Avec La rage de l’expression, Ponge, plus peut-être que tout autre poète, tel un artisan, nous introduit dans son atelier. Il y explique les principes de sa recherche, nous livre ses tentatives ainsi que ses commentaires sur le degré de réussite de ses expérimentations.
IDe Boileau à Ponge
1 « Vingt fois sur le métier »
Dans L’Art poétique, Boileau (1636-1711) écrit « Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,/Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : /Polissez-le sans cesse et le repolissez ;/Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »
Définition
Art poétique : poème dans lequel le poète explique sa conception de la poésie et la met en pratique dans le poème même.
Ponge le dit à sa manière dans les « Berges de la Loire » : « Chaque fois qu’il [son esprit] aura séché sur une expression, le replonger dans l’eau du fleuve ».
Mais à la différence de Boileau qui livre le résultat « poli », Ponge donne à lire les tâtonnements, essais, « variantes » comme dans « Le Carnet du Bois de Pins » : « L’alpestre brosserie – entourée de miroirs – », « La haute brosserie entourée de miroirs », « L’alpestre brosserie haut touffue de poils verts »…
2 « La rage de l’expression » : un manifeste contre la poésie ?
Le recueil s’ouvre sur « Berges de la Loire », texte dans lequel le poète se donne des consignes d’écriture. Il utilise des infinitifs, multiplie les occurrences du verbe « devoir », pose des interdits : « ne jamais m’arrêter à la forme poétique », « ne jamais essayer d’arranger les choses ».
Il peut même provoquer son lecteur en affirmant : « Oui je me veux moins poète que « savant ». – Je désire moins aboutir à un poème qu’à une formule, qu’à un éclaircissement d’impression. […] Je veux être l’homme de cette science. »
Il va jusqu’à dire « j’ai besoin du magma poétique, mais c’est pour m’en débarrasser. » (« II. Correspondance »). Il exerce sur son écriture une surveillance constante, recommençant, épurant, retouchant. Et c’est cette recherche expérimentale qu’il donne à lire et qui fait œuvre.
IILes choses et les mots
1 Une langue déficiente
Au xixe siècle, le poète Stéphane Mallarmé (1842-1898) regrette l’inadéquation du langage au monde. Ainsi, il trouve que les sonorités du mot nuit seraient plus appropriées pour désigner le jour et inversement.
C’est à la poésie de « rémunérer le défaut des langues » (Mallarmé), ce que Ponge s’engage à faire, en cherchant le mot et l’expression la plus juste.
Il entame cette « conquête » (« Appendice, I. Pages bis ») pour avancer dans « la connaissance et l’expression » (« Le Carnet du Bois de Pins ») et être au plus près du sujet qu’il s’est choisi.
2 Réinventer la langue
Pour scruter l’objet, il lui faut transformer radicalement le fonctionnement même du langage : « L’entrechoc des mots, les analogies verbales sont un des moyens de scruter l’objet. » (« Berges de la Loire »)
Ponge s’aide aussi du dictionnaire dont il ausculte et retranscrit les définitions. Elles constituent le matériel de travail avec lequel il construit ses propres textes-définitions : « Je n’arriverai donc pas trop tard. Tout est à dire. On s’en doutait. » (« Notes prises pour un oiseau »)
DéfinitionS
Un mot est défini comme un signe arbitraire à deux faces indissociables : le signifiant (la forme phonétique et graphique) et le signifié (le sens qu’on lui accorde). L’ensemble désigne un objet du monde, le référent.
Par cette « conquête » de l’objet et son travail sur la langue, Ponge souhaite atteindre « un monde nouveau où les hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et politique. » (Conversation avec le pasteur Jacques Babut).