Au-delà de la découverte du monde réel, l'invention d'espaces imaginaires en littérature constitue un formidable moyen d'aborder, sous un angle détourné, la question des représentations du monde.

I L'attrait pour des ailleurs surprenants

1 Le plaisir de l'exploration

À la Renaissance, les grandes découvertes géographiques ne cessent de redéfinir les contours du monde connu . Ces espaces nouveaux excitent des désirs d'exploration, réelle ou imaginaire.

Cyrano de Bergerac met en scène, dans ses États et Empires de la Lune et du Soleil (1657-1662), des voyages interplanétaires extravagants, aux paysages étonnants, peuplés de créatures hautes en couleurs. Le déplacement du personnage, préfigurant les fusées du XX^e siècle, subjugue l'esprit humain.

Dans le Quart Livre (1552), Rabelais invente un périple à travers un archipel imaginaire. Les îles fantaisistes se succèdent, telle l'île Farouche, peuplée d'Andouilles – prétexte à une réécriture burlesque de l'épisode mythologique du cheval de Troie, devenu truie contenant des cuisiniers !

2 Des sociétés étonnantes

Au nom de la dignité humaine, on cherche à élargir les horizons de la pensée, pour mieux vivre ici-bas. Cette ambition implique de réfléchir aux contours d'une vie meilleure : la fiction peut y aider.

Marivaux propose dans L'Île des esclaves (1725) une société qui renverse les hiérarchies sociales, pétries d'abus d'autorité : les esclaves y prennent la place des maîtres afin de leur donner une leçon éthique.

Dans le conte philosophique de Voltaire (1759), Candide découvre la contrée éblouissante de l'Eldorado et ses moutons qui volent ; bienveillance collective et culte du savoir y sont les piliers d'une société tolérante, qui méprise les fausses valeurs de l'argent et de l'ambition.

II Des expériences de pensée

1 Des peuples fictifs, miroirs de nos défauts

Par la rencontre avec de nouvelles cultures dans le monde réel, l'on comprend qu'il est possible de vivre et de penser différemment  : l'usage de l'imagination semble alors d'autant plus légitime afin de mieux appréhender des réalités nouvelles qui n'en finissent pas de surprendre.

La confrontation à des peuplades imaginaires peut permettre au lecteur de se remettre en question. Chez Cyrano de Bergerac, le narrateur est mené au tribunal par un peuple d'Oiseaux, qui lui reproche la cruauté de son espèce sur Terre .

2 Des mondes idéaux pour améliorer le monde réel

La création de mondes imaginaires peut constituer un dispositif réflexif : l'utopie permet de souligner les failles du monde réel, tout en proposant la possibilité d'y remédier.

Dans son Utopie (1516), Thomas More inaugure une tradition littéraire féconde : l'île imaginaire qu'il propose est centrée sur l'épanouissement de chacun dans une communauté pacifiée et ordonnée .

Fénelon transfigure la région bien réelle de la Bétique (au sud de ­l'Espagne) dans Les Aventures de Télémaque (1699) : il fait de sa société un modèle de vertu et de modération, aux antipodes des fastes creux et illusoires de la cour de Louis XIV.

Louis-Sébastien Mercier anticipe un futur lointain dans L'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1771) : après un long sommeil, le narrateur se réveille dans un Paris où se sont enfin réalisés les idéaux des Lumières.