Dans sa pièce Le Menteur, Corneille met au cœur du dispositif dramatique un personnage qui ne cesse de malmener la vérité et de trouver des accommodements avec le réel. Toutefois, le mensonge y apparaît comme le meilleur ressort de la théâtralité.
ILe menteur, personnage central de la comédie
1 Un menteur compulsif
Le caractère affabulateur de Dorante apparaît dès sa première rencontre avec les « Dames ». Étudiant fraîchement débarqué de Poitiers, Dorante prétend en effet avoir « quitté les guerres d’Allemagne » où il s’est « fait quatre ans craindre comme un tonnerre » (iii, 3). Le titre de la comédie se trouve ainsi justifié dès son ouverture et le penchant du protagoniste à la mystification, mis en avant.
mot clé
La mystification désigne l’acte ou les propos destinés à abuser la crédulité d’une personne, à s’amuser des gens en les trompant.
Ce trait de personnalité semble assimiler la pièce à une comédie de caractère : le personnage anime le drame par ses extravagances et ses manipulations langagières, à l’instar du récit de la prétendue collation donnée à une femme.
Cependant, les affabulations de Dorante constituent surtout le ressort d’une comédie d’intrigue, qu’elles nourrissent de méprises et de quiproquos. Elles repoussent toujours davantage la manifestation de la vérité et la résolution du nœud : l’acte iii dévoile que Dorante n’est ni pourvoyeur de fête, ni ancien soldat, ni mari d’Orphise ; mais c’est par de nouveaux mensonges qu’il se sort de ce mauvais pas et relance l’action.
2 Les raisons du mensonge
Les mensonges du protagoniste sont protéiformes. Tantôt rusé, tantôt manipulateur, opportuniste ou libertin, Dorante ment autant par « coutume », c’est-à-dire par habitude prise dans les relations sociales, que par plaisir.
Les mensonges ont plusieurs objectifs :
un but stratégique : ils visent à séduire Clarice ou à éviter le mariage envisagé par Géronte ;
une valeur provocatrice : ils soulignent la naïveté d’un Cliton ou les certitudes ridicules d’un Alcippe, Dorante bousculant ainsi l’ordre social et la bienséance ;
une fonction poétique : ils se détachent de toute visée pragmatique ou d’ambition morale et donnent l’impression de vivre des rêves éveillés.
Moins enclin à dissimuler qu’à inventer, le menteur apparaît dès lors peu condamnable.
IILe mensonge aux sources de la comédie
1 Affabulation et comique
Le mensonge permet ici de décliner les différents types de comique.
Le comique de gestes naît des prétendues hésitations de Sabine à recevoir « la pluie », ou des allées et venues de Dorante entre ses deux amantes (v, 6).
Le comique de mots s’incarne dans le langage galant imité de la préciosité. Dorante file la métaphore guerrière face à Clarice (v. 176-177).
Le comique de situation prend sa source dans l’écart entre les propos tenus et la réalité observée (Alcippe surgit alors que Dorante vient de le déclarer mort).
Le comique de mœurs résulte de la peinture des aristocrates oisifs ou des valets vénaux.
Le comique de caractère se moque de la jalousie d’Alcippe, l’amant de Clarice, ou de la complaisance paternelle de Géronte (v. 1585).
Pour aller + loin
Dans Les Fausses Confidences (1737) de Marivaux, les mensonges du valet Dubois constituent un ressort comique puissant : sources de quiproquos entre les protagonistes, ils mettent en lumière le ridicule des caractères et permettent la critique des ambitions bourgeoises.
2 Mensonge théâtral et vérité baroque
Si Dorante, véritable anti-Rodrigue, s’écarte de la morale héroïque défendue par Corneille dans Le Cid, il parvient néanmoins à divertir le spectateur.
Le mensonge n’est pas le contraire de la vérité, mais parfois sa face cachée et inséparable, celle qui n’est pas ordinairement exposée à la lumière, comme le reconnaît Clarice : « On dirait qu’il dit vrai, tant son effronterie/Avec naïveté pousse une menterie » (iii, 5).
Dans une illusion propre au baroque, Le Menteur célèbre la comédie comme un art d’inventer librement dans un monde conçu comme un théâtre, où chacun se joue des apparences et où la réalité n’est pas plus fiable que le mensonge.