Se questionner sur les jeux du cœur et de la parole permet d’observer les décalages qui existent entre les sentiments amoureux et les mots exprimés, et d’examiner les jeux cruels qui en résultent.
IDeux jeunes cœurs tourmentés
1 Une jeunesse désenchantée
Âgés d’une vingtaine d’années, Perdican et Camille ont connu un parcours différent, mais tous deux semblent prématurément désenchantés.
De l’amour, Camille ne connaît que les peines, apprises par ses compagnes de couvent. Plus expérimenté, Perdican pose un regard sans illusions sur l’humanité : « le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange […] » (ii, 5).
2 Des personnages aveuglés
S’il porte un regard désabusé sur le monde, le duo s’illusionne aussi sur lui-même. La peur d’aimer, la pudeur et l’amour-propre se mêlent pour brouiller les postures.
Les personnages peinent à cerner et à assumer leurs vrais sentiments. Perdican ne perçoit ni la détresse, ni l’amour de Camille, lorsqu’elle le sonde sur sa conception de l’amour (ii, 5). Épris l’un de l’autre depuis l’enfance, ils mettent trois actes, pour s’avouer – d’abord à eux-mêmes, puis à l’autre – leur passion.
Sous un masque d’indifférence et de détachement, les deux protagonistes, deux âmes inquiètes et écorchées, cachent une sensibilité à fleur de peau.
3 Deux visions de l’amour
Profondément déçue par l’inconstance des hommes qui mettent à mal son rêve d’amour pur et éternel, Camille se réfugie en Dieu auquel Perdican ne croit pas.
Aux yeux de ce dernier, l’amour terrestre, certes imparfait, ne lui semble pourtant pas moins « sublime ». Perdican invite au deuil d’un absolu inaccessible ici-bas. Ces visions antagonistes semblent séparer le couple de manière irrémédiable.
IIDes jeux cruels
1 Un langage trompeur
Chacun cherche à éprouver la vérité de l’autre. Leurs paroles se dégradent parfois en « persiflage » ou en railleries qui visent à blesser l’autre.
Camille et Perdican ne parviennent ni à se comprendre, ni à se livrer. Seule Rosette, jeune paysanne au cœur pur, s’exprime sans détours ni artifices.
Le badinage galant de Perdican, interchangeable d’une femme à l’autre, sème le trouble sur ses sentiments réels.
2 Le piège de l’amour-propre
Plus amoureux qu’ils ne se l’avouent, les jeunes gens s’enferment dans un rôle et multiplient les stratagèmes pour confondre l’autre, avec une certaine perversion.
Avouer – et s’avouer – ses sentiments, c’est se montrer vulnérable, à la merci de l’autre qui peut en jouer. La froideur dédaigneuse de Camille pousse Perdican, piqué au vif, dans les bras de Rosette qu’il feint d’aimer, par pure vengeance. Blessée par Perdican qui a abîmé ses rêves d’absolu, elle le repousse avec cynisme lorsqu’il lui déclare enfin son amour (iii, 6).
Citation
« Camille et Perdican se donnent des coups – avec des mots – et le conflit, ou la relation, change à chaque coup. » (Jean-Pierre Vincent, metteur en scène, 2006)
Froideur simulée, lettre interceptée, rendez-vous espionnés et dialogues en trompe-l’œil complexifient l’énonciation. Tour à tour, Camille et Perdican se retrouvent à épier des confidences humiliantes pour eux. Les personnages cachent leur jeu et chacun est trompé par celui de l’autre, jusqu’à s’y perdre.
Par vanité et incapacité à faire face à leurs émotions, l’amour des deux protagonistes se dégrade en vengeance cruelle.
3 Une issue tragique
Au moment où les actes et les mots finissent par révéler les véritables sentiments, la comédie vire au drame : Rosette meurt de ces jeux cruels, anéantissant ainsi ironiquement toute possibilité d’union pour le couple qui paie le prix de son inconséquence et de son égoïsme.
Capricieux, immatures, ces « deux enfants insensés » qui font du bonheur un « jouet », s’interdisent d’être heureux. Perdican en fait le constat amer : « Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! » (iii, 8). Le titre de la pièce renvoie bien aux dangers de ce jeu fatal.