Publiés dans les années 1530, les deux ouvrages racontent les aventures du géant Pantagruel et de son père Gargantua. La question de la parole y est centrale : les discours d'autorité y sont parodiés, détournés, transfigurés à l'aune de l'humanisme de la Renaissance.
I Une parole joyeuse et moqueuse
1 Une parole à double sens
La parole rabelaisienne est fondamentalement joyeuse, comme le rappelle la dédicace au lecteur au début de Gargantua : « Mieux est de ris que de larmes écrire, / Pour ce que rire est le propre de l'homme. »
Cependant, le prologue de Gargantua invite le lecteur à rechercher derrière ce rire de véritables réflexions : il faut interpréter cette parole « à plus haut sens » afin d'en extraire la « substantifique moelle ».
Le discours de frère Jean aux autres moines pour les inciter à défendre leurs vignes (ch. 25) peut ainsi paraître risible ; il met cependant en lumière une véritable éthique de l'action, immédiatement mise en pratique dans un combat héroïcomique.
2 Une parole satirique
Chez Rabelais, les discours d'autorité sont souvent remis en question.
Les théologiens traditionnels sont dotés d'une pensée rabougrie et nécrosée, visible dans leurs prises de parole maladroites : Janotus de Bragmardo, grand théologien mais piètre orateur, chargé de récupérer les cloches de Notre-Dame auprès de Gargantua, n'est ainsi capable que de tenir un discours ridicule farci de latin de cuisine (ch. 18).
L'enseignement scolastique de la Sorbonne, hérité de la philosophie médiévale , constitue une cible privilégiée : prompte au psittacisme, cette instruction corrompt l'esprit de Gargantua jusqu'à le rendre « fat, niais et ignorant ». La parole de son maître Thubal Holoferne, « grand docteur en théologie » dont le nom signifie ironiquement « confusion », est tournée en dérision.
Mot clé
Le psittacisme consiste en la répétition mécanique de notions que l'on n'a pas comprises, comme un perroquet ; c'est l'un des reproches majeurs de Rabelais aux « Sorbonicoles ».
II Une parole humaniste
1 Une parole d'apaisement
Dans les romans rabelaisiens, la parole transmet une morale humaniste, qui tend vers un monde de raison, d'amour et de paix universelle.
Dans Gargantua, Grandgousier est représenté, à travers une lettre à son fils, en modèle de roi pacifique et philosophe, juste et droit, protecteur des arts et des sciences, à la manière de François Ier (ch. 27).
Envoyé pour négocier auprès du belliqueux Picrochole, l'ambassadeur Ulrich Gallet fait l'éloge du pacifisme (ch. 29) ; il se heurte à la « furie » du mauvais roi, incapable de s'exprimer avec mesure.
La harangue de Gargantua aux vaincus (ch. 48) révèle la noblesse d'âme du bon roi, libérateur et généreux : l'autorité de sa parole est légitimée par ses actes, qui portent les valeurs cardinales de l'humanisme.
2 Une parole émancipatrice
Dans Pantagruel, Gargantua rappelle à son propre fils l'importance d'une éducation riche et variée, dans l'ensemble des arts libéraux (ch. 8). Par sa maîtrise de la rhétorique, le jeune page Eudémon incarne d'ailleurs l'idéal cicéronien .
Mot clé
Le modèle éducatif des arts libéraux se compose traditionnellement du trivium (les connaissances liées à la langue) et du quadrivium (celles liées aux nombres).
À l'autorité ridicule des théologiens s'oppose l'autorité avisée de la parole humaniste. Le pédagogue Ponocrates (dont le nom signifie « travailleur, résistant à la fatigue ») offre à Gargantua une nouvelle éducation, qui prend aussi bien soin du corps que de l'esprit.
L'utopique abbaye de Thélème, que Gargantua confie à frère Jean, offre une parole de confiance aux individus qui la peuplent : « FAIS CE QUE VOUDRAS » (ch. 55). La devise souligne la liberté de femmes et d'hommes bien nés et bien instruits, portés à la vertu et à l'honneur.