que transpose André Gide dans son récit L’Immoraliste (1902). Un convalescent homosexuel renaît à lui-même lors d’un séjour en Afrique du nord, en découvrant des plaisirs charnels réprouvés par la morale puritaine de son milieu d’origine.
Le voyage est aussi une quête intérieure, qui conduit à voir le monde avec plus d’acuité. Pour Nicolas Bouvier, écrivain voyageur, le voyage fait éprouver une plénitude difficile à saisir par les mots, mais aussi une « sorte de réduction » qui va jusqu’à la disparition du moi.
Citation
« On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». (Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, 1963)
Se confronter au monde pour y trouver une place, avec tout l’élan de la jeunesse : c’est ce que tentent les adolescents de Corniche Kennedy (Maylis de Kerangal, 2008) en multipliant des plongeons réalisés au péril de leur vie, « dans un soulèvement général […] du monde qui palpite en eux ».
2 Une confrontation stimulante à l’altérité
Nos manières de percevoir le monde et de l’habiter sont influencées par des choix de vie singuliers. Dans Terre des hommes (1937), Saint-Exupéry raconte comment il s’est « mu[é] en homme » en devenant aviateur. Le pilote, âme d’élite confrontée à des risques multiples, déclare qu’« il n’est qu’un luxe véritable, et c’est celui des relations humaines ».
Le moi peut ainsi s’enrichir en découvrant d’autres manières d’être. La nouvelle « Gens des nuages » (Le Clézio, 1997) rend hommage aux nomades marocains, à leur liberté inaliénable, à leur rapport authentique au monde qui contraste avec le mode de vie occidental étriqué.
Une rencontre peut métamorphoser un être. Michel Tournier, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), raconte l’évolution d’un Robinson imbu de sa supériorité, échoué sur une île ; un autochtone l’ouvre à la vie sauvage et lui permet de retrouver son innocence première.
IILe « moi » fragilisé par le monde
1 Le poids des autres
Le moi subit plus ou moins l’influence de son entourage proche – parfois à ses dépens. Annie Ernaux, dans La Femme gelée (1987), pose un regard quasi-sociologique sur le destin empêché d’une jeune femme à l’enfance heureuse et libre, mais qui vit son mariage comme un amenuisement de soi.
L’écrivain s’intéresse au moment où l’individu se choisit. Dans Les Mots (1964), récit autobiographique centré sur son enfance, J.-P. Sartre tente d’éclairer les origines de sa « névrose » littéraire ; il confesse avec ironie combien il s’est efforcé, jeune, de tenir le rôle attendu par les adultes pour leur plaire.
Se construire suppose de s’arracher à des pesanteurs aliénantes. Dans son récit En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Édouard Louis montre comment il a cherché à s’extraire de la violence qui s’abat sur ceux qui comme lui, homosexuel, subissent des discriminations.
2 Des expériences traumatisantes
Un épisode traumatique peut faire basculer une existence. Albert Cohen, dans son récit Ô vous frères humains (1972), raconte comment il a été victime, à dix ans, d’insultes antisémites en pleine rue. À 77 ans, l’écrivain rend sensible la détresse de l’enfant qu’il était, marqué à vie.
L’écriture met au jour des schémas structurant la perception du monde, forgée à partir d’événements fondateurs. Michel Leiris poursuit sa cure psychanalytique par la rédaction de L’Âge d’homme (1939) ; y émergent ses obsessions. Une opération chirurgicale inattendue et particulièrement douloureuse l’a convaincu à jamais que le monde n’était qu’un immense « guet-apens ».