Pourquoi peut-on dire que, pour l'historien, il existe non pas un devoir de mémoire mais un devoir d'histoire ?
1 Les mémoires, objet d'histoire
A La mémoire, une reconstruction affective du passé
▸ La mémoire est subjective et susceptible d'évoluer. Elle intègre une expérience, un ressenti, une large part d'émotion et de sensibilité. La mémoire sélectionne, laissant dans l'ombre ce qui dérange, ce qui effraie. Elle se déforme par la diversité des témoignages, et peut aussi être manipulée. Il n'y a pas une mémoire, mais des mémoires, qui sont toujours portées par des individus ou des groupes.
▸ Généralement, la mémoire évolue en plusieurs étapes. Dans un premier temps, elle est souvent refoulée par ceux qui ont vécu des événements traumatiques. Puis, elle est ravivée, construite par l'action des témoignages. Enfin, la troisième étape est celle de « l'obsession mémorielle ». Elle est entretenue par des images, des commémorations, des mémoriaux et les programmes scolaires. La mémoire peut enfin, plus rarement, s'affaiblir avec le temps.
B L'histoire, une reconstruction scientifique du passé
▸ L'histoire est une science qui se veut objective et universelle. Le travail de l'historien consiste à périodiser, à mettre en perspective le passé, et à relier des faits entre eux pour expliquer des phénomènes et des événements. L'historien s'appuie sur des documents, les confronte et tente d'en dégager une vérité historique.
▸ L'histoire fait de la mémoire un objet de recherche. Les historiens font aujourd'hui l'histoire de la mémoire collective ou des mémoires. Ils doivent faire la part de ce qui est intégré à cette mémoire, et de ce qui reste encore refoulé. Si la mémoire est une source imparfaite pour l'historien, ces imperfections et ces défaillances légitiment la transformation de la mémoire en objet d'histoire.
2 L'histoire contre les abus de la mémoire
A Les lois mémorielles
▸ Depuis les années 1990, plusieurs lois ont été votées, ayant pour objectif de lutter contre la négation de faits historiques avérés et de faire reconnaître symboliquement les mémoires blessées.
▸ Ainsi, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 condamne le négationnisme, c'est-à-dire la négation de l'existence du génocide des Juifs par l'Allemagne nazie. En 2001, deux lois reconnaissent le génocide arménien de 1915 ainsi que la traite négrière et l'esclavage comme étant des crimes contre l'humanité. Enfin, les souffrances et les sacrifices endurés par les rapatriés à la suite de la décolonisation sont reconnus en février 2005.
▸ La loi de 2005 contraint les programmes scolaires à faire une place aux « aspects positifs » de la colonisation et au rôle joué par les harkis dans la guerre d'Algérie. Elle est abrogée l'année suivante.
B Les historiens contre l'obsession mémorielle
▸ En 2005, dix-neuf historiens dénoncent ce qu'ils considèrent comme l'aboutissement de revendications catégorielles ou communautaristes. Selon eux, les mémoires de la Shoah, de la France de Vichy et de la guerre d'Algérie sont à étudier parce que ce sont des mémoires de crises nationales, et non parce que les sociétés et les politiques revendiquent ce devoir.
▸ Il n'existe pas pour les historiens de « devoir de mémoire » mais bien un « devoir d'histoire ». Ils parviennent à faire abolir la mention sur les « aspects positifs de la présence française outre-mer » en 2006.
Conclure
Donner la parole aux témoins d'un événement, c'est solliciter leurs mémoires et les considérer comme une source pour faire l'histoire. Mais la mémoire, prise globalement, avec ses vérités et ses contrevérités, ses lumières et ses ombres, devient pour l'historien un objet d'étude à part entière.