Au-delà des cris et des gesticulations qu&rsquo elle suscita, la «   bataille d&rsquo Hernani  » soulevait une question majeure  : que devait être ce nouveau théâtre qu&rsquo Hugo appelait de ses vœux  ? En ce début du xixe siècle, la référence du théâtre sérieux (par opposition à la comédie) reste encore la tragédie classique du xviie siècle (Corneille, Racine). C&rsquo est donc contre celle-ci qu&rsquo Hugo tente d&rsquo imposer le drame romantique et même de la supplanter. Il le fait de trois façons  : en proposant une nouvelle dramaturgie1, une nouvelle écriture dramatique2 et une conception plus moderne du théâtre.
UNE NOUVELLE DRAMATURGIE
  Parmi les nombreuses règles qui régissaient la tragédie, figurait celle des trois «   unités  »   : de temps, de lieu et d&rsquo action. Hernani les transgresse ou les bouscule, mélange les genres et les tons et rompt avec les pratiques habituelles du dénouement.
  Le rejet des «   unités  » classiques   de temps et de lieu
  La pièce ignore l&rsquo unité de lieu. Les trois premiers actes se déroulent en Espagne, à Saragosse, en divers endroits du château de don Ruy Gomez  le quatrième acte se passe en Allemagne, à Aix-la-Chapelle, dans la crypte du tombeau de Charlemagne  et le cinquième de nouveau à Saragosse, mais dans «   le palais d&rsquo Aragon  » .
  L&rsquo unité de temps n&rsquo est pas davantage respectée. L&rsquo action d&rsquo une tragédie ne devait pas durer plus de 24  heures. Dans Hernani, un jour entier s&rsquo écoule entre l&rsquo acte I et l&rsquo acte II (I, 3, v.  372)  quelques jours entre l&rsquo acte II et l&rsquo acte III, sans qu&rsquo il soit possible de dire combien  plusieurs jours entre l&rsquo acte III et l&rsquo acte  IV, le temps nécessaire à don Carlos pour se rendre d&rsquo Espagne en Allemagne  de même, entre l&rsquo acte IV et l&rsquo acte  V, Hernani accomplissant le trajet inverse.
  Le cas particulier de l&rsquo unité d&rsquo action
  Seule l&rsquo unité d&rsquo action, indispensable à une bonne compréhension par le spectateur de l&rsquo intrigue, est maintenue. «   Unité d&rsquo action  » ne signifie pas toutefois «   unicité de l&rsquo action  » . Hugo entremêle deux fils  : l&rsquo un, privé et sentimental  l&rsquo autre, public et politique. Ses adversaires feignirent toutefois d&rsquo y voir deux conflits distincts.
  Un dénouement en deux temps
  En principe, un dénouement intervient très tard, idéalement dans les derniers vers de la dernière scène du dernier acte. Il s&rsquo agit de maintenir le spectateur le plus longtemps possible en haleine.
  Or l&rsquo intrigue politique s&rsquo achève à la fin du quatrième acte quand, devenu empereur, don Carlos pardonne aux conjurés et autorise le mariage de doña Sol et d&rsquo Hernani. Après quoi, il n&rsquo apparaît plus du tout dans le cinquième acte. Aux yeux des adversaires d&rsquo Hugo, ce dénouement intervenait trop tôt. À quoi, dans ces conditions, pouvait servir le cinquième acte  ? Et si ce cinquième acte constituait un dénouement, combien la pièce en comportait-il donc  ? Un ou deux  ? S&rsquo il n&rsquo y en avait qu&rsquo un, il était trop anticipé. S&rsquo il y en avait deux, c&rsquo était un de trop. Dans tous les cas, Hugo était accusé d&rsquo une faute de construction. En réalité, il s&rsquo agit d&rsquo un seul et même dénouement, qui se produit en deux temps, trois des quatre protagonistes se donnant la mort à la fin du cinquième acte.
UNE NOUVELLE ÉCRITURE DRAMATIQUE
  L&rsquo écriture d&rsquo Hernani n&rsquo obéit pas davantage aux principes esthétiques de la tragédie classique. Hugo désacralise l&rsquo alexandrin, mélange les genres et les tons, et accorde une grande place au langage para-verbal3.
  La désacralisation de l&rsquo alexandrin
  L&rsquo alexandrin était le vers par excellence de la tragédie. Composé de douze syllabes, il se divise en deux segments de six syllabes, appelés hémistiches. Hugo le conserve, mais pour mieux en révolutionner l&rsquo emploi.
  Pour exprimer la vivacité d&rsquo un dialogue ou l&rsquo intensité des émotions, il le fractionne en trois ou quatre éléments. Par exemple  : «   Moi vous cacher  !// Ici  !// Jamais  !// Daignez, madame  » (I, 1, v.  19). Ou encore  : «   Qu&rsquo as-tu  ?// Je l&rsquo ai juré  !// Juré  !// Qu&rsquo allais-je dire  ?  » (V, 3, v.  1996).
  Parfois l&rsquo alexandrin prend la forme d&rsquo un trimètre divisant l&rsquo alexandrin en trois segments égaux et symétriques (4+4+4)  : «   Je suis banni  ! Je suis proscrit  ! Je suis funeste  !  » (II, 4, v.  681). Ou encore  : «   J&rsquo ai vu Sforce, j&rsquo ai vu Borgia, je vois Luther  » (III, 5, v.  1052). Les rejets4 sont par ailleurs nombreux. Par exemple  :
[&hellip ] il fait les doux yeux À l&rsquo empire  ! (I, 3, v.  338-339).
Ou encore  :
Ils font bien de choisir pour une telle affaire Un sépulcre (IV, 1, v.  1305-1306).
Les contre-rejets5 sont également fréquents. Par exemple  :
[&hellip ] Le collège, À cette heure assemblé, délibère (IV, 1, v.  1349-1350).
  Hugo brise ainsi le rythme répétitif (6+6), et parfois monotone, de l&rsquo alexandrin. Ses adversaires estimaient qu&rsquo il le dépouillait de toute majesté, de toute grandeur. Bien plus tard, dans Les Contemplations (1856), Hugo se vantera d&rsquo avoir fait «   souffler un vent révolutionnaire  » sur les «   bataillons d&rsquo alexandrins carrés6  » . Ce «   vent  » souffle dès Hernani.
  Le mélange des genres et des registres
  Les xviie et xviiie siècles connaissaient une stricte séparation des genres  : à la comédie revenaient le comique, les personnages ordinaires et des scènes de la vie courante  à la tragédie, la gravité, des personnages hors du commun et des enjeux majeurs. Hernani passe outre cette séparation. Don Carlos se cachant dans une armoire (I, 1) ou guettant doña Sol sous son balcon (II, 1) sont des situations relevant de l&rsquo univers de la comédie.
  Les bienséances classiques exigeaient par ailleurs de recourir à un langage conforme à la dignité royale ou impériale des personnages. Cela aboutissait en pratique à l&rsquo élimination de tout vocabulaire concret, de toute référence à la vie du corps (sommeil, nourriture, sexualité).
  Hugo, lui, nomme directement les choses. Dès la première scène, il est question d&rsquo «   escalier  » (v. 1), de «   manche à balai  » (v. 24), de manteau trempé de pluie qu&rsquo il convient de faire sécher (I, 2, v.  69). Don Carlos qui demande l&rsquo heure s&rsquo entend répondre qu&rsquo il est minuit (II, 1, v.  463). C&rsquo était trop plat, trop proche de la vie quotidienne  : la demande et la réponse soulevèrent l&rsquo indignation. Don Carlos traite les rois d&rsquo Europe d&rsquo «   idiots  » , de «   vieillards débauchés  » (IV, 1, v.  1359). Doña Sol demande  : «   Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit  » (V, 6, v.  2134). Au xviie siècle, une telle question eût soulevé un tollé.
  Au motif enfin que le beau et le laid coexistent dans la nature, Hugo fait se côtoyer le sublime (le pardon de l&rsquo empereur, la mort des époux) et le grotesque (les cachettes et les déguisements). Des jeux de mots, inimaginables dans la tragédie, surgissent ici et là  : doña Sol reçoit ainsi clandestinement «   le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux  » (I, 1, v.  10). Parfois, c&rsquo est de l&rsquo humour noir  : «   Nous aurons une noce aux flambeaux  » , s&rsquo exclame Hernani (II, 4, v.  699). Or les «   flambeaux  » en question sont ceux des soldats qui le traquent  !
  L&rsquo importance du langage para-verbal
  L&rsquo écriture théâtrale ne se réduit pas aux seuls mots prononcés par les acteurs. Leurs gestes et le bruitage en font également partie. C&rsquo est la fonction des didascalies7 de les préciser. Les tragédies classiques en comportaient fort peu, parfois aucune. Hernani en compte beaucoup, pratiquement à chaque scène. Voici deux exemples de gestuelle (les gestes d&rsquo un acteur)  :
  Dans I&rsquo acte 1, scène 1, entre les vers 19 et 25  : «   tirant de sa ceinture une bourse et un poignard  »   «   Ouvrant une armoire étroite dans le mur  »   «   Examinant l&rsquo armoire  »   «   La refermant  »   «   Rouvrant l&rsquo armoire  »   «   L&rsquo examinant encore  »   «   Il s&rsquo y blottit avec peine  » .
  Dans l&rsquo acte V, scène 6, v.  2102-2125  : «   Hernani approche la fiole de ses lèvres. Doña Sol se jette sur son bras  »   «   Lui retenant toujours le bras  »   «   Toujours pendue au bras d&rsquo Hernani  »   «   Elle lui arrache la fiole  »   «   Elle élève la fiole aux yeux d&rsquo Hernani  »   «   Elle  boit  » .
  Les regards en disent souvent très long. Pourtant à la merci d&rsquo Hernani, le roi «   fixe  » sur lui «   des yeux d&rsquo aigle  » qui l&rsquo impressionnent (II, 3). Craignant que le nouvel empereur ne fasse exécuter Hernani, doña Sol se jette à ses genoux, l&rsquo implore. Don Carlos «   la regarde immobile  » . Son visage a de quoi inquiéter puisque doña Sol lui demande «   quel penser sinistre [l&rsquo ]absorbe  » (IV, 4, v.  1753). Aujourd&rsquo hui encore, le jeu des acteurs doit rendre compte de cette démesure, impensable dans une tragédie de Racine par exemple.
  Quant au bruitage, il joue un rôle décisif à la fin de la scène 3 de l&rsquo acte IV. On sait que trois coups de canons salueront l&rsquo élection de don Carlos à la tête de l&rsquo empire. On en entend un. «   Tous s&rsquo arrêtent en silence. &ndash   La porte du tombeau s&rsquo entrouvre et don Carlos paraît sur le seuil, pâle  il écoute.  » Le suspense est alors entier. En voici un second. Silence. Puis «   un troisième coup  » . Chacun a compris. Le bruitage a valeur ici d&rsquo action.
  L&rsquo importance des décors
  Si l&rsquo action passionne l&rsquo esprit, les décors éblouissent les yeux. La galerie des ancêtres de don Ruy Gomez est d&rsquo une impressionnante solennité (III, 5). Majestueuse et angoissante est la crypte de Charlemagne, où se réunissent les conjurés à la lueur des torches (IV, 3). Fastueuse est la fête donnée par doña Sol et Hernani au soir de leur mariage (V, 1). Les costumes sont d&rsquo une grande élégance, les bijoux, de grand prix. L&rsquo espace scénique est régulièrement envahi par les serviteurs de don Ruy Gomez (I, 3), les soldats du roi (III, 6) ou les nombreux seigneurs, bannières en tête, qui viennent saluer le nouvel empereur (IV, 4). Toute représentation d&rsquo Hernani tourne au grand spectacle.
UNE CONCEPTION PLUS MODERNE DU THÉÂTRE
  Le drame romantique se veut enfin résolument moderne  : par le choix de ses sujets et en se faisant l&rsquo écho de préoccupations contemporaines.
  Des sujets historiquement proches
  Comme toutes les pièces d&rsquo Hugo, Hernani est un drame historique, qui se veut résolument moderne (pour l&rsquo époque). La tragédie classique se devait d&rsquo emprunter ses sujets à l&rsquo Antiquité gréco-romaine ou à la Bible. Rarissimes étaient les exceptions. L&rsquo action d&rsquo Hernani se déroule en 1519 à l&rsquo apogée de la monarchie espagnole quand Charles Ier (don Carlos) est porté à la tête de l&rsquo Empire sous le nom de Charles Quint. Pour un spectateur français de 1830, l&rsquo Espagne n&rsquo était pas un pays inconnu, ni lointain  : des mariages royaux ou princiers, des guerres et le commerce avaient depuis longtemps créé des liens entre les deux pays. Placer une intrigue en Espagne au xvie siècle apparaissait non seulement audacieux, mais nouveau et moderne.
  Le sujet de la pièce n&rsquo épuise pas toutefois son caractère historique. La couleur locale, ardemment défendue par Hugo, le renforce. La mode vestimentaire, l&rsquo architecture des bâtiments (le «   patio  » de l&rsquo acte II), le comportement enflammé (jugé tel) des Castillans, toujours prompts à tirer l&rsquo épée, participent de cette évocation historique.
  L&rsquo écho de préoccupations contemporaines
  Même quand il se déroule dans un autre pays que la France et à une époque qui n&rsquo est pas contemporaine de sa création, le drame romantique doit d&rsquo une manière ou d&rsquo une autre entretenir un lien avec le présent politique du spectateur. Don Carlos, roi d&rsquo Espagne, n&rsquo est certes pas Charles X, roi de France. Mais tous deux détiennent un pouvoir héréditaire. Or la pièce n&rsquo en donne pas une image positive. Tour à tour don Carlos se fait traiter de «   voleur  » par doña Sol (II, 2, v.  496), de «   lâche  » par Hernani (II, 3, v.  559) et de «   traître  » par don Ruy Gomez (IV, 4, v.  1709). À  l&rsquo inverse du pouvoir, la vertu ne se transmet pas héréditairement (II, 2, v.  494). Tant qu&rsquo il est roi d&rsquo Espagne, don Carlos ne manifeste pas un vif souci de l&rsquo État. Le régime électif qui est celui de l&rsquo empire possède en comparaison bien des avantages  : il promeut le «   plus digne  » , le duc de Saxe se désistant en faveur de don Carlos (IV, 4, v.  1683-1684)  et il oblige l&rsquo élu à se dépasser. Pouvoir héréditaire ou pouvoir électif  ? Voilà qui pouvait nourrir la réflexion des spectateurs ou du moins de certains d&rsquo entre eux.
  Avec Hernani, Hugo proposait ainsi un théâtre en rupture quasi complète avec les pratiques et les conceptions théâtrales qui avaient prévalu durant les deux siècles précédents. C&rsquo était de sa part un choix aussi délibéré qu&rsquo assumé  : à une «   littérature de cour8  » qu&rsquo il jugeait désuète et dépassée, il oppose une «   littérature du peuple  » (préface d&rsquo Hernani) dont le drame romantique se voulait l&rsquo exemple même.
 
 
1. Ensemble des principes régissant une pièce de théâtre. C&rsquo est l&rsquo art de la composer.
2. Dans son sens premier, littéraire, dramatique est ce qui se rapporte au théâtre. Il ne renvoie pas alors à une émotion intense.
3. Le langage para-verbal désigne tous les moyens d&rsquo expression autres que le langage articulé, autre que les mots.
4. Il y a rejet quand un élément bref placé au début d&rsquo un vers est étroitement lié au vers précédent.
5. Le contre-rejet est le procédé inverse, quand un élément bref en fin de vers est étroitement lié au vers qui suit.
6. Les Contemplations, «   Autrefois  » , I, 7, «   Réponse à un acte d&rsquo accusation  » .
7. Les didascalies, toujours imprimées en italiques, sont les indications de jeu ou de décor qu&rsquo un dramaturge donne dans son texte.
8. «   Littérature de cour  » parce que la tragédie classique mettait en scène des rois et des empereurs et avait majoritairement pour spectateurs les nobles, les bourgeois et les courtisans.